vendredi 3 janvier 2020

Faut-il brûler Gabriel Matzneff ?

Beaucoup de bruit a été fait autour de la personne de M. Gabriel Matzneff, ces derniers jours, à l’occasion de la parution d’un livre. C’est qu’il est question, dans Le Consentement, de Vanessa Springora, de la liaison entretenue il y a plusieurs lustres entre Mme Springora, alors tout juste adolescente, et M. Matzneff, alors tout juste quinquagénaire. La jeune fille – voire la petite fille – qu’était alors Mme Springora n’en est pas sortie indemne…
Il semble donc que certains ont découvert – ou feignent de l’avoir découvert – à cette occasion quel genre d’ogre peut être – ou a pu être – M. Matzneff à ses heures, probablement trop nombreuses. « Gabriel Matzneff rattrapé par son passé », titrait il y a quelques jours La Croix. Est-ce vraiment cela ? Ne pourrait-on pas dire que c’est tout un passé qui est rattrapé par le cas de M. Matzneff, à qui tout un petit monde servit longtemps la soupe, en le flattant pour les libertés qu’il prenait avec la morale ? Il avait son rond de serviette un peu partout, à droite, à gauche, dans les journaux, à la télévision et à la radio. Il tient encore une chronique dans Le Point, finement intitulée « Un diable dans le bénitier », où il livre à qui voudra les lire ses humeurs en matière de religion… Tout un passé, ou plutôt tout un monde.
M. Bernard Pivot, qui le reçut plusieurs fois à « Apostrophes » en lui manifestant une gauloise complaisance, a récemment plaidé – avant de faire amende honorable – que c’était à une époque où « la littérature passait avant la morale ». Ce propos mérite un bref examen.
Faire passer la littérature avant la morale, cela peut s’entendre lorsqu’un écrivain, par sa vie, par certains de ses propos, de ses choix moraux ou politiques par exemple, se déshonore, tout en ayant produit ou en produisant par ailleurs une œuvre admirable. À qui et à quoi avons-nous à faire avec M. Matzneff ?
Gabriel Matzneff est un écrivain qui ne manque pas de talent, ni sans doute d’érudition. Il est aussi l’auteur de causeries souvent intelligentes, parfois drôles et pertinentes. Il n’est évidemment pas à l’abri d’idées étranges. Jusqu’ici, on pourrait en effet se contenter de faire passer la littérature avant la morale : cet homme, on le sait, se comporte mal, mais il écrit des choses parfois intéressantes, et les écrit plutôt bien. Mais il y a un os, et de taille : ce mauvais comportement, M. Matzneff s’en vante au premier détour venu de son œuvre, dans ses causeries, ses romans ou son journal, de sorte que distinguer l’homme et l’œuvre devient difficile, voire impossible, à moins de posséder un exceptionnel talent de contorsionniste. D’autant que, non content de se vanter de ses turpitudes, M. Matzneff prétend de temps à autre en fournir la justification, se présentant volontiers comme philopède par opposition aux pédophiles : à l’en croire, il ne serait pour rien au monde un prédateur, mais un initiateur. Ce genre – assez pâteux – de justification n’est pas très original : on le trouve résumé, tout prêt dans le Lolita de Nabokov, plus précisément dans les propos liminaires de Humbert Humbert (à propos de qui Nabokov dut s’échiner pendant des années à préciser que ce personnage n’est en rien censé être sympathique ; observons aussi que Nabokov éprouva bien des scrupules avant de réussir à Publier Lolita, au point de songer à en brûler le manuscrit ; cela a son importance pour la suite de mes propos).
Il a été remarqué plus haut que M. Matzneff expose aux lecteurs du Point ses humeurs, ses opinions, ses pensées ou ses impressions en matière religieuse. C’est que M. Matzneff s’affiche volontiers comme chrétien orthodoxe. Et là, tout chrétien, vu l’impénitence que M. Matzneff manifeste tout aussi volontiers, est pris de vertige devant un abîme de perplexité, voire de terreur, qui n’est pas sans rappeler le sentiment éprouvé à chaque révélation d’une affaire de prêtre pédophile : comment se dire chrétien tout en étant impénitent à ce point ?
Nous avons tous de mauvais penchants. Dans l’Église catholique, pendant l’Avent, la bénédiction finale à chaque messe comporte une prière pour que le corps du Christ, reçu lors de la communion, nous garde de céder à ces penchants. J’ignore ce qui en est chez nos frères orthodoxes, mais il ne serait pas absurde que de telles prières aient cours chez eux. Outre nos mauvais penchants, nous pouvons être visités par des démons. Si nous n’y prenons garde, certains d’entre eux peuvent se sentir autorisés à s’installer à demeure chez nous. Ce qui nous est demandé est, avec l’aide de Dieu, de les chasser au plus vite : par des prières, des signes de croix, des pénitences, des actes de contrition, à grandes giclées d’eau bénite ou à coups de pieds au derrière... Bref, par tous les moyens que nous donnera la Providence divine. Pour un écrivain talentueux, ce combat peut donner matière à de magnifiques récits, épiques, comiques ou graves, selon les grâces qui lui auront été données, et aussi selon les tourments dont il aura connaissance, d’expérience ou à lui racontés par d’autres. Or M. Matzneff, en présence de tels démons, donne plutôt l’impression de les avoir retenus pour leur offrir le thé, ravi d’entamer avec eux quelque conversation mondaine ou érudite ; et d’avoir, sur leur insistante demande, invité quelques fillettes et garçonnets à venir prendre une tasse et quelques gâteaux.
Faut-il donc brûler Gabriel Matzneff ? Certes, non. Mais l’intéressé devrait songer qu’il eût mieux fait – au sens propre – de brûler un certain nombre de pages de son écriture plutôt que de les publier ; et – au sens figuré – de brûler une mauvaise part de lui-même : ne vaut-il pas mieux entrer mutilé au Paradis qu’aller rôtir entier en enfer ? Il sera donc conseillé à M. Matzneff de méditer les versets 27 à 30 du cinquième chapitre de l’Évangile selon saint Matthieu.
Quant à ceux qui lui ont si longtemps servi la soupe (question d’époque ou de milieu, je ne trancherai pas), qu’ils se demandent s’ils n’ont pas contribué à enfoncer M. Matzneff dans ses sordides travers. Nous vivons après tout dans un monde qui nous invite rarement à renoncer à quoi que ce soit, y compris à nos vices.

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