jeudi 20 octobre 2016

Éric Zemmour dans le décor

Gardons-nous de croire que le fait de prendre les vessies pour des lanternes – ou celui d’essayer d’y inciter autrui – soit une particularité de nos temps troubles. D’ailleurs, l’expression est assez ancienne pour que personne, de nos jours, ne soit capable de prendre littéralement une vessie pour une lanterne.
D’aucuns ont été surpris de voir attribuer il y a quelques jours le prix Nobel de littérature à M. Robert Zimmerman, dit Bob Dylan. Les uns ont cru bon de saluer ce bol d’air frais (oubliant que Bob Dylan est âgé de soixante-quinze ans), tandis que les autres y ont vu un triomphe de plus du n’importe quoi contemporain. On serait tenté de donner raison à ces derniers et de signaler aux académiciens suédois qu’il existe bon nombre d’écrivains valeureux, célèbres ou obscurs, que lesdits académiciens pourraient récompenser sans se déshonorer[i]. Certes, cela s’est quelquefois produit depuis l’apparition du prix Nobel de littérature, mais il vaut mieux jeter un voile pudique sur le nombre de génies auxquels ont été préférés de médiocres faiseurs, que ces derniers aient bénéficié d’un effet de mode ou de considérations d’ordre plus politique que littéraire. Le cas de Bob Dylan est différent, ce qui lui confère son originalité : l’artiste est tout sauf médiocre, mais s’agit-il de littérature ? La question n’est pas neuve : après tout, un philosophe de la carrure d’Henri Bergson obtint jadis le même prix : Bergson relevait-il pour autant de la littérature ?
Du reste, pour nous cantonner au domaine de la chanson, rien n’interdit d’imaginer que l’Académie suédoise eût pu, si le prix Nobel de littérature avait existé à leurs époques respectives, récompenser Carl-Michael Bellman ou Pierre-Jean de Béranger.
Il ne serait guère risqué, en revanche, de supposer que les chances d’obtenir un jour le prix Nobel de littérature sont fort minces pour M. Éric Zemmour. Cette hypothèse ne constitue en rien un jugement sur le talent littéraire, réel ou supposé, de l’intéressé. Il s’agit plutôt de raisons politiques : M. Zemmour est assurément trop à droite pour cela. Et j’ignore si sa renommée dépasse nos frontières. Du reste, je ne me suis jamais donné la peine de lire les livres de M. Zemmour.
En revanche, il a pu m’arriver de lire, ici ou là, un article de lui ou un entretien accordé par lui à quelque périodique. Dans l’ensemble, j’aurais tendance à penser que tout ce qu’écrit ou dit M. Zemmour n’est pas juste, tout en n’étant pas entièrement erroné. Ses propos sont rarement neufs : la France souffre de haine de soi et d’avachissement (ce qui n’est pas faux), un certain libéralisme hédoniste contribue à cet état (c’est plutôt juste), il serait souhaitable de renouer avec nos racines : oui, cent fois oui, mais lesquelles et pour quoi en faire ? C’est là que M. Zemmour s’égare. Car M. Zemmour, outre le pessimisme, cultive le nationalisme.
Personnellement, je ne lui jetterai pas la pierre : M. Zemmour n’est pas un Gaulois de Gaule, ce qui est en partie mon cas ; les ascendances étrangères que l’on se fait renvoyer à la figure (sans malice la plupart du temps) peuvent donner lieu à diverses postures outrées, y compris celle qui consiste à se faire plus Français que les autres Français. Si tels sont les sentiments de M. Zemmour, je les comprends fort bien, les éprouvant parfois moi-même.
Cependant M. Zemmour, comme dit plus haut, s’égare parfois dans le nationalisme. On l’imagine fort bien chanter le blanc manteau d’églises ornant notre vieille et belle France, ce à quoi je veux bien applaudir. En revanche, la parole qui s’y répand depuis des siècles ne paraît guère avoir l’heur de retenir son attention, ce à quoi je n’applaudis guère (voir ici).
Ainsi, sans y passer trop de temps, il est possible de se faire un avis nuancé sur les propos de M. Zemmour. Point n’est besoin de se faire zemmouromane ni zemmourophobe. Les premiers se rencontrent à droite et les seconds, le plus souvent, à gauche. Qu’il ouvre la bouche ou décapuchonne son stylo, voilà que résonne un tonnerre d’éloges, d’insultes, de menaces de procès ou de défenses enflammées. Pourquoi ? Parce que ses propos sont pénétrants, odieux, délictueux ou libres ? Je ne le crois pas. La vraie réponse me semble : parce que c’est Zemmour.
M. Zemmour n’y est pas pour rien. Son succès, d’engouement ou de scandale, paraît le ravir. Il faut le voir en photo : il arbore le sourire du petit futé content de sa dernière astuce quand il ne lève pas l’index, en oracle qui condescend à donner son avis au peuple ignorant. En somme, M. Zemmour fait du Zemmour.
On retrouve ces traits dans l’entretien qu’il a récemment accordé à la rédaction de Causeur, paru dans le numéro d’octobre de ce magazine. Une phrase de cet entretien a fait quelque bruit, montée en épingle par les zemmourophobes : « Je respecte les djihadistes prêts à mourir pour ce en quoi ils croient – ce dont nous ne sommes pas capables. » Voilà, pour cette phrase, M. Zemmour menacé d’un procès pour apologie du terrorisme, ce qui est un contresens au vu du reste de l’entretien.
Ne faisons cependant pas preuve de naïveté : plus qu’une maladresse, il faut sans doute voir dans cette lamentable phrase[ii] une provocation. Encore un bon coup ! Objectons-lui au passage qu’il existe toujours en France des exemples, rares certes, mais infiniment plus respectables, de personnes prêtes à mourir pour ce en quoi elles croient. Que M. Zemmour veuille bien ne pas se limiter à l’extérieur du grand manteau blanc d’églises qui revêt la France et vienne se réchauffer dans la doublure de leurs nefs : il y entendra parler du père Hamel, martyr. Cette objection, à mon humble avis, vaut mieux que cent procès.
Il faut cependant ramener les choses et les êtres à leurs justes proportions. Prenons donc M. Zemmour pour ce qu’il est : ni un démon, ni un prophète. Tout juste un personnage, voire un élément du décor. Sous certains angles ou certains éclairages, il a des accents de vérité. Sous d’autres, le carton-pâte crève les yeux.


[i] Il en existe même en Amérique ! Pourquoi pas Thomas Pynchon, par exemple ?
[ii] D’autres avant lui ont prononcé ou écrit de semblables sottises. Par exemple Susan Sontag, dans le New Yorker, quelques jours après le 11 septembre 2001 : « En matière de courage (une vertu moralement neutre) : quoi qu’on puisse dire des auteurs du massacre de mardi, ce n’étaient pas des lâches. » ("In the matter of courage (a morally neutral virtue): whatever may be said of the perpetrators of Tuesday’s slaughter, they were not cowards”). Mais il est vrai que Susan Sontag est un nom sacré à gauche.

4 commentaires:

  1. Bonjour,

    Ni zemourophile, ni zemourophobe, je ne comprends pas cet acharnement sur le personnage. "Du reste, je ne me suis jamais donné la peine de lire les livres de M. Zemmour." Un aveu qui vous honore. Vous devriez essayer d'en lire un quand même.

    Malchiel
    http://chretien.mywebcommunity.org/

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    1. Bonjour,
      Vous avez raison d'observer que c'est le personnage que j'attaque, et non la personne : les procès dont on le menace (et ceux dont il a fait l'objet) me semblent relever de l'acharnement contre lui et sont de ce fait souvent odieux. Malheureusement, M. Zemmour me semble, dans ses apparitions ou dans les entretiens qu'il donne à la presse, jouer et exploiter un personnage. D'où mon ton un rien sévère.
      Cela dit, à propos de ton, je vous remercie pour celui de vos reproches, qui est courtois. Et je tâcherai bien un de ces jours d'aller au moins jeter un œil aux livres de M. Zemmour.

      S.L.

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  2. "Le carton-pâte crève les yeux"... Bof, tu as déjà vu crever quelque chose avec du carton-pâte ? ça ne colle pas (en plus c'est la chute), il faudrait que tu trouves une autre formule ("saute aux yeux", si l'on veut). Même une baudruche résisterait à la pression du carton-pâte, et non, ceci n'est pas une métaphore contre le personnage d'Eric Zemmour (sur le fond, très bonne analyse de ta part, au demeurant). Merci encore pour tes chroniques toujours instructives.

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    1. Ah, il me faut reconnaître cette faiblesse. Merci, cela m'aide à améliorer mon style. D'ailleurs, "saute aux yeux", à la réflexion, ne colle pas non plus. Prenons un peu d'élan, et récrivons la fin :
      "Sous certains angles ou certains éclairages, il a des accents de vérité. Sous d’autres, il se fond dans le carton-pâte."
      S.L.

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