samedi 28 septembre 2019

« Le Continent de la douceur » (Aurélien Bellanger)

Notre modernité tardive est peut-être bien une époque, après tout : elle devient source d’inspiration. Celle-ci, ainsi que les points de vue qu’elle illustre, varie.
Par exemple, cette époque peut inspirer un ingénieur inquiet mais pas désespéré qui tâche de poser correctement les problèmes que nous a laissés en héritage l’idolâtrie du progrès technique et d’esquisser des pistes à explorer pour que l’addition ne soit point trop lourde. Cela peut paraître aride, mais Le Bonheur était pour demain, de Philippe Bihouix, est écrit d’une plume agréable et divisé en dix « promenades » point trop longues qui en facilitent la lecture. Et « Les rêveries d’un ingénieur solitaire » est plutôt un joli sous-titre[i].
Le point de vue d’un poète et critique d’art né dans une famille d’ouvriers et de paysans d’autrefois est fatalement différent, y compris dans son expression. Certes, on pourrait se contenter de voir en Jean Clair, à la lecture de Terre natale, un vieux monsieur que son âge (dans deux acceptions du terme) effraie et dégoûte quelque peu. Ce serait un peu court, tant la déploration de l’effacement d’un monde ancien, imparfait, dur parfois, mais vivant, dont tout ce qui reste a été figé dans des musées, constitue la matière d’une longue et magnifique élégie.
Aurélien Bellanger voit les choses d’une manière fort différente, en particulier dans son dernier roman, Le Continent de la douceur. Ceux qui n’ont pas lu ses trois précédents romans ont peut-être entendu quelques-unes de ses chroniques sur France-Culture, le matin, peu avant neuf heures. Ils connaissent alors le regard mi-fasciné, mi-narquois qu’il pose sur le monde contemporain et ses étrangetés parfois cachées.
Les auditeurs matutinaux de France-Culture, toujours eux, savent en outre qu’Aurélien Bellanger est cycliste, de ceux qui, montés sur des engins dotés de divers raffinements techniques, parcourent de longues distances à un rythme que l’on devine aussi soutenu que régulier. En la matière, Le Continent de la douceur ne déshonore en rien son auteur. Avec ses 496 pages, ce roman dépasse un peu en longueur ses prédécesseurs. Les statistiques sont à cet égard éloquentes : la longueur moyenne des romans de Bellanger passe de 480 à 484 pages, avec un écart-type qui passe de 4,5 à 9 pages environ. Verrait-on Bellanger tomber dans une certaine irrégularité, se relâcher, en quelque sorte ? Il ne semble pas ; il élargit le théâtre de ses intrigues, voilà tout : La Théorie de l’information sortait peu de Paris et de la destinée d’un personnage (Ertanger, qui apparaît au détour d’une page du Continent de la douceur), L’Aménagement du territoire, plus choral, ne dépassait guère (en apparence) l’horizon de quelques villages de l’ouest de la France, tandis que Le Grand Paris se resserrait autour de son narrateur et de projets touchant la région parisienne (avec, il est vrai, un détour par le Sahara) ; ici, le récit fait alterner des scènes entre différents mondes parallèles : une paisible (mais pas si banale) famille de bourgeois moyens en lointaine banlieue parisienne, la jet-set monégasque, la finance new-yorkaise, et la famille ducale – renaissante – du minuscule et imaginaire duché de Karst. C’est ce duché qui sera le point où tous ces univers parallèles vont se rencontrer, en un roman dont l’intrigue pourrait être qualifiée de non-euclidienne pour flatter l’auteur. En tout cas, le duché du Karst est en quelque sorte un concentré d’Europe : aux confins de l’Autriche, de la Slovénie et de l’Italie, il mêle les Alpes et les Balkans, les mondes latins, germaniques et slaves…
Une fois cela posé, Bellanger fait du Bellanger, avec constance et talent : la vérité pourrait se cacher dans les grottes, les sous-sols, les souterrains : c’est là que pourraient fort bien se produire les événements décisifs de notre histoire. des mathématiciens faussement lunaires pourraient fort bien gouverner le monde, plus que nos frivoles politiciens. Tout pourrait reposer sur un étrange petit calculateur mécanique (invention des frères Spitz, mathématiciens karstiens comme il se doit, qui n’est pas sans rappeler l’étrange découverte qui clôt L’Aménagement du territoire).
Reste à mettre en musique cet ensemble baroque, ce qui ne se passera pas sans bizarreries, violences ni rebondissements. On peut penser, comme souvent chez Bellanger, à Thomas Pynchon, la démesure farcesque de ce dernier en moins, ou plutôt la mesure française, voire une certaine douceur européenne, en plus. Les Balkans et les mathématiciens n’y sont pas pour rien, si l’on veut bien penser à Contre-jour, de Pynchon ; d’autres aspects moins reluisants de l’activité des frères Spitz peuvent aussi faire songer à L’Arc-en-ciel de la gravité, du même.
Et la vraisemblance ? Elle est permise par l’apparition de personnages réels, se mêlant aux personnages imaginaires avec pour intermédiaires des personnages « semi-réels », tel QPS, « néophilosophe » combinant de (rares) moments d’authentique noblesse avec un orgueil démesuré qui se manifeste dans le désir insatiable d’être un personnage historique de taille, désir aux conséquences comiques ou désastreuses, selon les circonstances. Il trouvera enfin un adversaire à sa mesure en la personne de Griff, écrivain karstien glissant peu à peu vers des délires que l’on pourrait qualifier d’archaïsants et ethnicisants, ou encore de recherche d’une ur-Europe enfouie.
D’aucuns, paraît-il, ont vu dans Le Continent de la douceur une ode à la « construction européenne » - à travers peut-être le combat de QPS contre Griff. On pourrait tout aussi bien y voir une satire de ladite « construction » et de certains de ses chantres. D’ailleurs, ce sont des citations d’un roman de Griff qui introduisent la plupart des chapitres[ii].
L’idée selon laquelle les mathématiques, contrairement à une idée répandue, seraient plus nobles appliquées que pures est exprimée au détour du Continent de la douceur. Étant plutôt un tenant de l’idée répandue en la matière, je m’autorise à la transposer à la littérature : peu m’importe que Le Continent de la douceur soit une ode à la « construction européenne » ou une satire de celle-ci ; aux QPS et aux Griff je préfèrerai toujours un Bellanger ; à la littérature utilitaire, le jeu construit avec le sérieux des enfants, pour paraphraser un philosophe allemand connu pour ses moustaches. Ses opinions personnelles n’ont aucun rôle, et c’est un signe de grand talent.


[i] Point n’est besoin d’être rousseauiste ni d’acquiescer intégralement aux propos de ces « rêveries » (comme par exemple leurs tendances malthusiennes) pour en apprécier l’intérêt et le caractère stimulant. C’était déjà le cas, du reste de L’Âge des low-tech, du même auteur.
[ii] Œuvre dans l’œuvre, en quelque sorte, l’œuvre à proprement parler pouvant être lue comme un commentaire de cette œuvre dans l’œuvre. L’exercice n’est toutefois pas aussi poussé que dans Feu pâle, de Nabokov, mais allez savoir : il est fait quelque part dans Le Continent de la douceur allusion au mauvais goût des œufs de Fabergé, thème récurrent chez Nabokov.

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