Notre modernité tardive
est peut-être bien une époque, après tout : elle devient source d’inspiration.
Celle-ci, ainsi que les points de vue qu’elle illustre, varie.
Par exemple, cette époque
peut inspirer un ingénieur inquiet mais pas désespéré qui tâche de poser
correctement les problèmes que nous a laissés en héritage l’idolâtrie du
progrès technique et d’esquisser des pistes à explorer pour que l’addition ne
soit point trop lourde. Cela peut paraître aride, mais Le Bonheur était pour
demain, de Philippe Bihouix, est écrit d’une plume agréable et divisé en
dix « promenades » point trop longues qui en facilitent la lecture. Et
« Les rêveries d’un ingénieur solitaire » est plutôt un joli
sous-titre[i].
Le point de vue d’un
poète et critique d’art né dans une famille d’ouvriers et de paysans d’autrefois
est fatalement différent, y compris dans son expression. Certes, on pourrait se
contenter de voir en Jean Clair, à la lecture de Terre natale, un vieux
monsieur que son âge (dans deux acceptions du terme) effraie et dégoûte quelque
peu. Ce serait un peu court, tant la déploration de l’effacement d’un monde
ancien, imparfait, dur parfois, mais vivant, dont tout ce qui reste a été figé
dans des musées, constitue la matière d’une longue et magnifique élégie.
Aurélien Bellanger voit
les choses d’une manière fort différente, en particulier dans son dernier
roman, Le Continent de la douceur. Ceux qui n’ont pas lu ses trois précédents romans ont peut-être entendu quelques-unes de ses chroniques sur France-Culture,
le matin, peu avant neuf heures. Ils connaissent alors le regard mi-fasciné,
mi-narquois qu’il pose sur le monde contemporain et ses étrangetés parfois
cachées.
Les auditeurs matutinaux
de France-Culture, toujours eux, savent en outre qu’Aurélien Bellanger est
cycliste, de ceux qui, montés sur des engins dotés de divers raffinements
techniques, parcourent de longues distances à un rythme que l’on devine aussi
soutenu que régulier. En la matière, Le Continent de la douceur ne
déshonore en rien son auteur. Avec ses 496 pages, ce roman dépasse un peu en
longueur ses prédécesseurs. Les statistiques sont à cet égard éloquentes :
la longueur moyenne des romans de Bellanger passe de 480 à 484 pages, avec un
écart-type qui passe de 4,5 à 9 pages environ. Verrait-on Bellanger tomber dans
une certaine irrégularité, se relâcher, en quelque sorte ? Il ne semble
pas ; il élargit le théâtre de ses intrigues, voilà tout : La
Théorie de l’information sortait peu de Paris et de la destinée d’un
personnage (Ertanger, qui apparaît au détour d’une page du Continent de la
douceur), L’Aménagement du territoire, plus choral, ne dépassait
guère (en apparence) l’horizon de quelques villages de l’ouest de la France,
tandis que Le Grand Paris se resserrait autour de son narrateur et de
projets touchant la région parisienne (avec, il est vrai, un détour par le
Sahara) ; ici, le récit fait alterner des scènes entre différents mondes
parallèles : une paisible (mais pas si banale) famille de bourgeois moyens
en lointaine banlieue parisienne, la jet-set monégasque, la finance
new-yorkaise, et la famille ducale – renaissante – du minuscule et imaginaire
duché de Karst. C’est ce duché qui sera le point où tous ces univers parallèles
vont se rencontrer, en un roman dont l’intrigue pourrait être qualifiée de
non-euclidienne pour flatter l’auteur. En tout cas, le duché du Karst est en
quelque sorte un concentré d’Europe : aux confins de l’Autriche, de la
Slovénie et de l’Italie, il mêle les Alpes et les Balkans, les mondes latins,
germaniques et slaves…
Une fois cela posé,
Bellanger fait du Bellanger, avec constance et talent : la vérité pourrait
se cacher dans les grottes, les sous-sols, les souterrains : c’est là que
pourraient fort bien se produire les événements décisifs de notre histoire. des
mathématiciens faussement lunaires pourraient fort bien gouverner le monde,
plus que nos frivoles politiciens. Tout pourrait reposer sur un étrange petit
calculateur mécanique (invention des frères Spitz, mathématiciens karstiens
comme il se doit, qui n’est pas sans rappeler l’étrange découverte qui clôt L’Aménagement
du territoire).
Reste à mettre en musique
cet ensemble baroque, ce qui ne se passera pas sans bizarreries, violences ni
rebondissements. On peut penser, comme souvent chez Bellanger, à Thomas
Pynchon, la démesure farcesque de ce dernier en moins, ou plutôt la mesure
française, voire une certaine douceur européenne, en plus. Les Balkans et les
mathématiciens n’y sont pas pour rien, si l’on veut bien penser à Contre-jour,
de Pynchon ; d’autres aspects moins reluisants de l’activité des frères
Spitz peuvent aussi faire songer à L’Arc-en-ciel de la gravité, du même.
Et la vraisemblance ?
Elle est permise par l’apparition de personnages réels, se mêlant aux personnages
imaginaires avec pour intermédiaires des personnages « semi-réels »,
tel QPS, « néophilosophe » combinant de (rares) moments d’authentique
noblesse avec un orgueil démesuré qui se manifeste dans le désir insatiable d’être
un personnage historique de taille, désir aux conséquences comiques ou
désastreuses, selon les circonstances. Il trouvera enfin un adversaire à sa
mesure en la personne de Griff, écrivain karstien glissant peu à peu vers des
délires que l’on pourrait qualifier d’archaïsants et ethnicisants, ou encore de
recherche d’une ur-Europe enfouie.
D’aucuns, paraît-il, ont
vu dans Le Continent de la douceur une ode à la « construction
européenne » - à travers peut-être le combat de QPS contre Griff. On pourrait
tout aussi bien y voir une satire de ladite « construction » et de
certains de ses chantres. D’ailleurs, ce sont des citations d’un roman de Griff
qui introduisent la plupart des chapitres[ii].
L’idée selon laquelle les
mathématiques, contrairement à une idée répandue, seraient plus nobles
appliquées que pures est exprimée au détour du Continent de la douceur. Étant
plutôt un tenant de l’idée répandue en la matière, je m’autorise à la
transposer à la littérature : peu m’importe que Le Continent de la douceur
soit une ode à la « construction européenne » ou une satire de
celle-ci ; aux QPS et aux Griff je préfèrerai toujours un Bellanger ;
à la littérature utilitaire, le jeu construit avec le sérieux des enfants, pour
paraphraser un philosophe allemand connu pour ses moustaches. Ses opinions
personnelles n’ont aucun rôle, et c’est un signe de grand talent.
[i] Point n’est besoin d’être
rousseauiste ni d’acquiescer intégralement aux propos de ces « rêveries »
(comme par exemple leurs tendances malthusiennes) pour en apprécier l’intérêt
et le caractère stimulant. C’était déjà le cas, du reste de L’Âge des low-tech, du même auteur.
[ii] Œuvre dans l’œuvre, en
quelque sorte, l’œuvre à proprement parler pouvant être lue comme un
commentaire de cette œuvre dans l’œuvre. L’exercice n’est toutefois pas aussi
poussé que dans Feu pâle, de Nabokov,
mais allez savoir : il est fait quelque part dans Le Continent de la douceur allusion au mauvais goût des œufs de
Fabergé, thème récurrent chez Nabokov.
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