samedi 30 septembre 2017

« Un amour d’espion » (Clément Bénech)

Nous avions laissé, il y a environ deux ans, l’œuvre – encore naissante, mais de moins en moins, fatalement – de Clément Bénech en refermant Lève-toi et charme avec l’espoir de voir ce jeune écrivain suivre la voie prometteuse qu’il avait déjà engagée en 2013 avec L’été slovène. Force est d’admettre qu’avec Un amour d’espion, paru cette année, l’espoir se confirme : le style, la construction, le ton, deviennent reconnaissables sans tomber dans le procédé mécanique ; l’écrivain a cessé d’être naissant, il est né.
Vers la fin de Lève-toi et charme, le narrateur disait avoir conclu une soutenance de thèse en géographie par ces mots : « C’est donc là le pouvoir multiplicateur des technologies numériques […]. Elles rapprochent ce qui est proche, et éloignent ce qui est lointain. » Rien de neuf, en somme, ne nous serait donné par ces outils, si ce n’est l’amplification, voire l’exagération de rapports déjà existants des uns avec les autres et de tous avec le monde.
Il serait tentant de chercher à voir dans Un amour d’espion une « suite libre » qui viendrait confirmer ou infirmer ce propos. Après tout, on y communique beaucoup par le biais de réseaux « sociaux », d’applications de « rencontre » et de messageries électroniques. Le mot biais n’est pas utilisé ici par hasard : l’immédiateté revendiquée par l’individu moderne passe par bien des intermédiaires. Mais ne réduisons pas ce livre à la condition de roman à thèse, ce qui serait injuste et ennuyeux. Mieux vaut voir dans ces biais – ou ces moyens – des possibilités romanesques, tant pour l’intrigue que pour l’écriture.
Pour ce qui est de l’intrigue, elle est à la fois simple et apparemment incongrue : le narrateur, contacté par une « amie » numérique (ils ne se sont rencontrés qu’une fois), est invité par celle-ci à passer l’été à New York pour enquêter sur son amant (ou ex-amant), qu’elle a rencontré grâce (en partie, du moins) à une application informatique faite pour cela et sur qui elle a des doutes à cause de commentaires accusatoires laissés à la suite d’articles publiés sur le site internet de la revue dans laquelle il écrit.
L’amant en question, c’est Dragan, critique d’art contemporain, quadragénaire et d’origine roumaine. Un homme que la filature menée par le narrateur et les récits d’Augusta, sa « commanditaire » vont nous dessiner peu à peu. Nous découvrons donc un esprit d’où émane une sorte d’antimodernisme apparemment souriant et tranquille. Question de génération, peut-être ? Par son âge, Dragan a connu le « vieux monde », celui qui se donnait des airs civilisés, qui puisait son humanité – ou ce qu’il en restait – dans les détours et où l’histoire avait encore de l’épaisseur. Toutes ces choses, Augusta et le narrateur, qui n’ont pas vingt-cinq ans, le perçoivent peut-être moins, étant a priori imprégnés de modernité, voire de post-modernité[i]. A parler de génération, il faudrait aussi mentionner le cas de John DuBarry, plasticien et ami de Dragan : un sexagénaire, de ceux qui ont volontiers jeté le « vieux monde » aux orties pour gober et faire gober le « nouveau ». Mais ne nous enfonçons pas dans ces histoires de générations, toujours exagérées et douteuses[ii].
Quoi qu’il en soit, c’est le poids de l’histoire – roumaine en particulier – qui fait ressortir le contraste entre Dragan et nos jeunes personnages : la filature, qui est pour le narrateur un genre de jeu de piste riche en épisodes comiques, sera l’occasion de découvrir, à la fin, pourquoi le commentaire « asasin » (en roumain dans le texte) régulièrement asséné en bas des articles publiés en ligne par Dragan n’a rien d’anodin ni d’amusant pour lui. Dragan adressera ensuite à Augusta une longue confession, grave et émouvante[iii] (les Roumains ne peuvent pas être ironiques en permanence ; ils ont le droit, de temps à autre, de se confier).
Cela posé, le narrateur entreverra ce côté tragique, à l’issue de son enquête, après avoir dû entendre une chanson publicitaire pour les fours à micro-ondes DI-MI-TRES-CU ! Il se trouvera des gens graves pour dire que cela n’est pas très sérieux. Et d’autres pour trouver cela tout à fait dans le ton volontiers pince-sans-rire de ce roman.
Comme dans Lève-toi et charme, les couches et les registres sont multiples, entre les récits et descriptions écrits dans une langue classique, sobre, élégante, les dialogues bancals de messagerie électronique, et les photos, dessins ou cartes[iv] insérés dans le texte, comme pour le compléter. L’effet est plus réussi lorsque ces inserts ne sont accompagnés d’aucun commentaire ni d’aucune présentation, ceux-ci alourdissant quelque peu le texte (comme c’est le cas, par exemple, page 122, où le dessin d’un « arrosoir arrosé »[v] est précédé d’un « voici à peu près l’apparence de cet objet » qui ne nous apprend rien). Le procédé, qui existait déjà dans Lève-toi et charme, a pris de l’ampleur, allant jusqu’à l’insertion sur deux pages d’une reproduction (feinte pour les besoins du roman, évidemment) d’un article de journal.
Quant au titre : Un amour d’espion, quel est cet amour, quel est cet espion ? L’amour entre Dragan et Augusta ? Ou celui du narrateur pour Augusta ? Aucun indice explicite ne saurait confirmer cette dernière hypothèse. Tout lyrisme de la part du narrateur est mis à distance par son ton détaché[vi]. Quant aux espions, force est de craindre que ce soit un peu tout le monde, avec ces maudites applications…


[i] Ce qui n’interdit pas la lucidité, comme en témoigne au début du roman une réflexion sur les « Marco Polo parodiques » que sont devenus bon nombre de voyageurs contemporains.
[ii] D’ailleurs, le passage de l’ancien au nouveau monde, à bien y regarder, est un phénomène auquel il nous est donné d’assister tous les dix ou vingt ans.
[iii] Les révélations tragiques qui y sont livrées peuvent faire songer à Revu et corrigé, de Peter Esterhazy, où l’auteur découvre après la mort de son père que celui-ci avait régulièrement envoyé, et ce pendant des années, des rapports sur toute sa famille à la police politique hongroise.
[iv] Le narrateur est étudiant en géographie. Géographe pourrait être un métier rêvé, tels qu’ils l’imaginent, pour quelques petits garçons : dessiner des cartes, y tracer toutes sortes de lignes et d’arcs (en traits épais, fins, continus, pointillés ou mixtes) délimitant des zones à hachurer ou à colorier, qu’il resterait ensuite à nommer selon des critères variés. Plus sérieusement, les géographes projettent le globe terrestre sur des surfaces planes. Comme ce roman projette sur le papier un monde saturé de liens et d’images…
[v] Dessin fort drôle au demeurant, qui n’est pas sans rappeler le cor bouché de Vente à la criée du lot 49, de Thomas Pynchon. A propos de Pynchon, on mesurera l’écart entre le traitement fait à une enquête sur fond de « nouvelles technologies » dans Un amour d’espion (mesuré, ironique, apparemment futile) et dans Fonds perdus (burlesque et paranoïaque).
[vi] Pour définitivement accabler Clément Bénech sous les références, signalons aux amateurs, page 194, un fort beau jeu de mots qu’il faut bien qualifier de blondinien : quelque chose comme un calembour ou un à-peu-près non dénué de profondeur.

2 commentaires:

  1. Bon, nous allons nous ruer sur la page 194... Merci pour cette critique bien troussée, mieux que ça.

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    1. Ce n'est pas moi qu'il faut complimenter pour cette page 194. C'est Clément Bénech !
      S.L.

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