lundi 27 mars 2017

« De l’urgence d’être conservateur » (Roger Scruton)

Commençons par maugréer : on ne sait visiblement ni éditer ni relire un livre aux éditions du Toucan. S’il s’agissait des mémoires de Miss France 1977, cela ne prêterait pas à conséquence, mais reconnaissons que le fait est plus ennuyeux lorsqu’il s’agit d’un ouvrage dont l’auteur, Roger Scruton, nous est présenté comme « l’un des plus grands philosophes anglais du siècle », et dont la traductrice et préfacière, Mme Laetitia Strauch-Bonart, ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure est, nous dit-on encore, « spécialiste du conservatisme britannique ».
Passons rapidement sur les irritantes imperfections de l’édition : on ne compte pas les notes (de la traductrice) se renvoyant les unes aux autres avec pour seule indication : « voir note XX page XX » (avec la variante où le premier XX saute, lorsque la page XX ne comporte qu’une seule note) ; et, page 57, on relève un titre inconnu de Stefan Zweig, Le Monde de demain (il s’agit évidemment d’une étourderie qui n’est pas commise en note infrapaginale, où il est question de Die Welt von Gestern, soit Le Monde d’hier).
Quelques détails de traduction sont un peu plus fâcheux : curieusement, tous ou presque mettent en évidence l’apparente inculture religieuse de Mme Strauch-Bonart, ce qui jette une ombre sur la compréhension de l’ensemble. Ainsi, page 16, il est question des « lamentations de Jeremiah », là où Jérémie s’imposait ; page 163, on lit « foi, espoir et charité », là où « foi, espérance et charité » tombait sous le sens (cette énumération n’est pas fortuite, mais encore faut-il le savoir pour traduire correctement le mot hope) ; et, page 215, voilà que « l’histoire du Bon Samaritain [est] offerte en réponse à la question : "Qui est mon voisin ?" », ce qui est un contresens, la question étant « Qui est mon prochain ? » et la réponse étant que ce n’est pas nécessairement mon voisin…
Ce sont des détails, objectera-t-on[i], mais ils ont leur importance, le propos de Roger Scruton entendant s’appuyer sur un héritage, sinon spirituel, au moins moral et esthétique, imprégné de christianisme.
Il faudra revenir brièvement sur cet « héritage chrétien », notion délicate… Mais penchons-nous d’abord sur ce qui fait l’intérêt de De l’urgence d’être conservateur : en quelques mots, il s’agit d’exposer de manière d’abord négative, puis positive, les raisons pour lesquelles dans divers domaines (disons : moral, social, économique, environnemental, esthétique et politique), le conservatisme est non seulement ce qu’il y a de mieux, mais aussi une nécessité.
La manière négative s’étend sur environ 130 pages (et sept chapitres) d’un livre qui compte 280 pages (et treize chapitres). Après tout, avant d’exposer une pensée (et les aspects pratiques qui en découlent), il n’est pas entièrement inutile de la situer par rapport à d’autres – ne serait-ce que pour mieux s’en distinguer ou les réfuter. On pourrait trouver curieux le fait que chacun de ces chapitres (du troisième au neuvième) ait pour titre « la vérité du… » suivi du nom de la doctrine ou du système ainsi exposé et contesté[ii]. De fait, Roger Scruton concède à chacun de ces –ismes une part de vérité, fondamentale d’ailleurs. En résumé, en s’en tenant à cette part de vérité, on pourrait dire que les nations constituent un échelon auquel les peuples peuvent s’identifier (de manière rationnelle aussi bien que sentimentale) ; que pour autant une société (nationale, donc) n’est pas faite d’un bloc uniforme, que différentes classes existent et qu’il est injuste que l’une prospère aux dépens d’une autre ou des autres ; que cependant les entreprises doivent jouir d’une liberté leur permettant de réaliser les profits sans lesquels elles ne sauraient durer ; que cette liberté doit être aussi celle de penser, de croire et de dire ce que l’on veut ; que l’intégration de populations d’origine étrangère nécessite quelques efforts et quelque tolérance de la part des populations d’accueil ; qu’une politique et des actions civiques de préservation de la nature sont des nécessités criantes ; que les relations entre Etats doivent être régies par des règles auxquelles chacun est tenu d’obéir…
Magnifique, non ? Que pourrait-on reprocher à de tels principes ? Les excès qui en découlent : ajoutez-isme à ces idées et vous obtiendrez des systèmes respectivement belliqueux, inefficaces et totalitaires, injustes jusqu’à l’indécence, pourris par le relativisme et l’individualisme, suicidairement faibles, étouffés par des normes compliquées, ou encore mêlant autoritarisme et mollesse. Que leur manque-t-il ? Peut-être l’humilité qui nourrit le sens de la mesure.
Cette humilité peut procéder d’une perception assez juste de nous-mêmes : nous sommes les héritiers de nos ancêtres, dont nous tenons ce que nous devons léguer à nos descendants. Ces quelques mots permettent de résumer la « vérité conservatrice » (sans –isme dans le titre), qui fait l’objet du chapitre 10. Naturellement, ce résumé est un peu sommaire.
Ce chapitre précise pour commencer les limites du conservatisme, lequel n’a pas pour objet de « s’occuper de corriger la nature humaine » mais de « comprendre comment les sociétés fonctionnent et de leur offrir les conditions nécessaires pour y réussir ». Il s’articule autour de grandes notions (« association et discrimination », « institutions autonomes », « le modèle de la conversation », « travail et loisir », « amitié, conversation et valeur », « défense de la liberté »). L’idée générale est celle d’une cohésion sociale partant du bas, des relations entre groupes solidaires à échelle humaine, en somme. L’Etat n’est pas oublié, mais il est mis à sa place : moins omniprésent que chez les socialistes, moins effacé que chez les libéraux. Elle est encore précisée dans les chapitres 11 et 12 (« Royaumes de valeur » et « Questions pratiques »). Et c’est fort intéressant : on finit par y comprendre qu’un conservateur n’est pas nécessairement qui souhaite se contenter de l’état présent des choses et le préserver de peur de l’aggraver. Ce serait un peu court. Des sociétés réellement conservatrices, c’est-à-dire aussi harmonieuses que possible, restent à construire…
Quelques réserves cependant sur les « royaumes de valeurs ». le rapport de Roger Scruton à la religion (en l’occurrence, pour un Anglais, il s’agit de l’anglicanisme) me paraît étrangement limité : il semble en faire surtout le fondement d’une morale commune entretenue par la culture qui en résulte ; une affaire de cohésion sociale plutôt que de foi et de salut. Sans nier (bien au contraire) la contribution de principes chrétiens à la cohésion sociale et à la décence des comportements (bien au-delà d’affaires de mœurs !), un brave petit catholique comme moi lui objectera que ces bienfaits viennent en surcroît à qui cherche le royaume de Dieu. En somme, et cela est d’ailleurs rappelé par Roger Scruton, religion, cohésion sociale et politique ne relèvent pas des mêmes dimensions, bien que la projection de la première sur les deux autres ne se résume pas à rien. Mais la dimension religieuse, ou disons spirituelle, ne saurait se réduire à sa projection[iii].
Une autre réserve porte sur les considérations de Scruton dans les domaines esthétique et artistique. Si le rejet de bien des aspects de l’art contemporain est fort juste, on ne saurait limiter la préservation d’une tradition artistique à la répétition, la reproduction ou la citation (voir notamment les pages 240 et suivantes).
Mais ces réserves me semblent mineures. Elles ont en partie trait à des aspects typiquement britanniques, pour ne pas dire anglais. Et, si la nation est un échelon pertinent, rien n’interdit à quelques penseurs français de définir positivement un conservatisme nourri de nos spécificités. Cela ne se limitera pas à des regrets du temps passé, ni à savoir pour ou contre qui voter à la prochaine élection, encore moins à se situer par rapport aux choix vestimentaires de quelque ancien premier ministre[iv].


[i] On pourra aussi m’objecter que je n’avais qu’à être moins paresseux et me procurer pour le lire dans le texte un exemplaire de How to be a Conservative.
[ii] Nationalisme, socialisme, capitalisme, libéralisme, multiculturalisme, environnementalisme, internationalisme.
[iii] Sinon, quelque idole de rencontre s’en vient vite combler le vide : une main invisible ou une autre (l’expression n’est pas absente chez Scruton).
[iv] Lequel, avant de connaître les déboires que l’on sait trop, a acquis une réputation de chantre du thatchérisme. Ceux que cela feraient encore rêver trouveront peut-être des arguments dans De l’urgence d’être conservateur (Scruton manifeste dans ce livre une certaine indulgence pour Margaret Thatcher), mais ils auront intérêt à les manier prudemment : voir notamment pp 29-30 sur les confusions qui règnent autour de la personne de Margaret Thatcher, chez ses partisans comme chez ses adversaires… Ajoutons une citation ambiguë page 256 : « C’est dans ces termes que la défense de l’Europe a été plaidée, par ceux qui ont échoué à comprendre que l’oikonomia sans l’oikos cesse d’être une science pratique pour devenir une idéologie tout aussi folle que le marxisme ou le fascisme. La vieille garde du parti tory, qui a conspiré pour se débarrasser de Margaret Thatcher, l’a fait parce qu’elle refusait de suivre cette façon de penser. » Mais qui est « elle » dans cette dernière phrase ? Si c’est Margaret Thatcher, on comprendra que Scruton donne raison à cette dernière contre « la vieille garde du parti tory ». Si au contraire c’est cette « vieille garde » qui est désignée par « elle », c’est l’inverse. Seul le texte original (ainsi qu’une meilleure connaissance de la cuisine interne du parti tory vers 1990) me permettrait de trancher. Saluons là encore un raté dans la traduction de Mme Strauch-Bonart.

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