Commençons par
maugréer : on ne sait visiblement ni éditer ni relire un livre aux
éditions du Toucan. S’il s’agissait des mémoires de Miss France 1977, cela ne
prêterait pas à conséquence, mais reconnaissons que le fait est plus ennuyeux
lorsqu’il s’agit d’un ouvrage dont l’auteur, Roger Scruton, nous est présenté
comme « l’un des plus grands philosophes anglais du siècle », et dont
la traductrice et préfacière, Mme Laetitia Strauch-Bonart, ancienne élève de
l’Ecole Normale Supérieure est, nous dit-on encore, « spécialiste du
conservatisme britannique ».
Passons rapidement sur
les irritantes imperfections de l’édition : on ne compte pas les notes (de
la traductrice) se renvoyant les unes aux autres avec pour seule
indication : « voir note XX page XX » (avec la variante où le
premier XX saute, lorsque la page XX ne comporte qu’une seule
note) ; et, page 57, on relève un titre inconnu de Stefan Zweig, Le
Monde de demain (il s’agit évidemment d’une étourderie qui n’est pas
commise en note infrapaginale, où il est question de Die Welt von Gestern,
soit Le Monde d’hier).
Quelques détails de
traduction sont un peu plus fâcheux : curieusement, tous ou presque
mettent en évidence l’apparente inculture religieuse de Mme Strauch-Bonart, ce
qui jette une ombre sur la compréhension de l’ensemble. Ainsi, page 16, il est
question des « lamentations de Jeremiah », là où Jérémie
s’imposait ; page 163, on lit « foi, espoir et charité »,
là où « foi, espérance et charité » tombait sous le
sens (cette énumération n’est pas fortuite, mais encore faut-il le savoir pour
traduire correctement le mot hope) ; et, page 215, voilà que
« l’histoire du Bon Samaritain [est] offerte en réponse à la
question : "Qui est mon voisin ?" », ce qui est un
contresens, la question étant « Qui est mon prochain ? »
et la réponse étant que ce n’est pas nécessairement mon voisin…
Ce sont des détails,
objectera-t-on[i],
mais ils ont leur importance, le propos de Roger Scruton entendant s’appuyer
sur un héritage, sinon spirituel, au moins moral et esthétique, imprégné de
christianisme.
Il faudra revenir
brièvement sur cet « héritage chrétien », notion délicate… Mais
penchons-nous d’abord sur ce qui fait l’intérêt de De l’urgence d’être
conservateur : en quelques mots, il s’agit d’exposer de manière
d’abord négative, puis positive, les raisons pour lesquelles dans divers
domaines (disons : moral, social, économique, environnemental, esthétique
et politique), le conservatisme est non seulement ce qu’il y a de mieux, mais
aussi une nécessité.
La manière négative
s’étend sur environ 130 pages (et sept chapitres) d’un livre qui compte 280
pages (et treize chapitres). Après tout, avant d’exposer une pensée (et les
aspects pratiques qui en découlent), il n’est pas entièrement inutile de la
situer par rapport à d’autres – ne serait-ce que pour mieux s’en distinguer ou
les réfuter. On pourrait trouver curieux le fait que chacun de ces chapitres
(du troisième au neuvième) ait pour titre « la vérité du… » suivi du
nom de la doctrine ou du système ainsi exposé et contesté[ii]. De
fait, Roger Scruton concède à chacun de ces –ismes une part de vérité,
fondamentale d’ailleurs. En résumé, en s’en tenant à cette part de vérité, on
pourrait dire que les nations constituent un échelon auquel les peuples peuvent
s’identifier (de manière rationnelle aussi bien que sentimentale) ; que
pour autant une société (nationale, donc) n’est pas faite d’un bloc uniforme,
que différentes classes existent et qu’il est injuste que l’une prospère aux dépens
d’une autre ou des autres ; que cependant les entreprises doivent jouir
d’une liberté leur permettant de réaliser les profits sans lesquels elles ne
sauraient durer ; que cette liberté doit être aussi celle de penser, de
croire et de dire ce que l’on veut ; que l’intégration de populations
d’origine étrangère nécessite quelques efforts et quelque tolérance de la part
des populations d’accueil ; qu’une politique et des actions civiques de
préservation de la nature sont des nécessités criantes ; que les relations
entre Etats doivent être régies par des règles auxquelles chacun est tenu
d’obéir…
Magnifique, non ?
Que pourrait-on reprocher à de tels principes ? Les excès qui en
découlent : ajoutez-isme à ces idées et vous obtiendrez des
systèmes respectivement belliqueux, inefficaces et totalitaires, injustes
jusqu’à l’indécence, pourris par le relativisme et l’individualisme,
suicidairement faibles, étouffés par des normes compliquées, ou encore mêlant
autoritarisme et mollesse. Que leur manque-t-il ? Peut-être l’humilité qui
nourrit le sens de la mesure.
Cette humilité peut
procéder d’une perception assez juste de nous-mêmes : nous sommes les
héritiers de nos ancêtres, dont nous tenons ce que nous devons léguer à nos
descendants. Ces quelques mots permettent de résumer la « vérité
conservatrice » (sans –isme dans le titre), qui fait l’objet du
chapitre 10. Naturellement, ce résumé est un peu sommaire.
Ce chapitre précise pour
commencer les limites du conservatisme, lequel n’a pas pour objet de « s’occuper
de corriger la nature humaine » mais de « comprendre comment
les sociétés fonctionnent et de leur offrir les conditions nécessaires pour y
réussir ». Il s’articule autour de grandes notions (« association
et discrimination », « institutions autonomes », « le
modèle de la conversation », « travail et loisir »,
« amitié, conversation et valeur », « défense de la
liberté »). L’idée générale est celle d’une cohésion sociale partant du
bas, des relations entre groupes solidaires à échelle humaine, en somme. L’Etat
n’est pas oublié, mais il est mis à sa place : moins omniprésent que chez
les socialistes, moins effacé que chez les libéraux. Elle est encore précisée
dans les chapitres 11 et 12 (« Royaumes de valeur » et
« Questions pratiques »). Et c’est fort intéressant : on finit
par y comprendre qu’un conservateur n’est pas nécessairement qui souhaite se
contenter de l’état présent des choses et le préserver de peur de l’aggraver.
Ce serait un peu court. Des sociétés réellement conservatrices, c’est-à-dire aussi
harmonieuses que possible, restent à construire…
Quelques réserves
cependant sur les « royaumes de valeurs ». le rapport de Roger
Scruton à la religion (en l’occurrence, pour un Anglais, il s’agit de
l’anglicanisme) me paraît étrangement limité : il semble en faire surtout
le fondement d’une morale commune entretenue par la culture qui en
résulte ; une affaire de cohésion sociale plutôt que de foi et de salut.
Sans nier (bien au contraire) la contribution de principes chrétiens à la
cohésion sociale et à la décence des comportements (bien au-delà d’affaires de
mœurs !), un brave petit catholique comme moi lui objectera que ces
bienfaits viennent en surcroît à qui cherche le royaume de Dieu. En
somme, et cela est d’ailleurs rappelé par Roger Scruton, religion, cohésion
sociale et politique ne relèvent pas des mêmes dimensions, bien que la
projection de la première sur les deux autres ne se résume pas à rien. Mais la
dimension religieuse, ou disons spirituelle, ne saurait se réduire à sa
projection[iii].
Une autre réserve porte
sur les considérations de Scruton dans les domaines esthétique et artistique.
Si le rejet de bien des aspects de l’art contemporain est fort juste, on ne
saurait limiter la préservation d’une tradition artistique à la répétition, la
reproduction ou la citation (voir notamment les pages 240 et suivantes).
Mais ces réserves me
semblent mineures. Elles ont en partie trait à des aspects typiquement
britanniques, pour ne pas dire anglais. Et, si la nation est un échelon
pertinent, rien n’interdit à quelques penseurs français de définir positivement
un conservatisme nourri de nos spécificités. Cela ne se limitera pas à des
regrets du temps passé, ni à savoir pour ou contre qui voter à la prochaine
élection, encore moins à se situer par rapport aux choix vestimentaires de
quelque ancien premier ministre[iv].
[i] On pourra aussi m’objecter
que je n’avais qu’à être moins paresseux et me procurer pour le lire dans le
texte un exemplaire de How to be a
Conservative.
[ii] Nationalisme, socialisme,
capitalisme, libéralisme, multiculturalisme, environnementalisme,
internationalisme.
[iii] Sinon, quelque idole de
rencontre s’en vient vite combler le vide : une main invisible ou une autre (l’expression n’est pas absente chez
Scruton).
[iv] Lequel, avant de connaître
les déboires que l’on sait trop, a acquis une réputation de chantre du
thatchérisme. Ceux que cela feraient encore rêver trouveront peut-être des
arguments dans De l’urgence d’être
conservateur (Scruton manifeste dans ce livre une certaine indulgence pour
Margaret Thatcher), mais ils auront intérêt à les manier prudemment : voir
notamment pp 29-30 sur les confusions qui règnent autour de la personne de
Margaret Thatcher, chez ses partisans comme chez ses adversaires… Ajoutons une
citation ambiguë page 256 : « C’est
dans ces termes que la défense de l’Europe a été plaidée, par ceux qui ont
échoué à comprendre que l’oikonomia
sans l’oikos cesse d’être une science
pratique pour devenir une idéologie tout aussi folle que le marxisme ou le
fascisme. La vieille garde du parti tory, qui a conspiré pour se débarrasser de
Margaret Thatcher, l’a fait parce qu’elle refusait de suivre cette façon de
penser. » Mais qui est « elle » dans cette dernière phrase ?
Si c’est Margaret Thatcher, on comprendra que Scruton donne raison à cette
dernière contre « la vieille garde
du parti tory ». Si au contraire c’est cette « vieille garde » qui est désignée
par « elle », c’est l’inverse. Seul le texte original (ainsi qu’une
meilleure connaissance de la cuisine interne du parti tory vers 1990) me permettrait de trancher. Saluons là encore un
raté dans la traduction de Mme Strauch-Bonart.
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