Les tentations ne
manquent pourtant pas : les costumes de M. Fillon[i], dont
le prix égalerait en ordre de grandeur celui, jadis, des chaussures de M.
Dumas, ou le nez de M. Macron, dont on dit qu’il eût pu changer la face du
monde, du moins un jour ou deux… Mais puisque c’est le carême, il nous faut
nous en détourner. Des choses plus élevées nous appellent, y compris en
littérature.
J’avais évoqué ici il y a
quelques mois la tendresse que selon moi Vladimir Nabokov avait réussi à nous
communiquer envers certains de ses personnages. Un point commun les unit :
leur faiblesse, voire dans certains cas leur désarroi complet face au monde. La
tendresse que nous éprouvons pour ces enfants, ces naïfs ou ces égarés est faite
de compassion. La chose est compréhensible lorsqu’il s’agit de personnages
principaux de nouvelles (Ivanof dans Perfection, Vassili Ivanovitch dans
Lac, nuage, château…) ou de romans (Loujine ou Pnine, par exemple). Tout
simplement parce que le ressort du roman est l’imperfection, que ce soit celle
de l’univers où son action prend place ou celle de ses personnages. Un roman
dont le héros serait paré de toutes les vertus serait bien ennuyeux, et ne
serait probablement pas même un roman. En tout cas, ce n’en serait pas un bon.
Dans ce sens et de
manière radicale, Proust finit par frapper chacun des personnages de la Recherche
du temps perdu : le temps les rendra malades, infirmes, gâteux ou
permettra de révéler tous leurs vices ou leurs ridicules ; personne n’est
réellement sauvé. Un trait frappant de cette radicalité ressort dans Le
Temps retrouvé : les seuls personnages admirés sans réserve par le
narrateur (ou par Proust lui-même ?) sont réels, introduisant par
là un habile et amusant jeu : lisons-nous dans ce passage Le Temps
retrouvé de Marcel Proust ou le roman qu’essaie d’écrire
« Marcel » ? Ces personnages nous sont évoqués peu avant
l’annonce de la mort de Saint-Loup :
« Dans ce livre
où il n’y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où il n’y a pas un seul
personnage "à clefs", où tout a été inventé par moi selon les besoins
de ma démonstration, je dois dire à la louange de mon pays que seuls les
parents millionnaires de Françoise ayant quitté leur retraite pour aider leur
nièce sans appui, que seuls ceux-là sont des gens réels, qui existent. Et
persuadé que leur modestie ne s’en offensera pas, pour la raison qu’ils ne
liront jamais ce livre, c’est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion
que, ne pouvant citer les noms de tant d’autres qui durent agir de même et par
qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable : ils
s’appellent, d’un nom si français d’ailleurs, Larivière. »[ii]
L’admiration ne serait
donc pas romanesque, si l’on suit Proust. A moins de la faire passer en
contrebande, par l’introduction de personnages secondaires. C’est ce que fait,
par exemple, Evelyn Waugh dans deux de ses romans, Retour à Brideshead et la
« trilogie » (Hommes en armes, Officiers et gentlemen, La
Capitulation).
Comment ? Evelyn
Waugh, le satiriste féroce, méchant même, autant sur le papier que, dit-on,
dans la vie[iii] ?
Eh bien oui. Tout l’art de le faire réside alors dans la manière d’exposer de
tels personnages, non par un long et élogieux portrait moral (ce qui serait une
intrusion dans leur âme et un pensum pour le lecteur), mais en les regardant
vivre. D’autant que dans les deux exemples envisagés, le point de vue n’est pas
neutre : dans Retour à Brideshead, c’est celui d’un des
personnages, Charles Ryder, qui est le narrateur ; dans la
« trilogie », le monde tourne autour du héros, Guy Crouchback :
si nous le quittons le temps de quelque
chapitre, c’est pour voir vivre un monde auquel il est lié (nous n’avons
donc pas affaire, malgré le grand nombre de personnages et de situations, à un
roman choral).
Qui sont ces aimables
personnages ? Dans Retour à Brideshead, il s’agit de Cordelia, la
plus jeune des Marchmain, et, dans la « trilogie », de Gervase
Crouchback, le père du héros.
Le nom de Cordelia n’a
évidemment pas été choisi au hasard. Il sort tout droit du Roi Lear :
c’est celui de la plus méprisée, la plus insolente des filles du roi, et de la
seule qui lui sera fidèle. Les choses n’en sont, Dieu merci, pas à ce point
dans Retour à Brideshead : Cordelia apparaît d’abord sous les
traits d’une fillette à laquelle on prête peu d’attention, dont les naïvetés et
les insolences font poliment sourire, apportant la fraîcheur qui rend
supportable l’atmosphère de plus en plus pesante qui règne chez les
Marchmain ; un agréable courant d’air, pourrait-on croire. C’est sans
doute cette apparente insignifiance de petite sœur si drôle et mignonne –
quoique présentant moins d’attrait que sa sœur aînée – qui permet à Waugh d’en
faire par la suite une jeune femme sage, courageuse, dévouée aux autres sans
être en quoi que ce soit ennuyeuse. Elle sera même peut-être la seule à ne pas
considérer son frère Sebastian comme définitivement perdu, à entrevoir quelle
est la bonne part de son naufrage. Tout en étant lucide sur son cas :
« J’en ai vu d’autres comme lui, et je crois qu’ils sont très proches
et chéris de Dieu. »[iv]
Peut-être Cordelia
sera-t-elle le seul personnage auprès de qui Charles pourra se souvenir du
monde disparu – ou disloqué – de Brideshead, et aussi mieux le comprendre. Rien
ne nous dit, d’ailleurs, que son intelligence n’est pas pour quelque chose dans
un retournement de taille qui surviendra dans l’esprit du narrateur.
Les tournants – et les
tourments – ne manquent pas non plus dans l’esprit de Guy Crouchback dans la
« trilogie ». C’est dans ses rapports avec son père, Gervase
Crouchback, que l’on peut quelquefois les voir venir. L’homme est veuf, a cédé
son château à une école tenue par des sœurs, et vit seul avec son chien, sa
pipe et ses livres dans un petit hôtel de bord de mer. Il égaie de temps à autre
son ordinaire d’une bouteille de vin qu’il fait venir de Londres (sauf pendant
le carême). Sa contribution à l’effort de guerre britannique consistera à
remplacer le professeur de latin, en âge de combattre, de l’école catholique
locale : il y gagnera le surnom d’Old Crouchers et la réputation
d’un professeur que l’on peut facilement entraîner sur quelque anecdote
historique relative à sa noble famille – ce qui est toujours plus drôle que des
déclinaisons latines.
Voilà qui est parfait
pour dépeindre un vieillard que ses petits ridicules rendent désarmant.
Désarmant, il le sera aussi pour son fils à travers quelques conversations,
quelques lettres, puis quelques souvenirs[v]. Une
charité humble, mais aussi une attention aimante, inquiète et même parfois sévère
envers son fils, en feront un guide discret, l’instrument d’une subtile
conversion.
Et, de même que Cordelia
dans Retour à Brideshead, le vieux Crouchback est rendu si vivant par
l’art d’Evelyn Waugh que tous deux font partie des rares personnages de roman
que j’aimerais embrasser.
Il en va encore autrement
de certains personnages rencontrés au détour des pages de Torgny Lindgren : ils sont traités avec une bienveillante ironie qui les rend
attachants. Ces quelques mots, trop brefs, pour saluer l’écrivain suédois,
dont on apprenait cette semaine le décès.
[i] Bêtement, cela me rappelle
cet écriteau, qui apparaît dans une aventure du sapeur Camember : « le concierge est tailleur ».
[ii] Les notes de l’édition du
Temps retrouvé que je possède
indiquent que ces Larivière étaient apparentés à Céleste Albaret. Je dois
l’idée de relever cette citation pour opposer le roman à l’exercice
d’admiration à l’usage qu’en fit Olivier Rey devant un auditoire restreint en
décembre 2013. La personne qui m’a permis de l’entendre ce jour-là a toute ma
reconnaissance.
[iii] Je n’arrive plus à
retrouver une anecdote lue sur lui à ce sujet. A une amie qui lui aurait
demandé comment il pouvait se dire chrétien alors qu’il était si méchant, il
aurait répondu qu’il l’eût été deux fois plus s’il n’avait pas été chrétien.
[iv] Ma traduction de "I’ve seen others like him, and I believe they are very near and dear to
God."
[v] Entre deux passages
guerriers, introspectifs ou furieusement comiques.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Un commentaire ? Inscrivez-vous ! Si vous êtes timide, les pseudonymes sont admis (et les commentaires modérés).