Au moins, vous auriez un
petit sourire ironique si l’on vous qualifiait, selon une expression déjà un
peu datée, de jeune cadre dynamique. Jeune, vous le fûtes jadis ;
vous aimeriez dire naguère, mais il faut vous rendre à l’évidence :
vos cernes, votre légère couperose, vos cheveux blancs qui n’en sont plus à
leur première apparition (sans compter ceux de vos cheveux qui ont fait leurs
adieux) et l’essoufflement qui vous gagne, tout indique que vous avez passé la
quarantaine. Disons que vous accusez un peu votre âge, oh, sans fureur :
il ne fait que son travail, votre âge. Quant à vous dire dynamique, ce serait
ignorer la lassitude qui, chaque matin, vous retient un bon quart d’heure – ou plus
encore – au lit après la sonnerie du réveil.
Hier matin, vendredi,
donc, après la panique de préparatifs semés d’embûches (une douche trop froide,
la barbe mal faite au prix de quelques coupures, le café brûlant du petit
déjeuner, un bouton de chemise qui a sauté et un lacet cassé au moment de le
nouer), vous avez couru à votre voiture. Laquelle n’a rien voulu entendre :
les gémissements stériles du démarreur vous ont confirmé ce soupçon que vous
aviez depuis quelques semaines quant aux faiblesses de la batterie. Il vous a
donc fallu vous enterrer dans le métro. Là, l’aiguillon de la nostalgie vous a
piqué : quand vous étiez étudiant (oh, tant de choses étaient alors
possibles), vous aimiez lire dans le métro. Il est vrai que c’était à sept
heures du matin, pas à huit heures et demie. Ce dernier horaire explique cette
sensation que vous avez éprouvée d’être un hareng ou une sardine – selon vos
goûts culinaires.
Les correspondances vous
ont toutes été défavorables et ce n’est qu’au bout d’une heure et demie que
vous êtes arrivé à votre bureau, essoufflé et en nage. Vous vous sentiez déjà
moulu alors que la journée de travail n’avait pas encore commencé. Vous avez
soigneusement évité de vous exposer aux regards – qui eussent à coup sûr été
courroucés – de votre directeur. Car il faut être sur ses gardes dans un jour
comme celui-ci : un jour où non seulement les petites choses, mais
peut-être bien le monde entier, semble vous en vouloir.
Cependant, la journée s’est
déroulée sans accrocs : quelques réunions où votre hiérarchie a donné à
voir les mille reflets flamboyants de sa médiocrité, quelques rapports à
relire, d’où toute notion de raisonnement, d’orthographe ou de syntaxe semble
avoir disparu. Par conscience professionnelle, vous êtes resté tard pour
abattre la tâche prévue.
Dans le métro, sur le
chemin du retour, il y avait moins de monde que le matin. Mais la même
nostalgie vous a repris : que sont-elles devenues, où sont-elles passées,
les jolies demoiselles qui, comme vous, lisaient un livre dès qu’une banquette
ou un strapontin leur permettait de prendre des aises toutes relatives ? D’autres
ont pris la relève, parfois aussi jolies, absorbées dans l’écriture d’essemmesses,
maniant de leurs deux pouces les touches de leurs téléphones portables avec une
dextérité et une vitesse qu’eussent enviées les plus habiles tricoteuses des
temps révolus.
(Pensée passéiste et un
rien hypocrite : vous aussi, après tout, vous possédez un téléphone
portable. Mais nous vous le concéderons : il est de plus en plus souvent
éteint.)
Le dîner serait frugal,
les boulangeries étant fermées à cette heure tardive. Parvenu sur votre palier,
vous avez sorti votre clef, l’avez introduite puis tournée dans la serrure… Un
claquement sec vous a horrifié : la clef s’est cassée, laissant un morceau
impossible à extraire du canon. Inutile d’aller voir la concierge pour lui
demander le double. Vous vous disiez bien que cette serrure était un peu
grippée ces derniers temps et qu’un peu d’huile… Bah, le mal était fait, comme
pour votre voiture.
Vous vous êtes donc saisi
de votre super téléphone aussi extra-plat qu’intelligent, afin de vous mettre
en quête d’un serrurier. Est-ce l’impatience, la fatigue ou votre habituelle
maladresse, toujours est-il que le petit engin vous a échappé des mains et,
après un jonglage désespéré, est passé par-dessus la rampe : vous n’avez
eu le temps que de le voir rapetisser dans le trou de la cage d’escalier avant
de l’entendre se briser sur le sol du
rez-de-chaussée. Du quatrième étage, fatalement…
Une fois les débris
ramassés, vous avez choisi une solution à l’ancienne : sonner chez votre
voisine de palier pour téléphoner après une recherche dans les pages jaunes. Pas
besoin de lui faire du charme : c’est une vieille fille largement
sexagénaire qui vit gaiement dans la toile de Jouy, les tapis persans, les
bergères et les gravures, héritages familiaux. Seule concession à la modernité :
elle possède un téléphone.
Votre visite l’a bien
amusée. Vous avez craint un instant qu’elle vous signalât une fuite d’eau
venant de chez vous, tant qu’on y est. Mais tout ne saurait arriver le même
jour !
Après une heure d’attente,
le serrurier a tout arrangé, et vous voilà propriétaire d’une nouvelle
huisserie, dernier cri !
Enfin rentré chez vous,
vous vous êtes affalé dans un fauteuil après avoir machinalement allumé la
télévision. Pour voir apparaître sur l’écran un genre d’astre flasque sur
lequel vous n’avez pas tardé à distinguer les traits de François Hollande, en
train de faire une petite blague ou de prononcer un discours solennel :
vous n’avez pu le deviner, votre perspicacité ayant ses limites.
Votre patience aussi :
vous avez éteint aussitôt. Avec la ferme résolution de changer de vie :
ah, sortir de ce cauchemar bouffon !
Pour commencer, ce samedi
matin, vous avez débranché la télévision. Vous avez pris l’appareil à bras le
corps et l’avez déposé dans un placard. C’est un début modeste, mais il vous
donnera un peu plus de temps pour réfléchir. Ce qui n’est pas rien. Courage !
Tout de même, on espère qu'il ne s'agit pas là de la "journée ordinaire" annoncée par le titre...
RépondreSupprimerOh si, à peu près celle de pas mal de monde... Disons que j'ai un peu concentré les choses, voilà tout ! Ce pourrait être aussi un cauchemar dont on s'éveillerait pour y replonger une fois debout.
SupprimerS. L.