On attribue souvent la citation qui suit au Sapeur Camember : « Quand les
bornes sont franchies, il n’y a plus de limites. » J’ai eu beau fouiller l’exemplaire
que je possède de cette exquise histoire dessinée, je ne l’y ai pas trouvée[i].
C’est en apparence un truisme tout bête, mais je ne le trouve pas si sot. L’actualité
l’illustre souvent, d’ailleurs.
Une affaire sordide
Nous aurons tous entendu parler de cette affaire
récente : un couple australien avait eu recours aux services d’une mère porteuse thaïlandaise pour avoir un
enfant. La mère en question accoucha de jumeaux, dont un garçon trisomique,
lequel, jugé indésirable par ses commanditaires australiens, fut laissé à sa
brave mère.
On ne peut être que frappé par le caractère aussi
sordide que monstrueux d’une pareille affaire. Non seulement un couple se
permet de louer le ventre d’une femme pauvre pour acheter un enfant (ce qui, en
somme, réduit au moins deux personnes à l’état de biens), mais ce couple se
croit aussi autorisé à abandonner l’enfant s’il n’est pas conforme à ses
attentes. Il paraît même que ces prestations font parfois l’objet de contrats
dont certaines clauses spécifient que la mère
porteuse doit, après s’être soumise à des examens prénataux, avorter en cas
de malformation du fœtus. En somme, pour utiliser un langage de mauvais polar,
voilà un enfant qui a un contrat sur sa
tête avant même de naître. Délicieuses mœurs.
Entendant sur France-Culture l’autre jour un
compte-rendu de cette sordide affaire, j’appris que la loi thaïlandaise n’autorise
normalement le recours à une mère
porteuse que si celle-ci est apparentée aux commanditaires. Et que, devant
de telles dérives, les autorités
thaïlandaises menaçaient d’appliquer strictement cette loi[ii].
Moi qui croyais que les lois étaient faites pour
être appliquées. Naïf esprit que le mien…
Tartuferie progressiste
Même chez les progressistes les plus avancés, par
exemple les partisans de l’autorisation en France de la gestation pour autrui, une histoire aussi sinistre a fait
scandale. Et, bien sûr, il aura été question de dérives. Mais où sont-elles donc, ces fameuses dérives ? Quand on admet que le corps d’une femme puisse être
considéré comme un moyen et l’enfant qu’on lui fait porter comme l’objet d’une
transaction, pourquoi s’offusquer du refus de cet objet s’il n’est pas conforme
au cahier des charges ? Du reste, je doute que la grosse presse nous eût
informés de l’affaire si, conformément au contrat, la mère porteuse eût avorté.
Non, il ne s’agit en aucun cas d’une dérive. Ce n’est que la conséquence
logique de la réification d’êtres humains, sacrifiés aux désirs des uns ou des
autres, et à l’argent. Quand les bornes sont franchies, disions-nous…
(A propos d’argent, que les bonnes âmes libérales ou
mercantilistes n’aillent pas me répliquer que, pour des femmes pauvres, se
faire payer pour porter un enfant est une source de revenus comme une autre,
somme toute intéressante. Si vous voulez aider un pauvre, donnez-lui quelque
chose sans rien lui demander en retour – ce qui peut même consister en un travail
digne et décemment payé.)
Quand les bornes sont-elles franchies ?
Bonne question, non ? Cela commence souvent
dans nos façons de parler (il en a déjà été question ici). Pour donner un
exemple personnel, j’ai travaillé quelques années, quand j’étais encore jeune
et beau, dans une société dite de conseil, une de ces entreprises de « location
d’ingénieurs », appelées plus vulgairement boîtes à viande – je faisais partie de la « viande ». Je
me souviens en particulier d’un commercial aussi bas de plafond que possédé par
l’appétit du lucre, qui disait aux consultants qu’il n’arrivait pas à placer
chez un client : « t’es pas rentable », quand il ne les traitait
pas de « centres de coût » ; tout en expliquant à ses clients,
lorsqu’ils rechignaient à accepter les services d’un de « ses »
consultants, que ledit consultant lui
coûtait[iii].
J’ignore ce qui se passait dans la tête d’un pareil individu. Mais ses propos
me semblent refléter une tournure d’esprit propice à franchir certaines bornes.
Lesquelles sont donc parfois difficiles à percevoir
et résident souvent dans notre vocabulaire.
(Je sais. Il se trouvera certainement des esprits
chagrins, ou légers, pour estimer que mon insistance sur le vocabulaire est
quelque peu vétilleuse. Mais les mots ont après tout un sens. Tant pis pour
ceux qui voudront me traiter de puriste, je rejette d’avance l’accusation. Même
si, cette fois, puriste est bien
utilisé comme insulte par un personnage du Sapeur
Camember, plus précisément dans Camember-Salomon,
médiateur.)
[i] Peut-être se trouve-t-elle
en fait dans La famille Fenouillard, à
moins que ce ne soit dans Le savant
Cosinus ? Lecteurs, votre aide est la bienvenue.
[ii] Quelque chose comme le
genre paquebot français, décrit par Paul Morand dans Rien que la terre :
« … et la
bonne voix marseillaise du commandant qui crie du haut de la passerelle :
-
Si l’on m’emm… j’applique
le règlement ! »
[iii] Qu’on se rassure, j’ai
quitté cette société il y a près de dix ans. L’observation de ce genre de
personnage n’a pas peu contribué à ma décision d’en démissionner.
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