A écrivain maudit, roman
maudit : pendant des années, ayant vu figurer Drôle de voyage dans
la liste des œuvres de Pierre Drieu la Rochelle, j’ai écumé les boîtes des
bouquinistes à la recherche de ce titre. Rien, bredouille, macache. Il m’est
même arrivé de temps à autre de douter de son existence. D’ailleurs, Drôle
de voyage n’a pas eu l’honneur d’être sélectionné pour figurer dans le
volume paru en Pléiade il y a cinq ans.
Que cachait cette malédiction ?
Ce roman contient-il quelques propos particulièrement odieux (sur les Juifs,
par exemple) ? Est-il pornographique ? Serait-il particulièrement
raté ou insignifiant ? Ce n’est pas le cas, à en croire Bernard Frank qui,
dans La Panoplie littéraire, le cite parmi « quelques bons romans »
de Drieu, aux côtés du Feu follet et de Rêveuse bourgeoisie. De quoi
être alléché si comme Bernard Frank on considère Le Feu follet et Rêveuse
bourgeoisie comme de bons romans de Drieu.
Grâce aux éditions du
Castor astral, il est désormais possible de se faire une idée sans avoir à
jouer les archéologues : Drôle de voyage est disponible depuis 2016
dans une réédition publiée par cette maison.
Force est de constater, à
sa lecture, que ce roman n’a pas les défauts que j’avais fini par soupçonner :
Drieu n’y est pas plus antisémite que dans ses autres romans (quelques
notations vers le début et la fin, de moins en moins insistantes, comme si
Drieu se lassait lui-même de ce déplorable dada) ; ce n’est pas cochon, ce
n’est pas insignifiant comme, disons, L’Homme à cheval ou Béloukia…
Peut-être faut-il reprocher quand même à Drôle de voyage d’avoir un
argument aussi ténu que L’Homme couvert de femmes[i],
roman largement oubliable.
L’argument, donc, et l’intrigue
aussi, de Drôle de voyage tiennent en effet en peu de mots : un jour, on
présente à Gille Gambier[ii],
vague diplomate resté au Quai et doté d’une réputation de coureur, Béatrix
Owen, une Anglaise jeune et jolie mais chétive et timide, quoique non dépourvue
d’intelligence : le contraire des femmes au corps ferme et à l’âme flasque
dont il a l’habitude de se repaître. Ils se tourneront autour, on parlera de
mariage, de plus en plus sérieusement… Mais la fuite et le gâchis sont des
possibilités que Gille ne cesse d’envisager.
Peu d’intérêt en
apparence, donc, dans cette mince intrigue – si ce n’est cette possibilité de
fuite ou de gâchis qui se reflète jusque dans l’air expédié de la fin de ce
roman. Reste donc la forme : certains passages dialogués – ou juxtapositions
de monologues – ainsi que quelques ruminations de Gille ont quelque chose d’à
la fois théorique et ampoulé qui pourrait rebuter. Il faut donc s’accrocher
pour apprécier la part de comédie de pose de chacun des personnages :
comment être perçu par les autres, comment se percevoir soi-même ? Quel
personnage jouer et à qui ?
Dans ce registre, la drôlerie,
la satire, et même par brefs instants la farce, ne sont pas absentes. Elles donnent
du relief au texte. Ainsi, Lord Owen, le père de Béatrix, décrit comme un
aristocrate anglais mutique et imbibé, sorte de carafe ambulante où décanterait
quelque whisky de bon aloi, sauf à l’heure du thé, où l’on boit du thé. Ce n’est
qu’à la fin qu’il ouvrira – brièvement – la bouche pour dire de manière assez
lapidaire, mais plutôt lucide, à Gille ce qu’il pense de lui. Leur dialogue
finit par un échange d’une drôlerie toute française : à Lord Owen qui lui
dit « vous êtes déplaisant », Gille répond : « à
mes heures ».
Pourquoi toute française ?
Eh bien, c’est léger, désinvolte quoique peut-être plus profond qu’une
blague cynique et élégante. On sourit souvent dans ce roman, pas comme à une
satire farcesque à la Waugh (anglaise, donc), ni comme à la délirante comédie
sociale à la Gombrowicz (polonaise, sous des déguisements universels). C’est le
trait assassin jusque dans la syntaxe qui fait sourire, art français[iii] que
Nimier portera à la perfection avec le naturel que l’on sait. Chez Drieu, cet
art peut donner :
« Gabriel, l’aîné,
quand il sortait de sa bibliothèque, était important dans l’industrie textile. »
Qui sait si ces traits si
français ne gênaient pas Drieu, qui se rêvait en « Nordique » (sans
en être dupe, comme déjà dans Etat-civil) ? Du reste, en termes d’identité,
les incertitudes de Drieu pouvaient aller, comme on le sait, jusque dans la
politique. A un Anglais qui le soupçonne d’être « bolchevik », Gille
répond : « Tout au plus sommes-nous capables d’être fascistes, c’est-à-dire
de mettre un peu de démagogie dans notre conservatisme. » Lire cela chez Drieu-le-fasciste peut paraître
étonnant. Mais il est vrai que nous sommes en 1933, époque où Drieu ne savait
pas encore bien s’il était de centre-gauche ou fasciste. Il n’était sans doute
pas le seul en son temps. Le spectre des idées politiques, à une époque donnée,
a des porosités que nous sommes ensuite bien en peine de comprendre. Notons que
cette pique envers le fascisme précède une de ces tirades un peu boursouflées…
Mais est-ce vraiment Drieu qui fait alors l’intéressant, ou le personnage de Gille ?
Les éditions du Castor
astral ont eu raison de citer sur la quatrième de couverture ce jugement de
Bernard Frank :
« C’est ici que
Drieu est à la fois le plus lui-même et le plus libre. Tout ce qui agace et
tout ce qui séduit chez lui a trouvé dans Drôle de voyage son point d’équilibre. »
[i] Roman, soit dit en
passant, dédié à Louis Aragon. A ce propos, j’évoquais ici il y a quelque temps
le nom de Laurent Dandrieu, sur un tout autre sujet. Ce nom est, paraît-il, un
pseudonyme choisi par admiration pour Drieu. En faisant un peu de lacanisme de
comptoir (Jacques Lacan fut, dit-on, l’amant de la seconde épouse de Drieu), on
lira : dans Drieu ; ou
alors d’Andrieux, ce qui nous ramène
à Aragon. Et nous oblige à nous interroger – sans réponse possible – sur ce qui
a pu attirer des écrivains de la valeur de Drieu ou de son frère ennemi Aragon
dans les idées politiques les plus indéfendables…
[ii] Double romanesque de
Drieu ? Ce nom (orthographié Gille ou Gilles) apparaîtra dans quelques
romans et nouvelles, jusqu’à Gilles.
[iii] Si, si, français, j’insiste.
Un candidat à l’élection présidentielle, assez en vogue en ce moment, du nom de
Macaron ou Micron, je ne sais plus, aurait récemment prétendu que la « culture
française » n’existerait pas. On lui conseillera de lire un peu plus.
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