dimanche 26 février 2017

« Drôle de voyage » (Pierre Drieu la Rochelle)

A écrivain maudit, roman maudit : pendant des années, ayant vu figurer Drôle de voyage dans la liste des œuvres de Pierre Drieu la Rochelle, j’ai écumé les boîtes des bouquinistes à la recherche de ce titre. Rien, bredouille, macache. Il m’est même arrivé de temps à autre de douter de son existence. D’ailleurs, Drôle de voyage n’a pas eu l’honneur d’être sélectionné pour figurer dans le volume paru en Pléiade il y a cinq ans.
Que cachait cette malédiction ? Ce roman contient-il quelques propos particulièrement odieux (sur les Juifs, par exemple) ? Est-il pornographique ? Serait-il particulièrement raté ou insignifiant ? Ce n’est pas le cas, à en croire Bernard Frank qui, dans La Panoplie littéraire, le cite parmi « quelques bons romans » de Drieu, aux côtés du Feu follet et de Rêveuse bourgeoisie. De quoi être alléché si comme Bernard Frank on considère Le Feu follet et Rêveuse bourgeoisie comme de bons romans de Drieu.
Grâce aux éditions du Castor astral, il est désormais possible de se faire une idée sans avoir à jouer les archéologues : Drôle de voyage est disponible depuis 2016 dans une réédition publiée par cette maison.
Force est de constater, à sa lecture, que ce roman n’a pas les défauts que j’avais fini par soupçonner : Drieu n’y est pas plus antisémite que dans ses autres romans (quelques notations vers le début et la fin, de moins en moins insistantes, comme si Drieu se lassait lui-même de ce déplorable dada) ; ce n’est pas cochon, ce n’est pas insignifiant comme, disons, L’Homme à cheval ou Béloukia… Peut-être faut-il reprocher quand même à Drôle de voyage d’avoir un argument aussi ténu que L’Homme couvert de femmes[i], roman largement oubliable.
L’argument, donc, et l’intrigue aussi, de Drôle de voyage tiennent en effet en peu de mots : un jour, on présente à Gille Gambier[ii], vague diplomate resté au Quai et doté d’une réputation de coureur, Béatrix Owen, une Anglaise jeune et jolie mais chétive et timide, quoique non dépourvue d’intelligence : le contraire des femmes au corps ferme et à l’âme flasque dont il a l’habitude de se repaître. Ils se tourneront autour, on parlera de mariage, de plus en plus sérieusement… Mais la fuite et le gâchis sont des possibilités que Gille ne cesse d’envisager.
Peu d’intérêt en apparence, donc, dans cette mince intrigue – si ce n’est cette possibilité de fuite ou de gâchis qui se reflète jusque dans l’air expédié de la fin de ce roman. Reste donc la forme : certains passages dialogués – ou juxtapositions de monologues – ainsi que quelques ruminations de Gille ont quelque chose d’à la fois théorique et ampoulé qui pourrait rebuter. Il faut donc s’accrocher pour apprécier la part de comédie de pose de chacun des personnages : comment être perçu par les autres, comment se percevoir soi-même ? Quel personnage jouer et à qui ?
Dans ce registre, la drôlerie, la satire, et même par brefs instants la farce, ne sont pas absentes. Elles donnent du relief au texte. Ainsi, Lord Owen, le père de Béatrix, décrit comme un aristocrate anglais mutique et imbibé, sorte de carafe ambulante où décanterait quelque whisky de bon aloi, sauf à l’heure du thé, où l’on boit du thé. Ce n’est qu’à la fin qu’il ouvrira – brièvement – la bouche pour dire de manière assez lapidaire, mais plutôt lucide, à Gille ce qu’il pense de lui. Leur dialogue finit par un échange d’une drôlerie toute française : à Lord Owen qui lui dit « vous êtes déplaisant », Gille répond : « à mes heures ».
Pourquoi toute française ? Eh bien, c’est léger, désinvolte quoique peut-être plus profond qu’une blague cynique et élégante. On sourit souvent dans ce roman, pas comme à une satire farcesque à la Waugh (anglaise, donc), ni comme à la délirante comédie sociale à la Gombrowicz (polonaise, sous des déguisements universels). C’est le trait assassin jusque dans la syntaxe qui fait sourire, art français[iii] que Nimier portera à la perfection avec le naturel que l’on sait. Chez Drieu, cet art peut donner :
« Gabriel, l’aîné, quand il sortait de sa bibliothèque, était important dans l’industrie textile. »
Qui sait si ces traits si français ne gênaient pas Drieu, qui se rêvait en « Nordique » (sans en être dupe, comme déjà dans Etat-civil) ? Du reste, en termes d’identité, les incertitudes de Drieu pouvaient aller, comme on le sait, jusque dans la politique. A un Anglais qui le soupçonne d’être « bolchevik », Gille répond : « Tout au plus sommes-nous capables d’être fascistes, c’est-à-dire de mettre un peu de démagogie dans notre conservatisme. »  Lire cela chez Drieu-le-fasciste peut paraître étonnant. Mais il est vrai que nous sommes en 1933, époque où Drieu ne savait pas encore bien s’il était de centre-gauche ou fasciste. Il n’était sans doute pas le seul en son temps. Le spectre des idées politiques, à une époque donnée, a des porosités que nous sommes ensuite bien en peine de comprendre. Notons que cette pique envers le fascisme précède une de ces tirades un peu boursouflées… Mais est-ce vraiment Drieu qui fait alors l’intéressant, ou le personnage de Gille ?
Les éditions du Castor astral ont eu raison de citer sur la quatrième de couverture ce jugement de Bernard Frank :
« C’est ici que Drieu est à la fois le plus lui-même et le plus libre. Tout ce qui agace et tout ce qui séduit chez lui a trouvé dans Drôle de voyage son point d’équilibre. »


[i] Roman, soit dit en passant, dédié à Louis Aragon. A ce propos, j’évoquais ici il y a quelque temps le nom de Laurent Dandrieu, sur un tout autre sujet. Ce nom est, paraît-il, un pseudonyme choisi par admiration pour Drieu. En faisant un peu de lacanisme de comptoir (Jacques Lacan fut, dit-on, l’amant de la seconde épouse de Drieu), on lira : dans Drieu ; ou alors d’Andrieux, ce qui nous ramène à Aragon. Et nous oblige à nous interroger – sans réponse possible – sur ce qui a pu attirer des écrivains de la valeur de Drieu ou de son frère ennemi Aragon dans les idées politiques les plus indéfendables…
[ii] Double romanesque de Drieu ? Ce nom (orthographié Gille ou Gilles) apparaîtra dans quelques romans et nouvelles, jusqu’à Gilles.
[iii] Si, si, français, j’insiste. Un candidat à l’élection présidentielle, assez en vogue en ce moment, du nom de Macaron ou Micron, je ne sais plus, aurait récemment prétendu que la « culture française » n’existerait pas. On lui conseillera de lire un peu plus.

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