samedi 11 février 2017

« Identitaire, le mauvais génie du christianisme » (E. Le Morhedec)

Sous différents assauts (conjugués ou non, peu importe en l’occurrence), les traits qui définissent les identités des civilisations paraissent menacés en ce moment. Cela vaut en particulier pour la nôtre, en France. La modernité, sous des formes techniques, mercantiles ou politiques, ainsi qu’une immigration massive et réputée inassimilable, voilà de quoi susciter des inquiétudes parfois légitimes. Pour qui ne veut pas se résigner à être effacé, deux voies sont possibles.
La première est celle, saine et toujours nécessaire, de l’illustration : elle consiste à accepter humblement un vieil héritage et à le faire vivre, y compris en le critiquant sur les bords et en l’enrichissant par la pratique des vertus qu’il porte.
La seconde est moins saine : elle consiste à figer, à mythifier cet héritage (quitte à le déformer), à en faire à la fois une idole et la bannière d’un combat politique ; à se flatter aussi d’en être le dépositaire. C’est cette voie que l’on peut qualifier d’identitaire.
Pour ce qui est de la France, la religion catholique fut longtemps une composante forte de notre identité, aussi bien par le rythme, le parfum et la couleur qu’elle donnait à la vie quotidienne et à la culture que par ce qu’elle nous a apporté de plus profond, de plus essentiel. Il n’est par conséquent pas étonnant que les tenants d’une voie identitaire essaient de se l’approprier et que quelques catholiques (dont il n’est pas permis de douter de la sincérité) cèdent à cette tentation. Nous y sommes d’ailleurs tous plus ou moins exposés.
Or, si les identitaires, en s’emparant de ce qui nous est cher (nos traditions, notre culture, notre histoire…), peuvent nous agacer quelque peu, il en va autrement en matière de religion : il ne s’agit pas seulement de ce qui nous tient à cœur, mais de ce que nous croyons être notre salut. La tentation identitaire est donc d’autant plus grave[i].
C’est cette tentation qu’entend combattre Erwan le Morhedec[ii] dans un bref essai – ou faut-il dire pamphlet ? – paru voici environ un mois aux éditions du Cerf : Identitaire, le mauvais génie du christianisme. Ce livre a provoqué de vifs débats – voire de vaines empoignades ? – dans un petit monde catholique, où il est souvent opposé à Eglise et immigration, le grand malaise : le pape et le suicide de la civilisation européenne, essai de Laurent Dandrieu ; ce dernier ouvrage est accusé d’être une attaque frontale et peu évangélique contre le pape François[iii].
Que reproche Erwan le Morhedec à nos catholiques identitaires ? En quelques mots, de réduire la religion catholique à quelques signes extérieurs vite folklorisés, de cultiver des réflexes communautaires, de confondre religion et « ethnie » (pour ne pas dire race), dé répandre un discours en permanence défensif, voire vengeur, et même de s’acoquiner avec des tenants d’un fumeux néo-paganisme, le tout à des fins plus politiques (nationalistes, le plus souvent) que spirituelles.
Un mal étant plus facile à combattre s’il est extirpé à la racine, Erwan Le Morhedec tente d’en cerner les origines. Parmi celles-ci sont évoqués certains écrits de Charles Maurras[iv] prônant en quelque sorte un catholicisme « déchristianisé », utile comme support ou ciment de l’ordre social, et rejetant « le venin du Magnificat » ou « les évangiles de quatre juifs obscurs ». On sait quelles frictions il y eut, dès 1926, entre l’Action française et l’Eglise…
Il ne cache pas non plus qu’en matière de réflexes identitaires l’époque est tentante, pour qui en rejette bien des signes (et souvent à juste titre). L’exemple de la « loi Taubira » et des protestations qu’elle occasionna[v] s’impose à cet égard, notamment en ce que cet épisode fut l’occasion pour certains manifestants jeunes, vifs et pleins d’allant, de rencontrer quelques tentateurs…  Ajoutons à cela un sentiment de vide, de délitement (aussi spirituel que social ou politique), y compris dans l’Eglise catholique en France il y a une quarantaine d’années, et bien des conditions sont réunies pour que la tentation fonctionne, avec ses promesses de vigueur et d’enracinement retrouvés. Bien des exemples des confusions qui en naissent sont fournis principalement dans le premier chapitre, « Par Odin et Notre Seigneur Jésus-Christ ? »[vi].
(Observons que ce chapitre, en présentant les racines du mal qui suffisent à sa démonstration, fait de ce livre plus un pamphlet qu’un essai. Sinon il eût mentionné d’autres antécédents historiques comme le gallicanisme, la vision napoléonienne – à travers le concordat de 1801 – du catholicisme et des religions établies en général, ou encore les excès des « Chevaliers de la Foi » à la Restauration, époque que connut bien Chateaubriand, auteur du Génie du christianisme.)
Après avoir décrit ce mal et certaines de ses causes (y compris dans de curieuses accointances ou perméabilités politiques, plus ou moins spontanées), Erwan Le Morhedec s’attache (dans le chapitre intitulé « L’identitarisme, nouvel antichristianisme ») à expliquer pourquoi ce mal en est un. Il y a chez bien des identitaires un attachement aux rites catholiques, dans leur réelle beauté, qui parfois ne semble pas aller au-delà de celle-ci, laissant de côté Qui cette beauté célèbre. Le danger est donc de faire de la religion un signe purement extérieur, de détourner certains catholiques vers une forme de célébration de soi, un brin narcissique : « ce christianisme identitaire, féru de passé glorieux, de cimetières et de vieilles pierres, dévitalise et stérilise le christianisme pour en faire une référence culturelle comme une autre », écrit-il page 117, avant d’avoir recours à une citation éclairante de Mgr de Germay, évêque d’Ajaccio, qui résume fort bien le danger : « On ne peut se contenter de préserver les signes extérieurs de chrétienté. Si l’on fait cela sans se préoccuper du cœur de la foi, nous risquons de nous trouver en face d’une coquille vide qui, un jour, s’écroulera ».
Enfin, Erwan Le Morhedec met en évidence ce que le comportement de nos frères identitaires a d’incohérent du simple point de vue du bon sens : dénonçant à juste titre le communautarisme parfois geignard d’autres religions, ils s’y livrent en se récriant contre le moindre acte ou la moindre parole hostile, voire contre l’absence de vœux de la part des autorités civiles au moment des fêtes chrétiennes ; se voulant défenseurs de la Chrétienté (notion vague : s’agit-il des territoires habités par des populations de tradition chrétienne ?), ils s’affirment prêts à l’être avec une virilité n’excluant pas la violence, ce qui n’est guère chrétien – d’où une longue citation fort bienvenue, pages 115 et 116, de Soumission de Houellebecq, qui rappelle qu’au fond, en cas (ce qu’à Dieu ne plaise) d’islamisation de la France, les identitaires (chrétiens ou non) pourraient tout à fait logiquement s’en accommoder[vii].
Le troisième chapitre (« La seule identité qui vaille ») ainsi que la conclusion de cet ouvrage, après les critiques des chapitres précédents, livrent une invitation que l’on pourrait résumer ainsi : si vous redoutez la disparition du christianisme dans nos contrées, cessez d’être sur la défensive ; cessez d’voir peur ; faites confiance à l’Esprit Saint et engagez-vous, rengagez-vous ! Au lieu de défendre une mythique chrétienté, illustrez le christianisme, par la parole et par les actes. Il y a de la place dans ce combat- là pour tout le monde, y compris pour les âmes viriles.
Pour finir, observons que Identitaire, le mauvais génie du christianisme a provoqué des cris outragés et des accusations extravagantes, Erwan Le Morhedec ayant été traité çà et là de pharisien, voire de cathare : curieuses accusations chez des gens épris de signes extérieurs et de pureté. Pour leur répondre, il suffit de deux citations : « Notre foi doit nous inciter et nous aider à refuser cette tentation identitaire. Elle est humaine, naturelle, compréhensible comme beaucoup d’autres tentations, il n’est pas coupable de la ressentir, il est coupable d’y succomber » (p. 142), ce qui n’est pas très pharisien et « Servir. Servir l’autre, servir le pays, servir Dieu » (p. 140), ce qui n’est pas très cathare. Les détracteurs de ce livre l’ont-ils vraiment lu ?


[i] La gravité de cette tentation est ce qui fait son importance, plutôt que le nombre des personnes qui y cèdent, que nous ignorons…
[ii] Dont on connaît le blogue Koztoujours.
[iii] Il n’en sera rien dit ici, ni en bien ni en mal, car je ne l’ai pas lu.
[iv] Voir notamment p. 50. L’auteur rappelle que tout n’est pas à jeter chez Maurras et dans l’Action française, mais que faire la part des choses est une tâche nécessaire et difficile si l’on veut s’y intéresser.
[v] Les habitués du présent blogue le savent (voir ici par exemple).
[vi] Dont un assez cocasse, concernant un objet nommé tour de Jul (p. 57) ; précisons qu’en vieux norrois, le mot jul désignait la période du solstice d’hiver (voir l’anglais yuletide) ; aujourd’hui, dans les langues nordiques, ce mot désigne la fête – bien chrétienne – de Noël. L’érudition des néo-païens est peut-être un peu hâtive.
[vii] C’est une réflexion intéressante que, sans me vanter, j’avais relevée dans ce roman (voir ici).

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