Sous différents assauts
(conjugués ou non, peu importe en l’occurrence), les traits qui définissent les
identités des civilisations paraissent menacés en ce moment. Cela vaut en
particulier pour la nôtre, en France. La modernité, sous des formes techniques,
mercantiles ou politiques, ainsi qu’une immigration massive et réputée
inassimilable, voilà de quoi susciter des inquiétudes parfois légitimes. Pour qui
ne veut pas se résigner à être effacé, deux voies sont possibles.
La première est celle,
saine et toujours nécessaire, de l’illustration : elle consiste à
accepter humblement un vieil héritage et à le faire vivre, y compris en le
critiquant sur les bords et en l’enrichissant par la pratique des vertus qu’il
porte.
La seconde est moins
saine : elle consiste à figer, à mythifier cet héritage (quitte à le
déformer), à en faire à la fois une idole et la bannière d’un combat politique ;
à se flatter aussi d’en être le dépositaire. C’est cette voie que l’on peut
qualifier d’identitaire.
Pour ce qui est de la France,
la religion catholique fut longtemps une composante forte de notre identité,
aussi bien par le rythme, le parfum et la couleur qu’elle donnait à la vie
quotidienne et à la culture que par ce qu’elle nous a apporté de plus profond,
de plus essentiel. Il n’est par conséquent pas étonnant que les tenants d’une
voie identitaire essaient de se l’approprier et que quelques catholiques (dont
il n’est pas permis de douter de la sincérité) cèdent à cette tentation. Nous y
sommes d’ailleurs tous plus ou moins exposés.
Or, si les identitaires,
en s’emparant de ce qui nous est cher (nos traditions, notre culture, notre
histoire…), peuvent nous agacer quelque peu, il en va autrement en matière de
religion : il ne s’agit pas seulement de ce qui nous tient à cœur, mais de
ce que nous croyons être notre salut. La tentation identitaire est donc d’autant
plus grave[i].
C’est cette tentation qu’entend
combattre Erwan le Morhedec[ii] dans
un bref essai – ou faut-il dire pamphlet ? – paru voici environ un mois
aux éditions du Cerf : Identitaire, le mauvais génie du christianisme.
Ce livre a provoqué de vifs débats – voire de vaines empoignades ? – dans un
petit monde catholique, où il est souvent opposé à Eglise et immigration, le
grand malaise : le pape et le suicide de la civilisation européenne,
essai de Laurent Dandrieu ; ce dernier ouvrage est accusé d’être une
attaque frontale et peu évangélique contre le pape François[iii].
Que reproche Erwan le
Morhedec à nos catholiques identitaires ? En quelques mots, de réduire la
religion catholique à quelques signes extérieurs vite folklorisés, de cultiver
des réflexes communautaires, de confondre religion et « ethnie »
(pour ne pas dire race), dé répandre un discours en permanence défensif, voire
vengeur, et même de s’acoquiner avec des tenants d’un fumeux néo-paganisme, le
tout à des fins plus politiques (nationalistes, le plus souvent) que
spirituelles.
Un mal étant plus facile
à combattre s’il est extirpé à la racine, Erwan Le Morhedec tente d’en cerner
les origines. Parmi celles-ci sont évoqués certains écrits de Charles Maurras[iv]
prônant en quelque sorte un catholicisme « déchristianisé », utile
comme support ou ciment de l’ordre social, et rejetant « le venin du
Magnificat » ou « les évangiles de quatre juifs obscurs ».
On sait quelles frictions il y eut, dès 1926, entre l’Action française et l’Eglise…
Il ne cache pas non plus
qu’en matière de réflexes identitaires l’époque est tentante, pour qui en
rejette bien des signes (et souvent à juste titre). L’exemple de la « loi
Taubira » et des protestations qu’elle occasionna[v] s’impose
à cet égard, notamment en ce que cet épisode fut l’occasion pour certains
manifestants jeunes, vifs et pleins d’allant, de rencontrer quelques tentateurs…
Ajoutons à cela un sentiment de vide, de
délitement (aussi spirituel que social ou politique), y compris dans l’Eglise
catholique en France il y a une quarantaine d’années, et bien des conditions
sont réunies pour que la tentation fonctionne, avec ses promesses de vigueur et
d’enracinement retrouvés. Bien des exemples des confusions qui en naissent sont
fournis principalement dans le premier chapitre, « Par Odin et Notre
Seigneur Jésus-Christ ? »[vi].
(Observons que ce
chapitre, en présentant les racines du mal qui suffisent à sa démonstration,
fait de ce livre plus un pamphlet qu’un essai. Sinon il eût mentionné d’autres
antécédents historiques comme le gallicanisme, la vision napoléonienne – à travers
le concordat de 1801 – du catholicisme et des religions établies en général, ou
encore les excès des « Chevaliers de la Foi » à la Restauration,
époque que connut bien Chateaubriand, auteur du Génie du christianisme.)
Après avoir décrit ce mal
et certaines de ses causes (y compris dans de curieuses accointances ou
perméabilités politiques, plus ou moins spontanées), Erwan Le Morhedec s’attache
(dans le chapitre intitulé « L’identitarisme, nouvel antichristianisme »)
à expliquer pourquoi ce mal en est un. Il y a chez bien des identitaires un
attachement aux rites catholiques, dans leur réelle beauté, qui parfois ne
semble pas aller au-delà de celle-ci, laissant de côté Qui cette beauté
célèbre. Le danger est donc de faire de la religion un signe purement
extérieur, de détourner certains catholiques vers une forme de célébration de
soi, un brin narcissique : « ce christianisme identitaire, féru de
passé glorieux, de cimetières et de vieilles pierres, dévitalise et stérilise
le christianisme pour en faire une référence culturelle comme une autre »,
écrit-il page 117, avant d’avoir recours à une citation éclairante de Mgr de
Germay, évêque d’Ajaccio, qui résume fort bien le danger : « On ne
peut se contenter de préserver les signes extérieurs de chrétienté. Si l’on
fait cela sans se préoccuper du cœur de la foi, nous risquons de nous trouver
en face d’une coquille vide qui, un jour, s’écroulera ».
Enfin, Erwan Le Morhedec
met en évidence ce que le comportement de nos frères identitaires a d’incohérent
du simple point de vue du bon sens : dénonçant à juste titre le
communautarisme parfois geignard d’autres religions, ils s’y livrent en se
récriant contre le moindre acte ou la moindre parole hostile, voire contre l’absence
de vœux de la part des autorités civiles au moment des fêtes chrétiennes ;
se voulant défenseurs de la Chrétienté (notion vague : s’agit-il des
territoires habités par des populations de tradition chrétienne ?), ils s’affirment
prêts à l’être avec une virilité n’excluant pas la violence, ce qui n’est guère
chrétien – d’où une longue citation fort bienvenue, pages 115 et 116, de Soumission
de Houellebecq, qui rappelle qu’au fond, en cas (ce qu’à Dieu ne plaise) d’islamisation
de la France, les identitaires (chrétiens ou non) pourraient tout à fait
logiquement s’en accommoder[vii].
Le troisième chapitre (« La
seule identité qui vaille ») ainsi que la conclusion de cet ouvrage, après
les critiques des chapitres précédents, livrent une invitation que l’on
pourrait résumer ainsi : si vous redoutez la disparition du christianisme
dans nos contrées, cessez d’être sur la défensive ; cessez d’voir peur ;
faites confiance à l’Esprit Saint et engagez-vous, rengagez-vous ! Au lieu
de défendre une mythique chrétienté, illustrez le christianisme, par la parole
et par les actes. Il y a de la place dans ce combat- là pour tout le monde, y
compris pour les âmes viriles.
Pour finir, observons que
Identitaire, le mauvais génie du christianisme a provoqué des cris outragés et
des accusations extravagantes, Erwan Le Morhedec ayant été traité çà et là de
pharisien, voire de cathare : curieuses accusations chez des gens épris de
signes extérieurs et de pureté. Pour leur répondre, il suffit de deux citations :
« Notre foi doit nous inciter et nous aider à refuser cette tentation
identitaire. Elle est humaine, naturelle, compréhensible comme beaucoup d’autres
tentations, il n’est pas coupable de la ressentir, il est coupable d’y
succomber » (p. 142), ce qui n’est pas très pharisien et « Servir.
Servir l’autre, servir le pays, servir Dieu » (p. 140), ce qui n’est pas très
cathare. Les détracteurs de ce livre l’ont-ils vraiment lu ?
[i] La gravité de cette
tentation est ce qui fait son importance, plutôt que le nombre des personnes
qui y cèdent, que nous ignorons…
[iii] Il n’en sera rien dit
ici, ni en bien ni en mal, car je ne l’ai pas lu.
[iv] Voir notamment p. 50. L’auteur
rappelle que tout n’est pas à jeter chez Maurras et dans l’Action française,
mais que faire la part des choses est une tâche nécessaire et difficile si l’on
veut s’y intéresser.
[v] Les habitués du présent
blogue le savent (voir ici par exemple).
[vi] Dont un assez cocasse,
concernant un objet nommé tour de Jul
(p. 57) ; précisons qu’en vieux norrois, le mot jul désignait la période du solstice d’hiver (voir l’anglais yuletide) ; aujourd’hui, dans les
langues nordiques, ce mot désigne la fête – bien chrétienne – de Noël. L’érudition
des néo-païens est peut-être un peu hâtive.
[vii] C’est une réflexion
intéressante que, sans me vanter, j’avais relevée dans ce roman (voir ici).
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