Eprouvant une certaine fatigue en ce moment (mais
courage, les vacances approchent), j’ai été brièvement tenté de céder à la
paresse en n’évoquant que des phénomènes aux apparences assez anodines. Comme par
exemple la prolifération depuis déjà quelques années de films sortant en France
avec un titre en anglais. Avant de me rendre compte que cela pouvait nous mener
à des choses plus inquiétantes…
Going to
the pictures
Je ne saurais dire exactement quand a commencé cette
manie de ne pas traduire les titres de films. Le phénomène existait déjà chez
les cinéphiles dans les années 1980, lorsqu’ils se régalaient de comédies
américaines comme Animal Crackers, The Shop Around The Corner ou The Philadelphia Story. C’est d’ailleurs
sous ces titres que j’ai pu les apprécier, il y a bien vingt ou vingt-cinq ans,
dans quelques cinémas du Quartier Latin. Peut-être leurs titres français
(respectivement : L’explorateur en
folie, Rendez-vous, Cette sacrée vérité) étaient-ils mal
choisis ?
C’est peut-être à partir du milieu des années 1990
que nous avons vu déferler les grosses productions aux titres non traduits :
des Basic Instinct, Total Recall ou Starship Troopers, par exemple[i].
Il serait fastidieux de poursuivre cette liste, tant Hollywood abreuve le monde
de ses produits – ce qui n’est pas une nouveauté.
Un fait plus surprenant est l’attribution de titres
en anglais à des films réalisés dans des pays non anglophones. Pour parler de
ce que je connais, je me rappelle qu’il y a quelques années était sorti en France
un film du réalisateur suédois Lukas Moodysson qui avait pour titre Together. Enfin, en France, puisque son
titre original est Tillsammans, soit
littéralement… Ensemble. La télévision
est elle aussi contaminée. Ainsi, on a vanté récemment la qualité d’une série
télévisée suédoise au propos dystopique, diffusée par Arte sous le titre :
Real Humans. Une bande annonce vue
sur Internet m’a permis de constater que le titre original de cette série est
bien entendu Äkta människor, soit
littéralement… De véritables humains.
Cette mondialisation du titre, les films produits dans d’autres pays la
subissent également : ainsi avons-nous pu entendre récemment parler d’un
film indien qui a pour titre : The
Lunch-Box. J’en ignore le titre original, mais je me demande si La gamelle ne faisait pas trop « popote »
pour les distributeurs.
A propos de cinéma suédois, tout cela ne m’empêchera
pas d’apprécier les films d’Ingmar Bergman, sortis avant cette absurde mode,
comme Le septième sceau (et non The Seventh Seal), Le visage (et non The Face), voire Cris et chuchotements (et non Whispers
And Cries[ii])…
Deux interprétations
Il est assez simple de comprendre, dans le cas de la
cinéphilie, que ce soit pour des films dits classiques ou pour des films « exotiques »
(c’est-à-dire ni français ni américains, pour faire vite), il entre une part de
snobisme : le spectateur « cultivé » sera flatté par l’impression
de n’avoir pas besoin d’une traduction (ou pire : d’un doublage) pour
apprécier l’original, dans sa saveur et son jus. Bien que se sentant cultivé et
ouvert à la diversité du monde, l’anglais lui suffira, car l’anglais, c’est de
l’étranger, donc c’est bien.
Dans le cas du cinéma populaire, c’est plus brutal :
à quoi bon faire l’effort de traduire les titres pour la populace ? L’important,
c’est qu’elle prenne du spectacle plein la face et qu’elle achète du pop-corn.
Quelle peut être la finalité de cette absence de traduction ?
S’agirait-il de conditionner le public pour l’intégrer dans une masse
universelle, indifférenciée, réduite à un tas de consommateurs manipulables ?
Cela n’est pas prouvé, mais le résultat y ressemble bien, révélant deux types
de mentalités de colonisés : d’un côté, une bourgeoisie snob qui se voit
en élite intellectuelle et rêve de ressembler aux vainqueurs, de l’autre un
petit peuple que l’on tient dans les amusements, et où naît une langue
désarticulée, impropre à refléter quelque réflexion que ce soit.
Franglais des riches, franglais des pauvres
Certes, le franglais n’est pas une nouveauté,
puisque c’est en 1963 que René Etiemble publia Parlez-vous franglais ?, pamphlet contre la bouillie verbale
mondialisée dont l’auteur ne détestait pas, du reste, la langue ni la
littérature anglaise. Mais force nous est de constater certains jours que la
bouillie s’étale de plus en plus.
Sortons des salles de cinéma et allons au bureau. A partir
d’un certain niveau de qualification, quel que soit le domaine où l’on
travaille, on finit par entendre des propos qui peuvent laisser perplexe ou
hilare, selon l’humeur. Pour ma part, j’ai entendu récemment dire que « les
nice to have ont des deadlines liées à leurs story points », dans le cadre du
développement d’un produit industriel.
Pour le petit peuple, la presse féminine est une
mine. La midinette y apprendra quels sont les must have et les it shoes
à porter pour être à la fois terriblement girly
et aussi sexy et glamour qu’une star.
Bouillie, vous dis-je.
(J’ouvre ici une parenthèse qui est un plaidoyer pro
domo : on pourrait m’objecter le titre et la devise du présent blogue, qui
sont en anglais. Je m’en suis déjà expliqué il y a un an environ – ici – et j’aurais
aussi bien pu l’intituler, disons, Pappersgeneralen,
avec pour sous-titre Tala sanning blir i
längden ofarligare än att ljuga, qui a pas mal d’allure, à mon goût ;
mais, voilà, je connais moins l’œuvre de Verner von Heidenstam que celle d’Evelyn
Waugh. Tiens, d’ailleurs, pro domo,
ce n’est même pas du français, puisque c’est du latin.)
L’empire des mots (l’empire du mal ?)
Mais revenons à la vie en entreprise, où les dérives du vocabulaire ne résident pas que
dans le charabia franglicisant. Chacun sait que ce que l’on nommait autrefois personnel est aujourd’hui nommé ressources humaines. Je ne sais pas, mais
cette dernière expression m’a toujours donné quelques frissons. Elle me semble
placer les hommes parmi d’autres ressources,
au même rang que des outils ou des consommables. Et comme il faut toujours
aller plus vite pour être plus efficace dans son travail, on finit par trouver
inutile de s’encombrer d’adjectifs. Combien de fois n’ai-je pas entendu dire,
lors des réunions, « t’as combien de ressources à me filer pour ça ? »
au lieu de « sur combien de personnes puis-je m’appuyer pour faire ce
travail ? »…
Avec de tels glissements, on finit par entrer, sans
trop y songer, dans ce que le Pape a nommé, je crois, civilisation du déchet. Dans ces conditions, que faire d’une ressource épuisée, qui ne rapporte rien ?
Eh bien, pour paraphraser Serge Gainsbourg dans Ronsard 58 : on lui paye son prix, on s’en débarrasse[iii].
Ces propos paraîtront brutaux aux oreilles délicates
du XXIe siècle. Ils ne sont plus de mise. Par exemple, il a beaucoup été
question en France d’euthanasie ces derniers jours, après l’acquittement d’un
médecin qui a reconnu avoir expédié ad
patres sept vieillards malades : la grosse presse, bien conditionnée,
a préféré en dire qu’il avait abrégé les
souffrances de ces vieillards, avant d’insister sur son émotion, son humanité,
et les applaudissements qui ont salué le verdict[iv].
Et M. Kouchner, de son côté, a exprimé son souhait de bannir l’usage du mot
euthanasie, notamment « parce qu’il
y a le mot nazi dedans, ce qui n’est
pas très gentil ». On comprend l’inquiétude de M. Kouchner sur d’éventuels
rapprochements inopportuns. Il suffit pour cela de lire la proposition n°21 du
candidat François Hollande en 2012 :
« Je
proposerai que toute personne majeure en phase avancée ou terminale d’une
maladie incurable, provoquant une souffrance physique ou psychique insupportable,
et qui ne peut être apaisée, puisse demander, dans des conditions précises et
strictes, à bénéficier d’une assistance médicalisée pour terminer sa vie dans
la dignité »
et de la comparer avec ce qui suit :
« [Certains médecins désignés nominativement] pourront accorder une mort miséricordieuse
aux malades qui auront été jugés incurables selon une appréciation aussi
rigoureuse que possible »,
qui est extrait d’un ordre secret rédigé par Hitler
en octobre 1939[v].
Entendons-nous bien : je ne crois pas pratiquer
ici la reductionem ad Hitlerum. Ce serait
le cas si je faisais par exemple remarquer que M. François Hollande ne fume
pas, tout comme Adolf Hitler, ce qui serait imbécile et dénué de tout intérêt.
Non, ici il s’agit d’une proposition, d’actes à rendre possibles. Je ne
prétends pas que les intentions de M. Hollande soient les mêmes que celles de
Hitler[vi],
mais il est troublant et même effrayant d’observer la ressemblance dans les
mots, les euphémismes, voire les détournements employés par les deux sur un
sujet précis en matière d’actes, je
le répète.
Voilà où peuvent mener l’air du temps et le
vocabulaire ambiant. On commence par absorber les à-peu-près qui bruissent un
peu partout (par exemple en se passant de traduire les mots étrangers dans des
domaines frivoles), on continue en usant d’euphémismes pour décrire une réalité
brutale, puis on finit par proposer en des termes délicats, sans s’en
apercevoir, presque la même chose que les pires assassins.
Et il y aura encore des gens pour me dire que le
diable n’existe pas !
[i] Tiens, je m’aperçois que
ces trois films ont été réalisés aux Etats-Unis par Paul Verhoeven, cinéaste
néerlandais (donc pas initialement anglophone). A propos de Starship Troopers, je me rappelle avoir
vu en 1998 des affiches de ce film au moment de sa sortie au Brésil, avec pour
titre, si j’ai bonne mémoire, Soldados das estrelas :
serait-on encore un peu vivant au Brésil ?
[ii] Le titre original est Viskningar och rop, soit en fait Chuchotements et cris, ou plus
élégamment Murmures et cris. Mais je
suppose que les distributeurs ont voulu faire un rapprochement homophonique avec
Crime et châtiment, avec lequel ce
film n’a d’ailleurs rien à voir…
[iii] Mais il est vrai que
dans cette chanson dont le titre indique le millésime, il est plutôt question
de chanter le caractère éphémère de la beauté d’une femme un peu… légère.
[iv] Les dégoulinades
sentimentales – au profit de l’étrange médecin – occasionnées par ce procès me
rappellent cette phrase de Roger Nimier, dans Le Grand d’Espagne : « Les fleurs bleues, le cannibalisme, il suffit de s’entendre et c’est
exactement la même chose ».
[v] Cf. Crime et utopie, de F. Rouvillois, p. 224.
[vi] M. Hollande est grand
seigneur : il nous laissera le choix.
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