Après les grandes manifestations de début 2013, on
était en droit de se demander ce qu’il adviendrait d’une protestation qui
parvint à rassembler pas mal de monde, malgré le mépris, les insultes et les
intimidations. Chacun, une fois votée la loi sur le mariage dit pour tous,
allait-il rentrer sagement chez soi en attendant la prochaine andouillerie du
gouvernement pour redescendre dans la rue ? Quelles suites, mais surtout
quel sens, donner à cette protestation ?
Suites de la Manif pour tous
Pour certains, notamment parmi les plus jeunes,
aller manifester pour la première fois, contredire le discours ambiant et
parfois défier l’autorité, voilà qui dut avoir un goût de fête, un goût quelque
peu grisant. Et, quand on est jeune, on n’a pas envie d’aller se coucher tout
de suite après la fête. La fête, on ne voudrait pas la voir cesser. De là, sans
doute, la prise de poses rebelles – oh, Dieu merci, de manière marginale – en s’agitant
et en hurlant à la dictature socialiste (un peu le style du Printemps français
ou peut-être de quelques hypothétiques et chimériques groupuscules rêvant d’on
ne sait quelle reconquista…), ou
encore en sombrant dans le canular lourd et crispé, à la manière des Hommen. En résumé, huer des ministres ou
parodier les Femen, c’est amusant une
fois, et cinq minutes (ne serait-ce que parce que cela risque de finir en jets
de bananes contre Mme Taubira et parce que les Femen, c’est déjà un peu lourd). Ensuite, cela finit par tourner en
rond et par virer à une agitation stérile, narcissique voire malsaine.
Pour d’autres, puisqu’il s’était agi de s’opposer à
une mesure d’un gouvernement de gauche, eh bien, il n’y avait qu’à adhérer,
dans une logique strictement partisane, à l’UMP. En croyant sans doute pouvoir
influer sur son discours et son programme. J’ignore si les jeunes gens bien
peignés de Sens commun se mordent les
doigts en ce moment, vu ce à quoi est en train de tourner l’UMP (ou plutôt :
vu la découverte de ce qu’est un parti politique). Mais les plus lucides
doivent sentir comme un grand vide, d’où émanerait de temps en temps le grand pschutt qui caractérise des discours d’estrade
ou de préau…
Un autre pschutt
pourrait être celui produit par l’Avenir
pour tous, organisation montée par Frigide Barjot et quelques-uns de ses
compères, après leurs fâcheries avec la Manif
pour tous. Quelqu’un a des nouvelles ?
Bien entendu, la Manif
pour tous, de son côté, poursuit ses combats et, après quelques
tâtonnements, semble s’être prémunie de toute récupération politicienne. D’autres
sujets que le mariage dit pour tous préoccupent les animateurs de cette organisation,
ce qui n’est pas mauvais signe. C’est bien, mais peut-on se contenter de défendre la famille sous ses formes plus ou moins
traditionnelles ? (Et on souhaiterait un peu moins de « boum-boum »
et de drapeaux roses et bleus lors des manifestations ; c’est un peu
tartignolle, quand même. Saluons cependant la disparition progressive, à mon
souvenir, des « vous êtes magnifiques, c’est historique, etc. » :
ce qui est historique, eh bien, on le saura plus tard ; l’histoire fera
elle-même le tri.)
Ce caractère incomplet du propos de la Manif pour tous, voilà qui a dû venir à
l’esprit de quelques jeunes gens, à la fin des manifestations du printemps
2013. S’asseyant par terre pour réfléchir, discuter, chanter ou écouter des
lectures de textes de natures diverses, apparaissaient les Veilleurs, entre un rang de CRS ou de mobiles et une bande de têtes
chaudes rêvant de croisades (et sans doute excitées par quelques agents
provocateurs).
Sens du mariage dit pour tous
Qu’est ce mariage dit pour tous, au fond ?
Personnellement, cette question me met mal à l’aise, et je ne dois pas être le
seul. Non que, rétrospectivement, je regrette d’être allé user mes semelles
avec celles d’un million d’autres personnes. J’y retournerai quand il faudra,
et je tiens toujours cette réforme pour une absurdité au mieux tout juste digne
d’une bonne blague dans la manière d’Alphonse Allais.
Ce qui me met mal à l’aise est le sens de cette
initiative de la part du gouvernement. Il a souvent été dit que ce n’était qu’un
leurre, destiné à plaire à une gauche moderne, faute d’être capable d’autres
réformes, et à amuser une partie de la population a priori hostile pour
concentrer son attention. Pourquoi pas, auquel cas ce serait le signe d’une
impuissance de nos autorités à influer sur le cours des choses, cyniquement
maquillée en audace. Mais n’est-ce pas en même temps un symptôme d’un désir de
liquider toute structure traditionnelle, symptôme annonciateur d’une intention
ou au moins d’une tendance plus vaste, cohérente, et pas plus drôle que cela ?
Peut-être ce genre de question a-t-il fermenté dans
les esprits des premiers Veilleurs :
quelle cohérence trouver à cette liquidation, à cette décadence organisée, et
quelle réponse y apporter, de manière tout aussi cohérente, quitte à se
dépouiller de pas mal de préjugés plutôt confortables ?
Nos
limites : l’écologie intégrale ??
On trouvera des réponses à ces questions dans Nos limites[i],
un bref essai écrit par Gaultier Bès, avec Marianne Durano et Axel Nørgaard
Rokvam. Les trois auteurs font partie des premiers Veilleurs.
L’introduction (Eloge
de la courte échelle) rappelle comment naquirent les Veilleurs, quels sont les problèmes qu’ils entendent poser et
quelles impasses il est nécessaire (et même urgent) d’éviter pour espérer les
résoudre. Ensuite, dans L’archipel des
atomes et La chasse aux frontières,
un tableau des sociétés modernes, de leur état et de leur dynamique, nous est
présenté. Le moins qu’on puisse dire est que ce tableau n’est pas réjouissant :
la modernité semble avoir inversé bien des rapports, en prétendant libérer les
hommes de toute structure traditionnelle et de toute limite à leurs désirs,
présentées comme des pesanteurs et des contraintes : peu à peu, nous voilà
devenus les esclaves de nos appétits et des outils que nous avons forgés pour
les assouvir.
Toutes les innovations qui voient le jour semblent
contribuer à cet esclavage, faisant de chacun un pur individu, incité à
considérer tout obstacle à ses désirs, toute dépendance à autrui et toute
différence comme une injustice à abolir. L’intérêt de cela ? Eh bien, en
assouvissant tous ses désirs, consommer, consommer, et encore consommer, ce qui
permettra de faire vivre le marché,
car l’essentiel est là, désormais. Pour que tout cela fonctionne, les individus
seront administrés par une bureaucratie étatique ou plutôt supra-étatique, qui
sera priée d’harmoniser ses règles
afin que tout ressemble à tout partout. Que cette consommation, ce désir
permanent d’immédiateté finisse par détruire la nature et avec elle l’homme,
quel importance, puisque l’argent rentre dans les caisses ?
Cette vision serait pur pessimisme si dans Nos limites n’était pas proposée une
réponse simple : accepter, aimer même, ce qui nous limite et nous rend
dépendants les uns des autres, donc nous oblige à vivre en société. En partant
d’une échelle locale, sensible et modeste. Le mieux pour le faire, selon les
auteurs, étant de commencer par ne pas détruire tout ce qui subsiste encore
tant bien que mal des structures traditionnelles, par exemple la famille, mais
aussi le foyer, le village, la province, la nation : autant de cercles
limités, définis par des frontières. Ces réponses sont résumées dans l’expression
écologie intégrale employée par les
auteurs (et dans Nos raisons d’espérer,
dernière partie « en guise de conclusion »)..
Cette expression pourra effrayer quelques esprits
frileux. Certains y sentiraient, paraît-il, des relents de deep ecology. L’accusation est erronée : autant cet essai
rejette le caractère destructeur et glouton de l’humanité moderne, éprise
encore plus de ses artefacts que d’elle-même, autant il ne tombe pas dans l’erreur
inverse, qui consisterait à idolâtrer la nature, où l’homme ne serait qu’un
méchant parasite. Il s’agit simplement de nous rappeler que nous ne saurions
vivre longtemps sans ce qui nous a été donné : la nature, mais aussi des
usages et des traditions (non par passéisme, mais parce qu’elles sont une
nourriture).
Rien, au fond, de radicalement nouveau dans cet
essai. Mais il fournit une synthèse intéressante. Et regardons autour de nous,
regardons-nous aussi : reconnaissons qu’il y a du travail avant de
parvenir à la frugalité qu’il propose, seul comportement cohérent si nombre d’aspects
de la modernité nous rebutent au point que nous les refusions. Avouons que cela
nous aidera mieux à y voir clair que quelques cris de « dictature
socialiste » ou que la volonté affichée de remplacer au plus vite l’actuel
ectoplasme élyséen par un ectoplasme d’une autre couleur. Comme l’écrivent les
auteurs de Nos limites :
« L’urgence
est au long terme : on ne règlera rien tant qu’on traitera les effets
plutôt que les causes, tant qu’on ne prendra pas les problèmes à la racine. »
Certes, un tel propos a dû être tenu des centaines
de fois. Mais a-t-on vu récemment ceux qui exercent le pouvoir (ou prétendent l’exercer)
le faire ?
Quelques réserves (presque pour rire)
Visiblement, l’urgence était aussi, pour ses
auteurs, de publier ce livre. D’où quelques coquilles (notons algorythmique, p. 22, au lieu d’algorithmique, ou too big to not fail, p. 80, où il faudrait lire too big not to fail), qui doivent les
faire enrager et sursauter – je sais ce que c’est. Je les indique à toutes fins
utiles, histoire de couper l’herbe sous le pied à toute critique malveillante ;
et si c’est le seul reproche que j’aie à faire à ce livre…
Souhaitons-lui donc le succès qu’il mérite, au point
de nécessiter une réédition où ces coquilles seront corrigées !
[i] Paru aux éditions Le
Centurion.
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