Comme je l’avais promis il y a quelques jours, et
malgré les abîmes de bêtise qui ne cessent de s’ouvrir autour de nous, voici
donc un sujet que j’espère agréable. Il s’agit de littérature, évidemment. Et
non de la moindre.
Sortons du placard
D’où vient donc le titre sous lequel je livre,
depuis bientôt deux mois, cette modeste chronique ? « Chatty
Corner » n’est pas mon nom… Quelle révélation ! Ce n’est même pas le vrai nom d’un personnage réel ou inventé,
puisque celui qui le porte dit :
Can’t think why they called me "Chatty" in
Africa. My names are James Pendennis.
C’est du reste une de ses rares répliques, dans la
trilogie Sword of Honour[i]
d’Evelyn Waugh, qui est aussi l’auteur de la devise placée sous le titre de ma
modeste chronique (on la retrouve de manière plus complète dans mon
dictionnaire des citations ci-contre). Je devais donc bien rendre hommage, un
jour ou l’autre, à cet écrivain.
Drôle de nom
Pas « Chatty Corner », mais « Evelyn
Waugh ». Il y a un an ou deux, j’ai pu entendre un chroniqueur sur
France-Culture (décidément un beau parc à huîtres perlières) nous parler de la
romancière britannique (sic) « Evelyne Vogue ». Le chemin à parcourir
pour cet illettré (il a des excuses, le pôvre : il « écrit »
aussi dans les Inrockuptibles) est
encore long. Il suffit pour s’en convaincre d’avoir sous les yeux le portrait
que fit Cecil Beaton d’Evelyn Waugh en 1955 : un petit bonhomme, un peu
fort, tiré à quatre épingles et prêt à tirer sur un cigare presque aussi grand
que lui ; il est accoudé à une clôture où l’on peut lire :
« entrée interdite aux promeneurs » ; son visage a une
expression où se mêlent l’agacement et le sourire de qui vient de faire une
bonne blague. Le panneau sur la clôture nous dispensera de nous appesantir sur
sa biographie.
Nous nous contenterons de la résumer à grands
traits : Evelyn Waugh (prononcer : « Ouôô ») naquit à
Londres en 1903, étudia à Oxford, publia son premier roman (Grandeur et décadence[ii])
à 25 ans, se convertit au catholicisme en 1930, eut sept enfants, fut officier
– notamment dans les Royal Marines –
pendant la seconde guerre mondiale et mourut en 1966. Il a laissé une œuvre
abondante (romans, nouvelles, biographies, récits de voyages…) dont la quasi-totalité
est réunie – pour le plaisir de ceux qui lisent l’anglais – en 24 fort beaux
volumes chez « Penguin Classics » et qui est en majeure partie
traduite en français. Voilà donc un écrivain facile à trouver.
De quelques clichés
On retient souvent d’Evelyn Waugh son seul génie
comique. Un genre de Wodehouse en plus chic, plus littéraire, en somme. Ou à
l’inverse on pense à un esthète élégiaque et mélancolique, presque décadent.
Le premier de ces clichés a sans doute pour origine
la lecture exclusive de ses romans comiques – souvent les premiers.
Reconnaissons-leur une immense et pertinente drôlerie, qu’ils se déroulent
parmi les bright young things – le Swinging London des années 1920, si on
veut – comme Ces corps vils[iii]
ou en Afrique comme Diablerie[iv]
ou Scoop[v].
Le second sera évidemment né de la lecture – elle
aussi exclusive – de Retour à Brideshead[vi].
Sans trop en comprendre l’aspect spirituel et en ignorant que ce roman rempli
de nostalgie, de châteaux, de voyages à Venise ou en Afrique du Nord, de
dégustations d’excellents vins et de chasse à courre fut écrit par Waugh en
1944 lors d’une permission obtenue à la suite d’un accident survenu lors d’un
saut d’entraînement au parachute…
Balzac pour rire ?
Si l’on veut bien ne pas se cantonner à ces clichés
et si l’on fait l’effort de lire l’ensemble des romans et des nouvelles de
Waugh, on découvrira qu’il fait vivre devant nous un monde riche et cohérent.
Riche par ses thèmes : satire sociale ou politique, interrogations morales
ou spirituelles, certitudes et colères (sociales, politiques, morales et
spirituelles). Cohérent grâce à la récurrence de personnages (principaux ou
secondaires), de noms ou de lieux, amenée sans forcer. Viola Chasm, Margot
Metroland, Mme Stitch, les poètes gauchisants Parsnip et Pimpernel surgissent à
différents âges, créant l’unité du décor souvent farfelu de ses romans. Tout le
monde lit le Daily Beast, le Daily Brute, voire le Daily Excess, et dans Sword of Honour, l’immeuble moderne qui
a remplacé la demeure londonienne des Marchmain à la fin de Retour à Brideshead a été réquisitionné
par l’armée… De ce chœur se détache évidemment la figure odieuse, cynique et
attachante de Basil Seal, tour à tour aventurier foutraque dans Diablerie, farceur sans scrupule et en
quête d’action guerrière dans Hissez le
grand pavois[vii],
simple comparse dans La fin d’une époque[viii],
puis gros monsieur sourd et dépassé par les frasques de sa fille dans une
nouvelle tardive[ix] au
début de laquelle il dîne en compagnie de Peter Pastmaster (que l’on avait
rencontré tout jeune dans Grandeur et
décadence). Chaque histoire possède son ton, son point de vue, mais ces
quelques repères nous rappellent que nous sommes toujours dans un monde unique.
Ce procédé, que l’on retrouvera plus tard chez un
écrivain comme Thomas Pynchon, avait déjà été utilisé, bien sûr, par Balzac, de
manière systématique. Et si Scoop,
satire hilarante de la presse, avait quelque parenté (oh, très lointaine) avec Les illusions perdues ?
Comment cheminer dans ce
monde-là ?
Evelyn Waugh n’est pas à mon avis un écrivain à lire
dans n’importe quel ordre. On commencera par ses romans purement comiques (Grandeur et décadence, Ces corps vils, Diablerie, Scoop, Hissez le grand pavois, Le cher disparu[x])
avant d’aborder des œuvres plus nuancées, comme Une poignée de cendres[xi]
ou la trilogie déjà plusieurs fois mentionnée, Sword of Honour. Dans Une
poignée de cendres, les situations comiques ne cachent déjà plus la tristesse
générale de l’intrigue (le divorce d’un homme et d’une femme, la mort de leur
fils unique, et la disparition de l’homme dans une lamentable expédition
ethnographique). Quant à Sword of Honour,
tout y est : la guerre, les interrogations du héros sur son devoir d’état,
ses tentatives pour le remplir, et toute une série de péripéties émouvantes ou
follement drôles.
Ce n’est qu’ensuite qu’on pourra lire – connaissant
le reste – Retour à Brideshead pour
en tirer toute la richesse.
Après, il restera à découvrir d’autres écrits qui
feront les délices du lecteur initié : récits de voyage, autres romans,
nouvelles, et même quelques essais et pamphlets. Ceux qui lisent l’anglais
apprécieront particulièrement, dans ce dernier domaine, un recueil intitulé A Little Order, où l’on fait la
connaissance de l’esthète, de l’écrivain, du conservateur (furieusement ronchon !)
et du Catholique (avec entre autres textes, une magnifique note biographique
sur Sœur Thérèse-Bénédicte de la Croix – Edith Stein en d’autres termes).
In cauda venenum ?
J’ai brièvement évoqué plus haut Le cher disparu ; cette farce
macabre et féroce vise les Etats-Unis et en général le monde moderne ; les
mœurs à la fois grossières, aseptisées et mercantiles des Américains y sont
dépeintes à travers quelques entrepreneurs de pompes funèbres (pour les humains
et, versant parodique, pour les animaux de compagnie) en Californie. Un monde
où tout se vend et tout s’achète, où tout est en toc avec le douteux confort
apporté par la technique dernier cri. Une prophétie, peut-être ?
Ce qui ne va pas sans un pendant : un roman
encore plus bref, Love Among the Ruins[xii],
nous transporte dans une Angleterre futuriste, gouvernée par un régime
parfaitement social-démocrate : à la fois totalitaire, hypocrite et flasque,
faussement bonasse ; tout est pris en charge par l’Etat, qui semble avoir
remplacé Dieu jusque dans les esprits et le vocabulaire (State be with you y est une formule assez courante de bénédiction),
jusqu’à la mort, au moyen de centres d’euthanasie. Dieu merci, cela ne marche
pas très fort, car il y a toujours des grèves. C’est beaucoup plus drôle que 1984[xiii] ;
plus terrifiant aussi, car moins exotique – de moins en moins quand on voit
notre pays aujourd’hui[xiv].
Post-scriptum
Il y a quelques années, les Wallabies alignaient sous leur maillot orange un joueur nommé Waugh
et un autre nommé Sharpe. Cela pour vous dire si le rugby et la littérature
vont de pair, quand les deux sont de qualité… Et pour rendre hommage aussi à
Tom Sharpe, récemment décédé.
[i] Men At Arms (Hommes en armes), 1951 ; Officers and Gentlemen (Officiers et gentlemen), 1955 ; Unconditional Surrender (La capitulation), 1961
[ii] Decline and Fall, 1928
[iii] Vile Bodies, 1930
[iv] Black Mischief, 1932
[v] Scoop, 1938
[vi] Brideshead Revisited, 1945
[vii] Put Out More Flags, 1942
[viii] Work Suspended, 1943
[ix] Basil Seal Rides Again or The Rake’s Regress, 1963
[x] The Loved One, 1948
[xi] A Handful of Dust, 1934
[xii] Love Among the Ruins: A Romance of the Near Future, 1953
[xiii] … dont les ventes ont
fait un bond ces derniers jours, paraît-il, après des révélations sur les
pratiques des services secrets américains. Orwell, du reste, était un
contemporain de Waugh et 1984 ne
précède que de quatre ans Love Among the
Ruins…
[xiv] A ce propos : mes
amitiés à quelques personnes rencontrées cette semaine, que j’ai entendu parler
des projets nourris par le Président des
bisous en matière d’euthanasie. La paisible détermination de ces personnes
et leur intelligence m’ont réchauffé le cœur. Et je leur recommande la lecture
fortifiante de Love Among the Ruins…
Ne décourageons pas les désordonnés : j'avoue que le premier livre d'Evelyn Waugh que je lus était Brideshead revisited, et dans le texte, tant qu'à faire. Captivé dès les premières pages, et quoique ignorant à peu près tout de l'auteur à cette époque, sauf l'adresse de son tailleur à Oxford, je ne lâchai pas le livre avant d'avoir atteint le mot fin (pardon : "end").
RépondreSupprimerL'évocation du Cher disparu me fait penser que, dans le genre pompes funèbres, mais alors pas funèbres du tout ! je recommande la lecture du premier roman de Joël Egloff : Edmond Ganglion & fils, paru il y a déjà quelques années chez Buchet Chastel.
Ne décourageons pas les désordonnés, en effet... J'ai moi-même commencé par "Grandeur et décadence" (pas dans le texte) avant d'aborder "Men at Arms" (dans le texte), puis...
SupprimerPeut-être mes (modestes) conseils peuvent-ils s'appliquer à une relecture, Waugh étant un écrivain que je ne me lasse pas de relire !