Sur la bande qui
accompagne Berezina, le dernier livre de Sylvain Tesson, on peut voir la
photographie d’un side-car roulant dans la neige, orné de la réplique du
drapeau d’un régiment de la Grande Armée, et le sous-titre En side-car avec
Napoléon : de quoi éveiller notre curiosité. Ce genre de fantaisie, il
est vrai, semble tout à fait digne de Sylvain Tesson et de son tempérament
casse-cou : c’est en portant le manuscrit de Berezina à son éditeur
qu’il a été victime d’un accident bête dont il s’est apparemment remis et qui
n’est pas sans rappeler La Gouttière, une nouvelle de S’abandonner à
vivre, recueil paru l’an dernier[i].
Du
voyage
Dans Berezina,
Sylvain Tesson fait le récit d’un voyage entrepris en décembre 2012, consistant
à se rendre de Moscou à Paris en compagnie d’amis français et russes, à bord de
side-cars de marque Oural, selon un trajet reprenant approximativement celui de
la retraite de Russie puis du retour de Napoléon à Paris, deux cents ans plus tôt.
Entreprise folle, farfelue, pieuse et érudite, rendue dans un style la plupart
du temps élégant et ironique, non sans glisser parfois dans une sorte de
lyrisme boursouflé : Sylvain Tesson a su rester jeune, avec ce que cela a
d’admirable et d’irritant[ii] ;
mais on lui sait gré de tempérer cette boursouflure par l’humour : « rien
n’arrêtera notre Oural, pas même ses freins. »
Cette entreprise, du
reste, est-elle si déraisonnable ? C’est un véritable voyage, avec un but,
des étapes, une traversée d’un point à un autre, tout le contraire d’une
errance au petit bonheur[iii].
Pour ma part, j’aime assez, de temps en temps, me heurter aux distances pour
atteindre une destination plus facile à gagner d’une autre manière : façon
de tailler la route en sachant où l’on va. Selon cette définition, certaines
périodes peuvent être vues comme des voyages : les saisons – l’hiver en
particulier – ou pour les croyants certains temps liturgiques – ne venons-nous
pas d’entrer dans le Carême, cheminant vers la joie de Pâques ?
Quelle qu’en soit la
nature, un véritable voyage n’est en tout cas jamais sans épreuves ni moments
de méditation.
Epreuves
Car parcourir 4000
kilomètres en plein hiver à bord d’un side-car des plus rustiques n’est pas de
tout repos : il faut souffrir du froid, de l’humidité, des camions, des
ennuis techniques[iv],
et même des sarcasmes des douaniers allemands. Mais des pensées et la promesse
de récompenses aideront les voyageurs à atteindre leur but.
En matière de récompense,
il y aura une arrivée aux Invalides, qui ne manquera pas d’allure… Mais les
pensées de Sylvain Tesson vont surtout aux soldats de la Grande Armée, qui
souffrirent mille peines et tombèrent comme des mouches lors de cette atroce
retraite de Russie : le froid et la fatigue, certes, mais aussi la faim et
la peur, n’ayant aucune possibilité de bivouaquer la nuit – ceux que les
cosaques ne tueront pas dans quelque coup de main, le froid les prendra dans
leur sommeil s’ils ont le malheur de s’arrêter. Au gré des premières étapes,
Tesson ne nous épargne pas les détails : de quoi se rappeler que ce voyage
a pour objet de se souvenir de ces morts, et ne point trop s’apitoyer sur son
propre inconfort, qui est une bonne blague comparé aux souffrances des soldats
de 1812.
Mieux que sa plaisante
(et émouvante ?) arrivée aux Invalides, la récompense que Sylvain Tesson
peut partager avec ses lecteurs réside dans les fruits de ses méditations sur
Napoléon, méditations nées pendant les heures passées à tenir les 80 kilomètres
à l’heure appuyé sur son guidon, de la lecture du récit que fit Caulaincourt,
grand écuyer de l’empereur, du retour hâtif de ce dernier à Paris.
Napoléon
A première vue, ces
réflexions ne sont en rien exceptionnelles. Car, à part quelques fanatiques de
tous bords (napoléoniens forcenés et anti-napoléoniens tout autant forcenés, de
ceux qui disent encore Buonaparte), les sentiments de tout Français qui
se respecte ne peuvent être que mêlés en ce qui concerne Napoléon : un
parvenu, un usurpateur et un tyran, mais aussi un législateur avisé qui sut
remettre de l’ordre en France… avant de manquer provoquer son anéantissement à
l’issue de guerres insensées, magnifiques et atroces, mêlant le génie
stratégique et la plus coupable et imprévoyante mégalomanie. Un ami-ennemi des
hommes, en somme.
Le fait le plus curieux
est que ces sentiments mêlés ne sont pas le privilège des seuls Français.
Napoléon a aussi ses admirateurs dans toute l’Europe, jusqu’en Russie. Et les
raisons en sont complexes : le dernier soir de son équipée, Tesson, vidant
quelques chopes de bière avec ses compagnons de voyage russes, les interroge à
ce sujet :
« Parce qu’il
était un chef, dit Vitaly le Moscovite.
-
Parce qu’il
nous a soudés, dit Vassili le mécanicien. »
Tesson conclut
autrement : « Parce que vous l’avez battu. »
Rien de bien
exceptionnel, donc, mais peut-être le rappel de ce que l’histoire d’une nation
est bien compliquée. Qu’elle mérite d’être connue avec toutes ses
contradictions, pour qu’une nation se connaisse mieux elle-même. Sans
caricature, sans quelque légende dorée ni quelque légende noire, sans lyrisme
ni repentance permanente, qui sont autant d’aveuglements.
Ah, signalons quand même
une petite erreur : page 170, Sylvain Tesson écrit à propos de Lützen que
cette bourgade « allait entrer dans la postérité en mai 1813 lorsque
Napoléon y battit les Prussiens et les Russes sur le chemin de Leipzig ».
Je veux bien, mais Lützen y était déjà entrée en novembre 1632, lorsque
Gustave-Adolphe y vainquit l’armée de Wallenstein dans un combat où il trouva
lui-même la mort. On s’en souvient peu en France, il est vrai. Puisque je vous
dis que les histoires nationales sont compliquées…
[i] Gardons-nous cependant de
tout romantisme prophétique qui au mauvais goût ajouterait l’indécence. C’est
ce genre de romantisme qui fit voir à quelques nécrologues, en leur temps,
l’annonce par Nimier de sa propre mort – onze ans avant – dans les dernières
lignes des Enfants tristes.
Contentons-nous de remarquer que Nimier connaissait les voitures rapides (et
leurs dangers), que Tesson sait ce qu’est l’escalade d’une façade par la
gouttière (ainsi que les risques y afférant) et qu’il n’est pas déconseillé en
général à un écrivain de s’inspirer de ce qu’il connaît.
[ii] Sans vouloir parler de
moi : nous devons avoir à peu près le même âge, et j’envie cette
jeunesse !
[iii] Pp. 160-161 : « Nous nous situions plutôt du côté de la
thèse de Tolstoï. Le vieux prophète écrivait dans La Guerre et la paix : "Lorsqu’un homme se trouve en
mouvement, il donne toujours un but à ce mouvement. Afin de parcourir mille
verstes, il doit pouvoir penser qu’il trouvera quelque chose au bout de ces
mille verstes. L’espoir d’une terre promise est nécessaire pour lui donner la
force d’avancer." »
[iv] Pp. 31-32 : « Ces machines sont les fleurons de
l’industrie soviétique. Elles promettent l’aventure. On ne sait jamais si elles
démarreront et, une fois lancées, personne ne sait si elles s’arrêteront. Les
Soviétiques les construisirent dans les années 1930 sur le modèle des BMW de
l’armée allemande. […] L’usine Oural
continue à vomir ces machines, à l’identique. Elles seules résistent à la
modernité. » Cette fascination pour l’engin anachronique est fort
sympathique. On trouvait il y a vingt-cinq ans, à Paris, pour pas cher, des
appareils photographiques russes flambants neufs, de marque « Lomo
Lubitel » semblant tout droit surgis des années 1930 alors qu’ils
sortaient de l’usine.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Un commentaire ? Inscrivez-vous ! Si vous êtes timide, les pseudonymes sont admis (et les commentaires modérés).