Il y a déjà quelques
mois, à l’occasion d’un humble billet rendant hommage à Flannery O’Connor, un
de mes lecteurs avança dans un commentaire le nom de Robert Penn Warren,
renvoyant à une critique d’un de ses romans, Les Fous du roi[i] :
critique riche et solide faite par Juan Asensio, qui m’a donné envie d’aller y
voir. Que M. Juan Asensio et ce lecteur soient chaleureusement remerciés :
j’ai pris en pleine figure une leçon d’art romanesque.
Un
roman politique ?
L’édition
« Penguin » de All The King’s Men comprend une alléchante
quatrième de couverture où nous pouvons apprendre que ce roman s’appuie sur la
vie d’un politicien américain réel, Huey Long, gouverneur de Louisiane au début
des années 1930, et qu’il a sa place parmi les plus grands romans politiques
américains. Ajoutons à cela des personnages bien campés et bien typés, des
histoires d’amour, de jalousie ou de corruption, des secrets de famille, des
hésitations morales, le tout habilement mêlé pour converger à travers les
années vers un dénouement tragique, et voilà tous les ingrédients d’un best-seller
flamboyant. Du nanan, en somme, pour les adaptateurs de tout poil[ii].
Ne boudons pas notre
plaisir : ce genre de fresque peut avoir ses séductions. Mais il serait
légitime de rester sur sa faim si Les Fous du roi n’étaient que cela.
Au-delà
du prétexte
Tentons de résumer ce
qu’en apparence nous raconte ce roman : l’ascension et la chute de Willie
Stark, devenu gouverneur d’un état du Sud des Etats-Unis, racontée par un
narrateur, Jack Burden, que l’on pourrait qualifier de porte-serviette de son
héros, ou plutôt du « Patron ». On y voit un paysan idéaliste et
autodidacte, populiste sincère, devenir un politicien habile, cynique,
volontiers démagogue, mêlé à tant d’intrigues que les mécanismes qu’il a mis en
branle finiront par le tuer. Le narrateur, donc, qui fait partie de sa cour,
apparaît tout au long du récit comme un élégant pince-sans-rire, jusqu’à ce que
des détails, des événements, des souvenirs puis des complications dans
lesquelles il devra plonger de plus en plus profondément les mains,
s’accumulent pour nous faire comprendre que cette histoire est aussi, et
peut-être même surtout, la sienne. C’est de lui, du reste, qu’il sera question
dans l’épilogue.
Mais alors, ce « Patron »
et tout son entourage plus ou moins douteux et désabusé ? Des prétextes,
des pantins, en somme, comme le suggère la critique citée plus haut ? Ou
peut-être les personnages d’une tragédie, qui courent au dénouement d’une
manière plus mécanique qu’ils ne le pensent, malgré l’habile maquillage de
l’intrigue en drame moderne et américain : c’est qu’on est ici
actif, hyperactif même, volontaire, ambitieux, que l’on soit un
« pur » comme l’homme qui tuera le « Patron », ou un
« pourri » comme celui qui poussera ce « pur » au meurtre –
bien que le narrateur avoue avoir toujours considéré ce « pourri »
comme un pantin, un simple faire-valoir. Le « Patron » lui-même se
laisse prendre à cette illusion, lorsqu’il dit à Jack Burden, sur son lit de
mort, que « tout aurait pu être différent[iii] ».
Quid du narrateur ?
Naturellement, nous savourons son point de vue jamais exempt d’un humour amer
ni d’élégance ou de culture. Jusqu’à ce que nous comprenions avec lui que ce
point de vue, celui d’un sous-fifre au-dessous de sa condition et pas dupe, est
surtout une posture qui lui évite de faire quoi que ce soit de sa vie. Il lui
faudra contempler le désastre laissé par le cours des choses pour quitter ses
attitudes et reprendre une existence réelle, celle qu’il avait abandonnée à
vingt ans[iv], qui
nous avait été évoquée dans quelques retours en arrière.
Art
Si j’étais moins
paresseux, je fouillerais énergiquement tout le Journal de Gombrowicz[v], pour
y retrouver les passages où celui-ci insiste sur la forme comme objet
réel de l’art en général, et de la littérature en particulier. La fresque
politique, on l’a vu, est dans Les Fous du roi un prétexte au
développement de thèmes bien plus riches. Et si ces développements étaient
eux-mêmes en partie les prétextes au travestissement d’une tragédie sous la
forme d’un drame palpitant ?
Dans ce cas, le
travestissement d’une forme en un autre est réussi, dans une langue où ceux qui
lisent l’anglais apprécieront le rendu d’un parler su Sud profond – well, at
least I reckon.
[i] All The King’s Men, 1946.
[ii] Du téléfilm à l’opéra, en
passant par le théâtre et le cinéma.
[iii] Mais comment, alors
qu’au lieu de suivre ses idéaux, il finit par se satisfaire d’être et de
demeurer gouverneur, de durer – ce qui n’exclut pas, du reste, une politique
généreuse envers les petites gens, quitte à user de méthodes plutôt sales.
[iv] Ce retour à la
« normale », fatalement, peut sonner un peu plat par rapport au reste
du roman. Mais le relief de cet épilogue réside sans doute dans son amère
ironie : reprendre sa vie, en faire quelque chose, à quarante ans passés…
et en 1939. Que voulez-vous ? Burden,
cela peut se traduire par fardeau…
[v] Le rapprochement avec
Gombrowicz n’est pas fortuit, tous les personnages se comportant, parfois
jusque dans les détails les plus anodins, comme il convient de le faire, comme
on l’attend d’eux : la visite du narrateur à la veuve du
« Patron » en est un bel exemple, le récit étant truffé de brèves
observations – oh, sans plus d’amertume que cela – sur ce que chaque geste ou
chaque parole ont de convenu. En somme, les personnages se miment eux-mêmes. Le
pendant humoristique ou dérisoire de la mécanique tragique ? Et, après tout :
Humpty-Dumpty sat on a wall,
Humpty-Dumpty had a great fall.
All the king’s horses and all the
king’s men
Couldn’t put Humpty together again.
Tragique,
non ?
Merci pour cette critique. La réédition des Fous du Roi est annoncée aux Belles Lettres pour le mois de mars :
RépondreSupprimerhttp://www.lesbelleslettres.com/livre/?GCOI=22510100284880
Mais c'est à moi de vous remercier ! Sans votre commentaire de novembre...
SupprimerMerci en outre pour l'annonce de cette réédition, tout le monde ne lisant pas l'anglais ou n'ayant pas le temps de rechercher avidement des livres d'occasion.
S.L.