L’Affaire Nobel pourrait bien être le titre d’un de ces fameux
polars scandinaves dont le monde se repait paraît-il depuis quelques
lustres. Quelque inspecteur de police dépressif y affronterait des
milliardaires repus, criminels, incestueux et héritiers de magouilles avec l’Allemagne
nazie. À moins que la tâche n’incombe à un journaliste de gauche secondée par
une informaticienne tatouée… Ce pourrait aussi être celui d’un bon gros deckare
à l’ancienne, confus, tortueux et finissant en queue de poisson, à la Stieg
Trenter. Ou encore celui d’une enquête de Statsrådet, ce ministre
balourd et astucieux imaginé jadis par le mystérieux Bo Balderson.
L’Affaire Nobel pourrait donc nous révéler que sous ses airs
de paradis social-démocrate, la Suède n’est qu’un enfer dirigé par des nazis
obèses ; ou alors que la vie nous réserve de bien tristes surprises, de
temps à autre ; ou bien que, dans le paradis social-démocrate, n’importe
quel incapable peut devenir ministre et occasionnellement se faire détective
amateur, avec des méthodes brouillonnes et farfelues plus efficaces pour
découvrir un assassin que pour tenir son poste au gouvernement, pour notre
consternation amusée.
Certes, des polars,
Olivier Truc en a écrits quelques-uns. Mais ils sont, à proprement parler, plus
lapons que scandinaves ; et leur auteur les a écrits en français. L’Affaire
Nobel n’est du reste pas un roman, mais un travail de journaliste, métier
qu’exerce Olivier Truc[i]. Ce serait
en quelque sorte une synthèse consciencieusement rédigée sur une affaire
sordide qui a quelque peu secoué l’Académie suédoise très récemment. Et, au
travers de cette synthèse, un court essai sur une crise de la perception de soi
qui toucherait la Suède.
L’affaire sordide dont il
est question peut se résumer en quelques mots : un nommé Jean-Claude
Arnault, sorte d’intermédiaire ayant su se rendre indispensable à une petite
élite culturelle de Stockholm, a été accusé et convaincu de multiples viols sur
de jeunes femmes amenées à travailler pour lui ; or cet homme se trouve
être le mari d’une académicienne, la poétesse Katarina Frostensson et avoir
quelquefois obtenu de grasses subventions de la part de l’Académie pour les
mondanités culturelles qu’il organisait[ii].
À la suite de ces
révélations, l’Académie s’est déchirée, Mme Frostensson a dû quitter son siège,
deux factions se sont entredévorées, menées respectivement par Sara Danius et
Horace Engdahl. Le roi, d’ordinaire dépourvu de tout pouvoir, a dû intervenir,
en tant que protecteur de l’Académie, pour mettre bon ordre à ces querelles.
Le scandale est énorme :
l’Académie suédoise a parmi ses missions la nomination, chaque année, du
lauréat du prix Nobel de littérature. C’est donc un coup dur pour le prestige
de la Suède : prestige local d’une vieille institution et prestige
international, d’ordre culturel, certes, mais aussi d’ordre moral.
C’est que la Suède a
quelque chose de français : les Suédois ont parfois tendance à se prendre
pour une nation prophétique, chargée d’enseigner au monde entier ses hautes
vertus. Il leur est donc pénible d’avoir sous les yeux un spectacle révélant
que cette nation prophétique, la leur, est, comme les autres, faite d’êtres
humains faillibles. D’autant que le théâtre de cet éprouvant spectacle est une
institution chargée, entre autres missions, d’attribuer un prix de renommée
mondiale. Mais, somme toute, aussi douloureuse qu’elle soit, la leçon d’humilité
ainsi prodiguée valait peut-être cette peine.
Olivier Truc,
curieusement, exprime quelques scrupules, se soupçonnant lui-même de « conflit
d’intérêt », étant une journaliste installé en Suède depuis 25 ans par
amour pour sa compagne. Cette situation pourrait au contraire être idéale,
permettant d’adopter le point de vue d’un étranger habitué à ce pays et l’aimant,
non sans éprouver de temps en temps quelque étonnement. Cela évite autant l’aigreur
que l’idolâtrie. D’ailleurs, pour un journaliste, Olivier Truc n’écrit pas trop
de bêtises : il est par exemple rappelé dans L’Affaire Nobel que l’Académie
suédoise n’est pas une « Académie Nobel » et que le « prix Nobel
d’économie » n’est pas un prix Nobel[iii].
Depuis le mascaret de
bile et d’invectives qui agita l’Académie suédoise, qu’en est-il de celle-ci ?
Les choses semblent peu à peu rentrer dans l’ordre, le prix Nobel 2018 ayant pu
être décerné en même temps que celui de 2019. Sara Danius est subitement
décédée cet automne : paix à son âme. On souhaitera aussi un peu de paix à
l’Académie suédoise, et même à Horace Engdahl (et même si peut-être la paix l’ennuie).
Et aussi à Peter Handke, lauréat du prix Nobel de littérature en 2019 : l’annonce
de son nom a soulevé quelques vaines aigreurs d’ordre politique, ce qui évitera
toujours à quelques journalistes d’éviter d’avoir à parler de son œuvre…
[i] C’est malheureusement
perceptible à son écriture, dénuée de toute espèce de style.
[ii] Il a déjà été question de
cette affaire ici.
[iii] Olivier Truc rappelle d’ailleurs
qu’à la création du prix d’économie de la
Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, en 1968, des députés suédois
avaient réclamé la suppression de ce prix, arguant qu’il « contribue à
conférer au sujet très politisé qu’est l’économie une aura scientifique ».
On ne saurait mieux dire d’une discipline où des individus utilisent souvent de
jolis outils mathématiques pour justifier des conclusions auxquelles leurs
orientations politiques les auront déjà amenés.
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