samedi 2 novembre 2019

« L’Affaire Nobel » (Olivier Truc)

L’Affaire Nobel pourrait bien être le titre d’un de ces fameux polars scandinaves dont le monde se repait paraît-il depuis quelques lustres. Quelque inspecteur de police dépressif y affronterait des milliardaires repus, criminels, incestueux et héritiers de magouilles avec l’Allemagne nazie. À moins que la tâche n’incombe à un journaliste de gauche secondée par une informaticienne tatouée… Ce pourrait aussi être celui d’un bon gros deckare à l’ancienne, confus, tortueux et finissant en queue de poisson, à la Stieg Trenter. Ou encore celui d’une enquête de Statsrådet, ce ministre balourd et astucieux imaginé jadis par le mystérieux Bo Balderson.
L’Affaire Nobel pourrait donc nous révéler que sous ses airs de paradis social-démocrate, la Suède n’est qu’un enfer dirigé par des nazis obèses ; ou alors que la vie nous réserve de bien tristes surprises, de temps à autre ; ou bien que, dans le paradis social-démocrate, n’importe quel incapable peut devenir ministre et occasionnellement se faire détective amateur, avec des méthodes brouillonnes et farfelues plus efficaces pour découvrir un assassin que pour tenir son poste au gouvernement, pour notre consternation amusée.
Certes, des polars, Olivier Truc en a écrits quelques-uns. Mais ils sont, à proprement parler, plus lapons que scandinaves ; et leur auteur les a écrits en français. L’Affaire Nobel n’est du reste pas un roman, mais un travail de journaliste, métier qu’exerce Olivier Truc[i]. Ce serait en quelque sorte une synthèse consciencieusement rédigée sur une affaire sordide qui a quelque peu secoué l’Académie suédoise très récemment. Et, au travers de cette synthèse, un court essai sur une crise de la perception de soi qui toucherait la Suède.
L’affaire sordide dont il est question peut se résumer en quelques mots : un nommé Jean-Claude Arnault, sorte d’intermédiaire ayant su se rendre indispensable à une petite élite culturelle de Stockholm, a été accusé et convaincu de multiples viols sur de jeunes femmes amenées à travailler pour lui ; or cet homme se trouve être le mari d’une académicienne, la poétesse Katarina Frostensson et avoir quelquefois obtenu de grasses subventions de la part de l’Académie pour les mondanités culturelles qu’il organisait[ii].
À la suite de ces révélations, l’Académie s’est déchirée, Mme Frostensson a dû quitter son siège, deux factions se sont entredévorées, menées respectivement par Sara Danius et Horace Engdahl. Le roi, d’ordinaire dépourvu de tout pouvoir, a dû intervenir, en tant que protecteur de l’Académie, pour mettre bon ordre à ces querelles.
Le scandale est énorme : l’Académie suédoise a parmi ses missions la nomination, chaque année, du lauréat du prix Nobel de littérature. C’est donc un coup dur pour le prestige de la Suède : prestige local d’une vieille institution et prestige international, d’ordre culturel, certes, mais aussi d’ordre moral.
C’est que la Suède a quelque chose de français : les Suédois ont parfois tendance à se prendre pour une nation prophétique, chargée d’enseigner au monde entier ses hautes vertus. Il leur est donc pénible d’avoir sous les yeux un spectacle révélant que cette nation prophétique, la leur, est, comme les autres, faite d’êtres humains faillibles. D’autant que le théâtre de cet éprouvant spectacle est une institution chargée, entre autres missions, d’attribuer un prix de renommée mondiale. Mais, somme toute, aussi douloureuse qu’elle soit, la leçon d’humilité ainsi prodiguée valait peut-être cette peine.
Olivier Truc, curieusement, exprime quelques scrupules, se soupçonnant lui-même de « conflit d’intérêt », étant une journaliste installé en Suède depuis 25 ans par amour pour sa compagne. Cette situation pourrait au contraire être idéale, permettant d’adopter le point de vue d’un étranger habitué à ce pays et l’aimant, non sans éprouver de temps en temps quelque étonnement. Cela évite autant l’aigreur que l’idolâtrie. D’ailleurs, pour un journaliste, Olivier Truc n’écrit pas trop de bêtises : il est par exemple rappelé dans L’Affaire Nobel que l’Académie suédoise n’est pas une « Académie Nobel » et que le « prix Nobel d’économie » n’est pas un prix Nobel[iii].
Depuis le mascaret de bile et d’invectives qui agita l’Académie suédoise, qu’en est-il de celle-ci ? Les choses semblent peu à peu rentrer dans l’ordre, le prix Nobel 2018 ayant pu être décerné en même temps que celui de 2019. Sara Danius est subitement décédée cet automne : paix à son âme. On souhaitera aussi un peu de paix à l’Académie suédoise, et même à Horace Engdahl (et même si peut-être la paix l’ennuie). Et aussi à Peter Handke, lauréat du prix Nobel de littérature en 2019 : l’annonce de son nom a soulevé quelques vaines aigreurs d’ordre politique, ce qui évitera toujours à quelques journalistes d’éviter d’avoir à parler de son œuvre…


[i] C’est malheureusement perceptible à son écriture, dénuée de toute espèce de style.
[ii] Il a déjà été question de cette affaire ici.
[iii] Olivier Truc rappelle d’ailleurs qu’à la création du prix d’économie de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, en 1968, des députés suédois avaient réclamé la suppression de ce prix, arguant qu’il « contribue à conférer au sujet très politisé qu’est l’économie une aura scientifique ». On ne saurait mieux dire d’une discipline où des individus utilisent souvent de jolis outils mathématiques pour justifier des conclusions auxquelles leurs orientations politiques les auront déjà amenés.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Un commentaire ? Inscrivez-vous ! Si vous êtes timide, les pseudonymes sont admis (et les commentaires modérés).