jeudi 15 mars 2018

« Le bon cœur » (Michel Bernard)

Puisqu’il a été question récemment, à l’occasion d’une sotte polémique lancée par quelques grincheux et relayée par d’autres, de Jeanne d’Arc, il est légitime de se poser une question : que peut-on encore en dire de neuf ? Pour le meilleur et pour le pire, sa figure a été abordée par maints écrivains, historiens, dramaturges, cinéastes, peintres et musiciens. Sans parler des politiciens de tout pelage.
Il est évidemment possible de lire ou de relire au sujet de Jeanne des ouvrages tels que ceux de Colette Beaune ou encore cet étonnant essai de Léon Bloy, Jeanne d’Arc et l’Allemagne, ou encore de revoir le sobre film en deux parties que réalisa Jacques Rivette voici bientôt 25 ans. Mais rien de neuf ?
Un écrivain, Michel Bernard, vient de s’y essayer dans Le bon cœur, roman paru il y a peu aux éditions de la Table ronde. Délicate tâche que de traiter sous la forme d’un roman la brève, invraisemblable et magnifique équipée de Jeanne d’Arc, sillon profond tracé dans l’histoire de notre pays. Les pièges étaient aussi nombreux et redoutables que béants.
Il y a d’abord celui de l’exposition d’une thèse, qu’elle soit farfelue ou sérieuse. Jeanne d’Arc, après tout, a dérouté ses contemporains et pas qu’eux. De là à partir sur la première piste qui ferait croire à la résolution de quelque énigme ou qui voudrait nous vendre quelque « secret » que nous cacheraient de terribles instances[i]… Rien de toutes ces fadaises dans le roman de Michel Bernard, pas plus que l’exploration de voies plus sûres, qui auraient, certes, l’avantage d’être véridiques, mais présenteraient le rédhibitoire inconvénient de faire de l’œuvre d’art que doit être un roman un outil vaguement orné : ni beau ni commode, ce ne serait ni un bon outil ni une bonne œuvre d’art.
Un autre piège serait celui de l’épopée : bannières claquant au vent, chevaux cabrés et cris de guerre toutes les deux pages, avant le fracas des armes. Une variante naturaliste, sanglante et brutale, de ce genre épique eût été possible aussi, faisant cette fois tomber l’œuvre dans le Grand-Guignol. Puisque Jeanne d’Arc prit part à des batailles, certaines mémorables, ces épisodes apparaissent dans Le bon cœur, mais point trop n’en faut : de bataille en bataille, il faut se déplacer, parler, prendre ses quartiers, prier, bref vivre. Sans oublier la mission de Jeanne : amener le Dauphin à enfin devenir Charles VII et se laissant sacrer à Reims.
Deux risques, une fois écartés les premiers annoncés, se présentent : la platitude et le pittoresque.
Le premier pourrait résulter du choix, dans un roman historique dont les personnages sont tous réels, de s’interdire de prendre trop de libertés avec la vérité. Tout étant alors couru d’avance, l’auteur risque alors de ne faire que le résumé plus ou moins bien écrit d’une histoire déjà connue. C’est peut-être à ce risque-là que Michel Bernard s’est le plus exposé, les dates et les lieux étant toujours indiqués avec exactitude et certains chapitres étant même précédés d’une carte où est tracé le parcours de l’héroïne pendant la période couverte jusqu’à la prochaine ; de plus, le roman ne comporte aucun passage dialogué. Michel Bernard est-il vraiment tombé dans ce piège ? Nous tâcherons d’y répondre plus tard, mais il semble qu’il ait choisi de courir le risque pour éviter dans une des formes les plus dangereuses de pittoresque : le pittoresque médiéval.
Ce piège a plusieurs entrées. Celle du vocabulaire, pour commencer, principalement dans les parties dialoguées : selon que l’on préfèrera le sucre ou la boue naturaliste, ce ne sera que gentes dames et gentils damoiseaux, ménestrels évaporés caressant quelque luth au pied de la tour où est emprisonnée quelque damoiselle (coiffée d’un hennin), ou alors des « holà, tavernier » dans le cliquetis des pots d’étain, auxquels seront ajoutés une bonne mesure de rots, poils de barbe, odeurs corporelles et bouches édentées. Sans oublier quelques moines paillards ou fanatiques, occasion de caler un peu de latin. Nous sortons là du vocabulaire pour entrer dans l’atmosphère. Ce genre de bouillie nage en général dans un jus anachronique, dont Charlemagne est parti boire une pinte avec du Guesclin et le chevalier Bayard. Un épais vocabulaire guerrier ou vestimentaire peut fort bien achever de lier cette mauvaise soupe.
Dieu merci, Michel Bernard nous évite ce supplice-là aussi.
Fort bien, mais ne pas tomber dans tous ces pièges ne suffit pas à faire un roman, encore moins un bon roman. Que fait donc Michel Bernard pour cela, maintenant que nous savons toutes les erreurs qu’il n’a pas commises ?
Eh bien, il fait un habile travail de romancier, à la fois omniscient et humble, ce que lui permet et ce à quoi l’oblige le caractère réel des événements ici narrés. Comme nous savons d’avance ce qui adviendra, point n’est besoin d’inventer quelque épisode que ce soit. En revanche, il est possible d’appréhender les choses en faisant varier les points de vue. Pour cela, entrer dans les personnages, s’y glisser comme dans un gant, voilà un beau travail de romancier. L’histoire est ainsi vue à hauteur d’homme, à travers des sentiments et des impressions. A travers, par exemple, la perception qu’a Jeanne de soi et des autres, mais aussi à travers celle des autres sur elle. Ainsi, les premières pages commencent par l’impression qu’elle a faite à Baudricourt et par la réaction de ce dernier :
« Cette fois, il la gifla. Robert de Baudricourt le regretta aussitôt, mais lorsque le regard de la jeune fille, un instant détourné par le coup, revint se planter dans ses yeux, la colère qui avait fait partir son bras se ranima »…
D’autres impressions sont fort concrètes, notamment quant aux accents des uns et des autres – dont on peut rire tout en se comprenant tant bien que mal, témoin le choyaux qu’écrit un clerc quand Jeanne lui dicte dans une lettre le mot joyeux. La lenteur des déplacements permet aussi de percevoir progressivement la variété des paysages ou de la lumière : ce sera une des premières impressions de Jeanne dont nous serons les témoins, sur le trajet de Vaucouleurs à Chinon. Ces passages ont l’intérêt – outre leur beauté – de nous dépeindre – sans que cela soit explicitement énoncé – une Jeanne découvrant dans son étendue et sa diversité un pays – la France – au bord duquel elle est née. Et de nous rappeler que la France – ou tout autre pays – n’est pas qu’une idée ou un principe – fût-ce la légitimité d’un roi à affirmer ou à défendre – mais aussi des terres, un relief, une lumière, et surtout les hommes qui l’habitent.
Le concret peut d’ailleurs s’unir au mystique, comme lorsque Jeanne, désormais captive, fait étape avec ses geôliers, sur la route d’Arras à Rouen, au Crotoy[ii] : si la proximité de la mer se fait sentir par les cris de mouettes fatalement plus nombreux que dans son Barrois natal et par les odeurs qu’apporte le vent, elle se fait aussi sentir au moment de l’eucharistie : « Elle communia. Le pain avait un goût plus salé »[iii]. Peut-on faire plus incarné ?
Petit à petit, outre l’histoire bien connue de Jeanne d’Arc, Michel Bernard nous fait découvrir sa version de la Pucelle, qui est fort attachante, car bien incarnée. On imagine une jeune fille certes simple, mais à la fois joyeuse et inquiète, fidèle à ce qu’elle perçoir de sa vocation, respectueuse et insolente… Pour mieux se faire une idée de ce que j’essaie de dire là, il est loisible de contempler l’illustration qui orne le bandeau du livre. C’est un portrait (de profil) de Jeanne d’Arc telle que l’a imaginée un artiste du XIXe siècle, Paul Dubois : une jeune fille aux cheveux courts et peu soignés, dont les épaules sont couvertes d’une armure, regarde devant elle, peut-être légèrement vers le haut. Est-ce vers le roi ou quelque capitaine expérimenté ? Ou vers le ciel ? Sa bouche, encore enfantine, esquisse un mouvement : une moue, une insolence, une question naïve, une saillie d’une étonnante sagesse, ou une simple prière ? Rarement une illustration aura été si justement choisie.


[i] Un secret existe, et il est entre Jeanne et Charles VII. Il est généralement admis que c’est ce secret qui fit considérer Jeanne comme une prophétesse.
[ii] Dans un château qui a pour maître un certain Ralph Butler, « collaborateur proche du duc de Bedford. Son vrai nom était Raoul Bouteiller, mais il trouvait que cela sonnerait mieux dans la langue de ses nouveaux maîtres. » Ainsi, l’anglomanie n’est pas d’hier en France (et c’est dans Chatty Corner que vous lisez cela !).
[iii] Ici, un reproche : Jeanne étant chrétienne, il eût fallu écrire plutôt hostie que pain.

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