vendredi 10 janvier 2014

L’empire fantôme de Sergueï Mikhaïlovitch Prokoudine-Gorski

Les vaines agitations qui nous entourent et nous saisissent parfois peuvent nous amener à chercher un moment de répit. Une fuite – même rêvée – dans l’espace et le temps est alors la bienvenue. L’occasion, si nous savons bien la saisir, nous en est offerte par une exposition visible actuellement au musée Zadkine, aux confins (orientaux, comme il se doit) de Montparnasse : Voyage dans l’ancienne Russie – les photographies en couleurs de Sergueï Mikhaïlovitch Procoudine-Gorsky.
En couleurs, avec ça !
Une photographie en couleurs, cela n’impressionne plus personne aujourd’hui. N’importe quel clampin peut en faire une, par exemple un désolant selfie de lycéenne moderne[i]. Le noir et blanc, depuis la banalisation de la photographie en couleurs, est désormais presque seul à pouvoir prétendre à quelque beauté ou quelque prestige. Peut-être parce qu’il ne « passe » pas comme les couleurs, mais aussi parce qu’il atténue certainement les effets de la mode, rendant ainsi plus intemporelle une image.
Il n’en fut pas toujours ainsi. La quête de la couleur dans la photographie fut longue et laborieuse ; que l’on veuille bien voir les autochromes d’il y a cent ans ou plus : ils parent le plus souvent les images d’un flou qui en fait de charmants tableaux pointillistes. Le désir de rendre la réalité (ou son illusion) n’eût donc su être assouvi par un tel procédé. Il ne le fut réellement que dans les années 1930, lorsque furent commercialisées de plus en plus largement des pellicules en couleurs assez analogues à celles que vous et moi utilisions encore naguère.
Cependant, un autre procédé, aussi lourd quant à sa mise en œuvre que spectaculaire quant à ses résultats[ii], fut illustré dès le début du siècle dernier par Sergueï Mikhaïlovitch Prokoudine-Gorski. Ce sont quelques-uns de ces résultats – une centaine – que nous invite à voir en ce moment le musée Zadkine.
Une exposition fantomatique
Rue d’Assas, l’entrée du musée Zadkine est fort discrète. Et nous voici bientôt dans l’atelier qu’occupa le sculpteur Ossip Zadkine de 1928 à 1967[iii] : quelques pièces réparties autour d’une petite cour. Parvenu à la caisse, une interrogation : comment un si petit musée peut-il, outre ses collections permanentes, abriter une exposition de photographies ?
Un indice, avant la caisse, eût pu nous le laisser deviner : deux autoportraits de Prokoudine-Gorski, une cathédrale orthodoxe et une locomotive à vapeur dont les parties peintes en rouge tranchent nettement sur le noir de la chaudière et le vert des arbres de l’arrière-plan ; dans leur coin, ces vues ressemblent à de petits vitraux, carrés, d’une trentaine de centimètres de côté. Sans légende. Habile mise en bouche, pensons-nous. Et, sans nous méfier, machinalement, nous ramassons un petit fascicule distribué gratuitement, avant de payer notre billet d’entrée. Nous eussions pourtant dû avoir un pressentiment, en entendant la caissière dire aux visiteurs qui nous précédaient dans la fort raisonnable queue : « les numéros sont au sol ». Phrase qu’elle nous répétera, bien sûr.
Toute l’exposition sera à l’image de ce que j’avais pris pour des amuse-gueule : les mêmes petites cases carrées, tantôt à même le sol (à regarder de haut), tantôt contre un mur (à hauteur d’enfant). Les numéros, des autocollants posés au sol, renvoient à des légendes inscrites dans le petit fascicule que nous avions eu la bonne idée de prendre. Certaines de ces cent photographies sont même installées dans la cour – ce que nous pûmes savoir grâce à l’amabilité d’un gardien hilare à force de fournir ce précieux renseignement à chaque visiteur. Notons que ce gardien était préposé à une salle où un groupe d’enfants, assis par terre, faisaient des dessins avec des animateurs[iv] ; ce qui n’est guère propice aux déplacements ni à la contemplation silencieuse de ces petits morceaux de vie posés sur des vitres qui leur donnaient des airs fantomatiques.
Ajoutons que la gêne provoquée par ces innocents bambins touche aussi les visiteurs venus uniquement pour les sculptures de Zadkine : les photographies sont installées au milieu des sculptures[v].
En résumé, il y a quelque chose de raté dans cette exposition, qui avait tout pour être fascinante.
Fascinants fantômes
Nous sortons pourtant de cette exposition comme sous l’emprise d’un charme. De quoi s’agit-il au juste ?
Les photographies exposées sont en majorité des vues prises par Prokoudine-Gorski lors de reportages réalisés à la demande de Nicolas II dans des contrées fort diverses de l’empire russe : sur le haut cours de la Volga, en Russie blanche, en Géorgie, en Asie centrale, dans l’Oural ou en Carélie. Le Tsar, avant de commanditer ces voyages, avait été saisi par le rendu de quelques images qui lui avaient été projetées. Et on le comprend.
Au saisissement devant la netteté et la vivacité de ces photographies s’ajoute le siècle qui nous sépare des personnes et des lieux photographiés ; des costumes, des outils, des véhicules, des bâtiments. La distance d’un siècle, c’est déjà quelque chose chez nous. Mais en Russie… C’est qu’entre-temps a eu lieu la révolution : on frissonne en pensant à ce qu’ont pu devenir les multiples chapelles (modestes et sylvestres) ou monastères… Mais aussi les moines d’un couvent des bords de la Volga, plantant leurs pommes de terre en 1910, photographiés comme il y a quinze jours.
D’autres exemples sont étonnants, presque émouvants, comme les étals de marchands de Samarcande ou, toujours à Samarcande, ces deux étudiants enturbannés, dont les traits et les costumes rappellent des miniatures persanes.
Ces scènes aux allures archaïques disparaîtront : la modernité les eût de toute façon effacées, mais dans ce qui devint l’URSS, cet effacement fut souvent fait à marche forcée…
Touché par cette vie disparue à jamais qui renaît sous nos yeux, nous aimerions tant en retenir quelque chose, ne serait-ce qu’une miette ou un débris. Nous achetons donc à la sortie le catalogue de l’exposition, qui coûte quatre fois le prix du billet d’entrée, mais qui rend mieux justice à Sergueï Mikhaïlovitch Prokoudine-Gorski que les petites « boîtes » sur lesquelles nous avons manqué attraper des torticolis. Outre les reproductions des photographies exposées (et de quelques autres), ce livre comporte de brèves explications sur le procédé utilisé, un résumé de la vie de Prokoudine-Gorski et des cartes situant les provinces visitées[vi].
L’exposition dure jusqu’au 13 avril.


[i] Ô mânes de Gombrowicz !
[ii] Le catalogue de l’exposition dont il est question ici fournit quelques renseignements sur la technique de trichromie améliorée et employée par Prokoudine-Gorski.
[iii] Avec une interruption due à l’Occupation, pendant laquelle Zadkine, d’ascendance en partie juive, s’était réfugié en Amérique.
[iv] Sans doute une manière comme une autre de faire découvrir l’art à des bambins de quatre ans pendant les vacances scolaires (nous étions fin décembre) ; manière qui nous laisse perplexe : quel besoin d’aller dans un musée pour faire ses propres dessins ?
[v] Ce qui a sans doute l’effet inverse de celui recherché : le visiteur venu pour les photographies peut avoir tendance, malheureusement, à considérer les sculptures comme des obstacles.
[vi] Un seul défaut, puisque nous sommes d’humeur tatillonne : ne sait-on plus faire des livres reliés, en France ?

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