jeudi 23 janvier 2014

Conte fantastique

Soudain le besoin me prit de fuir. Ce pays, le mien pourtant, je ne pouvais plus y respirer. Je n’étais pas fier de prendre ainsi la fuite, du reste. Mais je n’avais plus le choix.
Où porter mes pas ? Je me rappelai fort opportunément qu’une de mes aïeules était originaire de la principauté de Trennenthal, au fin fond de la Forêt Palatine. Par quel mystère cette principauté avait échappé ces derniers siècles aux ciseaux des diplomates et aux sabres des guerriers, je l’ignore. Son territoire se limite à la petite ville de Trennenthal, enroulée autour du modeste palais princier, et à la campagne environnante. On y accède par un col permettant le passage d’une route étroite et d’un petit chemin de fer.
Au bout de quelques semaines de séjour, faisant valoir mes ascendances et acceptant de servir dans la garde territoriale, je fus naturalisé. Mon prestige de Parisien et l’emploi que mes qualifications me permirent d’obtenir m’acquirent l’amitié de quelques notables. Bientôt, je fis régulièrement partie du petit cercle qui se réunissait pour dîner, tous les jeudis, dans une salle du Rathauskeller.
Au cours d’un de ces dîners, le conseiller commercial adjoint Kupferschmidt, d’habitude vif et drôle, nous surprit en ne participant guère à nos conversations. Son regard se perdait dans le vague, et il avait un teint grisâtre et une mine chiffonnée.
Lorsque le garçon nous eut apporté le café, la bouteille de mirabelle et les cigares, le commandant de la garde territoriale l’interrogea :
-            Eh bien, monsieur le conseiller adjoint, vous me semblez ailleurs, ce soir.
-            Oui, monsieur le commandant. C’est que j’ai fort mal dormi la nuit dernière. Un cauchemar. Ou, faudrait-il dire une vision infernale ?
-            Mais encore, si ce n’est pas indiscret ?
-            Oh, rien d’indiscret là-dedans.
Après s’être servi un verre de mirabelle, il entreprit de nous conter cette vision.
« Après avoir traversé un pays dont je ne me souviens pas, si ce n’est qu’il était ravagé par des guerres et des famines et que tous ceux que j’y avais croisé gémissaient, j’étais entré dans une caverne.
L’air y était plutôt doux. A côté de moi se tenait un homme. Je lui fis remarquer le confort et la tranquillité des lieux, en comparaison avec les désolations diverses du dehors. Il me répondit que la misère qui régnait dans cette caverne le dispensait bien de songer aux supposés malheurs du reste du monde.
Une fois habitué à la pénombre qui régnait, je pus voir trois assemblées.
La première était réunie autour d’une longue table, au bout de laquelle trônait un homme au comportement étrange. Il ressemblait à un genre de bouddha, mais portait un costume étriqué et une cravate nouée de travers, qui lui donnaient l’air d’un agent immobilier. Debout, à ses côtés, se tenaient deux femmes, une blonde et une brune. Il avait un casque de moto, qu’il mettait et retirait alternativement, avec un sourire d’aise. Lorsqu’il mettait le casque (après avoir dit : "choc !"), la femme blonde criait de joie, tandis que la brune pleurait. Lorsqu’il l’ôtait (avant de dire : "pacte !"), c’était l’inverse.
A une autre table, quelques messieurs gras et joviaux trinquaient et puisaient dans une marmite fumante. Ils ressemblaient aux caricatures que font encore les communistes quand ils représentent des patrons.
Le long des parois de la caverne se tenaient des gens à l’air quelconque, grisâtre, triste. Ils regardaient attentivement ce qui se passait aux deux tables et à l’entour, en faisant toutes sortes de commentaires.
Soudain, un petit homme entra par une faille de la paroi. Il ressemblait à un vieil enfant, avec un front légèrement dégarni et des yeux doux et tristes. Il fit un crochet par la table des hommes gras, qui lui tapèrent sur l’épaule, puis aborda l’autre table en se plantant devant l’espèce de bouddha casqué. Il lui fit d’une voix blanche toutes sortes de reproches, avant de sortir d’un sachet de papier un pain au chocolat, qu’il se mit à grignoter en lançant des regards jaloux. On murmura dans la foule massée autour des parois.
Puis une dame assise à la première table fit venir à elle un défilé de couples d’hommes et de couple de femmes. C’était une Mulâtresse au visage sévère. Elle se tourna vers les couples, leur fit un signe qui ressemblait à une bénédiction et leur tint des propos abscons : "ensorcellement qu’est mon jour qui fait vos nuits !". Les couples repartirent. Des enfants s’approchèrent bientôt d’un commensal de cette dame, un homme qui portait de petites lunettes. Il se leva, tapota la joue de chacun d’entre eux, puis mit un ruban rose dans les cheveux de chaque garçon et une cravate au cou de chaque fille. Une jeune femme très brune, assez jolie, assise à côté de l’homme aux lunettes, leur coula un regard plein de tendresse avant de leur dire qu’ils étaient maintenant émancipés et de leur donner chacun un brevet. Ils repartirent et se fondirent dans la foule des parois.
Par une autre faille dans la roche, je vis venir une procession, menée par un évêque. Il s’approcha du bouddha mal cravaté et, humblement, vint lui murmurer quelques mots à l’oreille. Le bouddha haussa les épaules avec un petit sourire, remit son casque et congédia l’évêque. C’est alors que d’une cloche qui couvrait un plat posé sur la table sortit une jeune femme. Elle était nue et faisait des grimaces. Elle s’empara de morceaux de foie de veau qui étaient posés dans le plat et, poussant un hurlement, les lança à la face de l’évêque, qui repartit, en haussant les épaules lui aussi. Tous les commensaux avaient détourné le regard, ce dont profita l’un d’entre eux, un petit bonhomme tout en nerfs, qui se leva et chassa à coups de pieds quelques jeunes gens qui étaient entrés dans la caverne en même temps que l’évêque et sa procession. Une fillette qui lui avait échappé sortit d’une de ses poches une peau de banane qu’elle lança à la Mulâtresse. Elle courut ensuite se réfugier dans les bras de ses parents, qui lui sourirent, tandis que l’évêque fit une brève réapparition pour lui faire les gros yeux. Toute la table bruissa d’indignation, tandis que la Mulâtresse se leva, déclarant : "je suis un long chant funèbre, magnifiquement blessé". Tous ses commensaux l’applaudirent, ainsi que le petit homme qui mangeait des pains au chocolat.
Profitant de la confusion qui régnait, un homme approcha de la table. Il était mulâtre lui aussi, portait une barbe et était vêtu d’un uniforme SS. De son étui à pistolet, il sortit de petits objets mous qu’il lança à la figure d’un peu tout le monde en ricanant. Le petit homme tout en nerfs en ramassa un et s’écria : "des quenelles ! Il passe les bornes, cette fois !" Il se leva et pourchassa l’homme à travers la caverne, sous les applaudissements et les huées de la foule. Mais l’homme lui échappa, se glissant par une faille de la paroi en poussant un dernier ricanement.
C’est alors qu’on s’agita à la seconde table. Les messieurs firent venir de la foule un pauvre homme ; deux ou trois d’entre eux sortirent des bonnets rouges, s’en coiffèrent, en coiffèrent le pauvre homme et le firent danser sur la table, battant la mesure de leurs mains. La danse cessa bientôt et tous ces messieurs se tournèrent vers la première table, en disant : "alors ? On crève, ici !" Le pauvre homme acquiesça. Le bouddha ôta son casque et fit venir deux diablotins qui emportèrent une marmite brûlante qui se trouvait sur sa table et la déposèrent sur la seconde table. Ils l’ouvrirent et, armés de louches, commencèrent à gaver les messieurs, qui avaient renvoyé le pauvre homme dans la foule, avec le bouillon qu’elle contenait. C’était de l’or en fusion. Ceux qui n’étaient pas encore morts de leurs brûlures avec des hurlements de plaisir s’écriaient : "du pognon ! Il pleut du pognon !" Puis je me réveillai et ne parvins pas à me rendormir. »
Il se fit un silence parmi nous. Le commandant de la garde territoriale, après avoir froncé les sourcils, parvint à le rompre :
-            N’êtes-vous pas un peu surmené, en ce moment ?
-            Pas plus que cela, non. J’ai bien fait un rapide voyage à l’étranger la semaine dernière, pour négocier quelques accords commerciaux…
Je sentis aux regards mi- intrigués mi- réprobateurs que me lancèrent mes convives que j’allais devoir m’expliquer. Ce qui ne tarda pas.
-            Eh bien, monsieur l’ingénieur civil, me dit le commandant de la garde territoriale vous semblez fort amusé de ce récit, au dépens de notre pauvre ami qui, malgré sa fatigue, s’est joint à nous ce soir. Ce n’est pas très charitable.
-            Pardon, mon commandant, fis-je. Mais ce voyage de monsieur le conseiller commercial adjoint… Est-ce que… par hasard… ce n’était pas en France ?

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