samedi 20 avril 2013

Sommes-nous sortis de l’histoire par le kitsch ?

 
Tout est parti d’un verre – ou de plusieurs – pris avec un ami dans un établissement connu pour ses rhums et ses punchs, que nous fréquentons depuis vingt ans. Il y a encore quelques années, ces breuvages, aussi antillais que possible, nous étaient servis par des garçons plus auvergnats que ce qu’autorise la plus solide imagination. L’un d’entre eux, lorsque nous nous étonnâmes, un soir de nos premières années de fréquentation du lieu, de le voir sans sa moustache, nous avoua qu’il l’avait rasée pour l’été, car il ne la portait qu’en hiver : « c’est que ça me tient chaud ! » Aucun des plus serviles imitateurs de l’immense Vialatte n’eût pu l’inventer.
Or, voici quelques années, le propriétaire a changé : les murs sont à peu près les mêmes, les boissons et en-cas demeurent ce qu’ils étaient, mais l’éclairage est différent, nos aimables et bougons Auvergnats en gilet vert ont cédé la place à de jolies filles mal fagotées, dont certaines – a-t-on idée ? – sont même antillaises ! Il faut croire que ces changements ont été opérés pour aller avec le rhum : une boisson détendue et sans façons.
Ne pleurons pas trop cependant sur Saint-Germain des Prés : ce quartier, depuis qu’il existe, n’a jamais cessé de ne plus être ce qu’il avait été. A ce sujet, de doctes vieillards sont formels : c’était foutu dès 1950. 1970, diront de moins vieux. 2000, dirions-nous, si nous étions sentimentaux, pour désigner une époque où nous nous sommes soudain sentis moins jeunes. Mais laissons chaque mort enterrer les siens.
Les touristes, eux, sont ravis. Ils trouvent Saint-Germain authentique et les plus lettrés d’entre eux sont simplement un peu déçus de ne pas voir apparaître Jean-Paul Sartre au coin d’une rue. Cela devrait pouvoir s’arranger : quelques figurants pourraient se relayer, ce qui du reste ferait diminuer le chômage parmi les petits hommes bigleux. Les moins lettrés des touristes en profiteraient, apprenant que Jean-Paul Sartre a existé et quelle était son apparence.
Soyons à nouveau de vieux grincheux, voulez-vous bien… Autrefois, quand nous étions encore vivants (au moyen-âge, pour faire vite), une ville était faite pour y habiter, y travailler, y prier ; chaque bâtiment devait remplir convenablement ses fonctions sans trop offenser l’œil. Ce qui eut pour résultat la construction d’édifices parmi lesquels nous pouvons compter les cathédrales gothiques.
Plus tard, on préféra imiter l’architecture antique. Ou l’idée qu’on s’en faisait. Parce que. L’antique c’est beau. C’est noble. D’ailleurs, c’est antique. Kitsch sublime, qui nous mit déjà un pied dans la tombe.
Bien plus tard encore, de riches désœuvrés inventèrent le voyage d’agrément et le tourisme : on venait dans une ville pour voir. Le second pied prenait son élan pour rejoindre le premier dans la tombe : on n’entrait plus dans une église pour prier ou recevoir les sacrements, mais pour admirer ; les palais, quant à eux, devinrent des musées…
Quand ensuite les touristes devinrent des foules, on s’aperçut de l’importance que cela pouvait avoir pour l’économie. Et l’on dut vendre la beauté des villes. Ainsi que l’ambiance qui y règne. Quitte à la fabriquer. Et à ne laisser à certains édifices qu’une fonction touristique. L’importance du tourisme est telle que l’habitant d’une ville touristique est désormais fermement invité à choisir : touriste lui-même ou attraction. Il doit se réapproprier sa ville.
Kitsch de fabrication : nous sommes morts et nos villes sont des tombeaux.
L’étape suivante consistera à oublier ces tombeaux ; visiter une capitale reviendra à comparer les galeries commerciales et les parcs d’attraction avec ceux de la capitale visitée la veille.

1 commentaire:

  1. Quelques Mohicans demeurent, et en effet les populations des grandes villes sont mortes, leurs descendants rejetés, comme les cimetières autrefois, à la périphérie. Merci, Sven, pour ces réflexions touristiques !
    Philippe Muller
    http://www.meselegances.com/

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