dimanche 10 février 2019

« Un catholique n’a pas d’alliés »

Les correspondances d’écrivains ont évidemment un intérêt variable. S’il ne s’agit que d’échanger des compliments plus ou moins sincères entre « maîtres » imbus d’eux-mêmes, mieux vaut passer son chemin. Restent deux possibilités : celle d’une complicité stimulant le talent de chaque correspondant, y compris dans la plaisanterie, et celle d’une proximité suffisante pour avoir quelque chose à se dire (ou plutôt : à s’écrire) mais assez limitée pour que des points de vue différents se confrontent, voire se percutent.
Les éditions du Cerf ont eu la bonne idée de publier en un seul volume trois correspondances, celles de Jacques Maritain avec François Mauriac, Paul Claudel et Georges Bernanos. Il va sans dire que ces correspondances relèvent plus de la seconde des possibilités évoquées plus haut que de la première.
Entre Maritain et Mauriac, les lettres vont de 1926 à 1970. Qu’en retenir ? Peut-être la conversation entre deux contemporains qui s’estiment et se mesurent. Sur les tourments qui traversent cette longue période, les deux hommes semblent souvent tomber d’accord. Dans la sorte d’amitié qui peu à peu se tisse, aucun des deux ne paraît pressé de manifester à l’autre quelque désaccord. Peut-être se redoutaient-ils l’un l’autre ? Il y a comme une retenue entre ces deux-là. Les attaques, les piques, drôles parfois, seront pour les autres. Pour Claudel, par exemple, surnommé « Pégase » par Mauriac dans une lettre de juin 1939. Maritain renchérira dans sa réponse en précisant : « Il y a longtemps  que Pégase rongeait son frein d’or, et n’importe quelle occasion lui était bonne pour m’avaler tout cru. » Pourquoi ce « Pégase », pourquoi cet or évoqué par Maritain sur un ton qui n’est pas sans rappeler – en moins violent – celui de son parrain Léon Bloy ? C’est que Claudel, membre du conseil d’administration de Gnome et Rhône (fameux fabricant de moteurs d’avion), avait manifesté dans une tribune parue dans le Figaro une certaine irritation à propos d’une phrase de Maritain, d’ailleurs assez bloyenne dans l’esprit et à méditer encore aujourd’hui : « Tant que les sociétés modernes sécréteront la misère comme un produit normal de leur fonctionnement, il ne doit pas y avoir de repos pour un chrétien. »
Il serait donc prévisible de trouver des accents plus violents, des signes d’opposition dans la correspondance entre Maritain et Claudel. Il n’en est rien. Peut-être, en privé, Claudel était-il plus diplomate ? Il y a aussi des raisons plus sérieuses, surtout après 1945, pour rapprocher les deux hommes. Par exemple le rejet de l’antisémitisme et l’horreur devant les persécutions faites aux Juifs en ce triste siècle. On apprendra au détour d’une note[i] que Claudel écrivit le 24 décembre 1941 une lettre admirable au Grand Rabbin de France, lettre qui lui valut une surveillance particulière et même une perquisition à son domicile. Ce qui nous laisse de lui une idée plus haute que le classique Claudel-auteur-d’une-ode-au-maréchal-Pétain-puis-d’une-ode au-général-de-Gaulle… ou même que celle d’un Pégase rongeant son frein d’or.
Les frictions, les heurts, les orages, c’est plutôt avec Bernanos que nous y assistons. Normal, sourirons-nous, c’est là l’affaire de Bernanos. Dès 1928, Maritain et Bernanos se fâchent à propos de la condamnation de l’Action française par l’Eglise. Quelques éclaircies plus tard, de nouvelles fâcheries éclateront, autour de La grande peur des bien-pensants. A ce propos, c’est Raïssa Maritain qui adresse à Bernanos de nécessaires admonestations, au nom de leur commune admiration pour Léon Bloy, lui rappelant l’incompatibilité, de l’aveu de Bloy lui-même, entre une telle admiration et celle d’un Edouard Drumont, en particulier en ce qui concerne leurs perceptions respectives du peuple juif. Dans une lettre datée de la Pentecôte 1931, elle le met en garde contre les dangereux attraits de la polémique, « cette région, à certains égards non-humaine, de la polémique, dont la seule fin n’est pas le vérité mais la bataille pour une cause à laquelle on croit devoir tout engager »… Les quelques lettres de Raïssa Maritain à Bernanos qui se glissent dans cette correspondance touchent par leur mélange de fermeté, voire de sévérité et de douceur, mélange qui forme une sorte de bienveillance, de charité dans le fait de dire la vérité à quelqu’un qui en a besoin, peut-être ? L’humilité avec laquelle répond parfois Bernanos peut être elle aussi touchante.
Qui sait si ce dernier, d’ailleurs, n’a pas fini par profiter de la leçon, à l’écriture de Grands cimetières sous la lune, par exemple, livre où Bernanos sacrifia à un devoir de vérité les sympathies qu’auraient dû, logiquement, provoquer ses inclinations politiques, sympathies qui furent du reste réelles au début de la guerre d’Espagne ? La parution de ce pamphlet marquera une nouvelle période d’apaisement entre Maritain et Bernanos.
Quoi de mieux que cette difficile relation pour illustrer cette phrase dont le début forme le sous-titre de ce livre : « Un catholique n’a pas d’alliés, il ne peut avoir que des frères »[ii] ? Les frères se querellent volontiers, se cherchent des poux, souvent de manière injuste. Mais ils peuvent aussi s’administrer des corrections parfois robustes. S’ils n’oublient pas qu’ils sont frères, ces corrections porteront des fruits.


[i] Les notes et introductions sont de Michel Bressolette et Henri Quantin, et elles sont fort utiles.
[ii] La phrase est de Claudel.

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