samedi 29 août 2015

Dans le cochon, tout est bon

Il est toujours utile d’aller confronter ses impressions ou ses idées à celles d’autres. On y apprend parfois beaucoup. Même lorsque l’on n’est pas particulièrement compétent dans le sujet en question.
Prenons par exemple le cas de la crise porcine. Je ne veux pas parler de la ridicule et récurrente affaire des menus de substitution dans les cantines scolaires, que je laisse volontiers aux énervés et aux démagogues de tous bords. Non, il s’agit de l’embarras dans lequel se trouvent bon nombre d’éleveurs de cochons en France, embarras relatif notamment aux faibles prix qu’entendent pratiquer les acteurs de la grande distribution pour acheter ces bêtes.
Commentaire du commentaire…
Ainsi, la semaine dernière, je lus un billet à ce sujet (que l’on trouvera ici) dans le blogue de Patrice de Plunkett. Ce dernier y critiquait les propositions de M. Philippe Chalmin, économiste réputé catholique[i], pour remédier au marasme des éleveurs porcins français. Le résumé de ces propositions me poussa à laisser un commentaire. En substance, j’y observais que ces propositions font penser à un automobiliste qui, découvrant qu’il se trouve dans une impasse, appuierait sur l’accélérateur dans l’espoir de traverser le mur qui obstrue sa route. La réponse de Patrice de Plunkett à ce commentaire me renvoya au terme de rapidación employé pour désigner ce genre de « vertige d’accélération » dans l’encyclique Laudato si’ (au paragraphe 17, précisa-t-il), ainsi qu’à un bref livre du sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa : Aliénation et accélération – Vers une théorie critique de la modernité tardive[ii].
Quant à la rapidación, force m’est de reconnaître mon étourderie : c’est un mot[iii] auquel j’aurais en effet pu, et même dû penser (est-ce un néologisme ? Ma connaissance de l’espagnol est trop limitée pour le dire), qui est juste et qui sonne bien ; il offre un bon résumé de la frénésie de changement qui enfièvre le monde moderne au point de ne plus savoir pourquoi telle ou telle chose devrait être remplacée par une autre.
Pour ce qui est du livre du professeur Rosa (de l’université d’Iéna), eh bien… ça colle : en voici donc deux mots.
Un peu d’algèbre linéaire ?
Toute théorie visant à expliquer ou à décrire le monde ou un aspect de celui-ci peut être considérée comme une tentative de ramener l’objet de sa description (ou de son explication) à quelques dimensions – aussi peu que possible. De sorte que toute réalité relevant de cet objet sera réduite à une combinaison desdites dimensions. Cette vision dira quelque chose à quiconque a étudié un peu d’algèbre linéaire. Bien entendu, si une telle projection sur quelques axes nés d’une intuition ou d’une rigoureuse analyse s’avère parfois éclairante, elle peut présenter le risque de tourner à l’explication monomaniaque : chacun sait que celui qui considère le monde comme un marteau envisagera tout problème comme une affaire de clous… Le tout est de confronter la théorie à la réalité : un théoricien honnête admettra les limites de sa perception, tandis que s’il l’est moins il exigera de la réalité qu’elle veuille bien se plier à sa théorie.
On pourrait redouter une telle faiblesse dans un ouvrage dont l’auteur voit en la vie moderne « une constante accélération » : l’hypothèse peut sembler hardie, en paraissant d’abord nous ramener à une seule dimension, orientée, qui pis est ! Mais n’exagérons point : cette accélération serait plutôt à considérer comme l’espace dont Hartmut Rosa entend décrire les dimensions. Et il faut bien admettre que la modernité telle qu’elle se présente aujourd’hui, même dans ses quelques lenteurs[iv], colle à cette description : cette modernité, que l’auteur qualifie de « tardive », ressemble fort à un mouvement soumis à une perpétuelle accélération finissant par le faire tourner sur lui-même : l’accélération est devenue sa propre finalité. Ce qui expliquerait le sentiment de perte de sens qui nous envahit dans un certain nombre de nos activités, et une impression d’être à peine contemporain de son époque, tant elle ne cesse de changer. En quelque sorte, nous voici plongés dans un monde voué entièrement à la dérivée seconde (l’accélération) là où la modernité « classique » (ainsi qualifiée par Hartmut Rosa) en était restée à un culte de la dérivée première (la vitesse) de ce qui soudait les sociétés pré-modernes : la position[v]. Mais il me semble que je m’égare dans une analogie qui relève plutôt de l’analyse que de l’algèbre…
Essayez donc de voir si Aliénation et accélération ne « colle » pas à bon nombre d’aspects de votre vie ; vous en recevrez un éclairage plus qu’intéressant (malgré une tendance au jargon sociologique – déformation professionnelle ? – d’où émergent cependant quelques traits d’humour qui sont d’autant bienvenus qu’ils tombent à propos).
Universalité du cochon
Le cochon est un animal que l’on peut rencontrer un peu partout dans le monde. Il est consommé dans tous les pays, sauf quand la coutume – religieuse, culturelle ou hygiénique – l’interdit. Mais là où sa chair[vi] est consommée, tout y passe. Il nourrit ainsi les grands, les petits, les pauvres et les riches. C’est dire s’il est universel !
Et, comme on l’a vu, quelques réflexions sur une crise dans l’élevage porcin ont pu nous amener à des considérations plus universelles. Décidément…
Puisque nous sommes passés pour cela par un écrit d’un sociologue et philosophe allemand, pourquoi ne pas citer un autre Allemand[vii], caricaturiste et rimailleur[viii], Wilhelm Busch :
Le sage honore le cochon
Et pense tôt ou tard :
Si ses dehors n’ont rien de bon,
En dedans est le lard.
[ix]
 


[i] Entendons-nous : il ne m’appartient en rien de mettre en doute la sincérité de M. Chalmin, que je ne connais pas, quant à sa foi.
[ii] Disponible à « la Découverte / poche ».
[iii] Il se trouve en fait au paragraphe 18, mais ne chipotons pas : où amène le paragraphe 17, sinon au paragraphe 18 ?
[iv] L’exemple le plus simple de lenteur dans l’accélération est celui de l’embouteillage : l’accélération secrète ses propres poisons.
[v] Sur la distinction entre les sociétés d’ordre ou d’état (pré-modernes ou traditionnelles) et les sociétés de mouvement ou de projet (modernes), on pourra lire aussi, de Rémi Brague, Le Règne de l’homme – Genèse et échec du projet moderne.
[vi] Pour citer quelques langues germaniques : en allemand, chair ou viande se dit Fleisch ; en anglais, chair se dit flesh ; en suédois, le mot fläsk désigne… la viande de porc.
[vii] J’aurais pu aussi évoquer La Ville, roman d’Ernst von Salomon, où une révolte de paysans commence par une affaire de surproduction de cochons. Mais c’est moins drôle.
[viii] Mais ne sommeille-t-il pas, en tout Allemand, un théoricien ou un rimailleur ?
[ix] Traduction de ma part (fort libre) d’un quatrain intitulé Innerer Wert :
Ein kluger Mann verehrt das Schwein;
Er denkt an dessen Zweck:
Von außen ist es ja nicht fein,
Dort drinnen sitzt der Speck.

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