samedi 18 avril 2015

Méfions-nous des bonnes blagues

La prudence devrait toujours être de mise lorsqu’il s’agit de plaisanter. Surtout si la plaisanterie est énorme et le contexte délicat, ce que je suggérais dans une note d’un récent article (ici) : qui sait sous quels yeux, dans quelles oreilles peut tomber une bonne grosse plaisanterie, et dans quelles têtes elle peut faire mûrir des idées démentes et dangereuses. Surveillons donc nos plaisanteries, avant qu’elles ne deviennent des prophéties.
Un poisson carnassier
J’ai déjà évoqué l’an dernier (ici) l’admiration que j’éprouve pour l’art des dessinateurs de Simplicissimus, hebdomadaire satirique allemand qui parut tous les lundis de 1896 à 1944, sans toujours en approuver les légendes, surtout en des périodes (entre 1914 et 1918 et encore plus de 1933 à 1944) où la satire devait brosser le pouvoir dans le sens du poil.
D’après mes calculs, le 1er avril 1914 tomba un mercredi. Les lecteurs de Simplicissimus allaient donc pouvoir s’amuser dès le 30 mars, et ne durent pas manquer de le faire : le numéro du 30 mars 1914 est un petit joyau (à voir ici ; ne craignez rien si vous ne lisez pas l’allemand, a fortiori en caractères gothiques, un résumé suit). Les piliers de la revue (Olaf Gulbransson, Eduard Thöny, Wilhelm Schulz, Thomas Theodor Heine) se relayèrent pour conter une histoire dessinée bien loufoque, devant ridiculiser – sans doute de manière définitive, durent-ils croire – un certain nationalisme allemand, fortement teinté de militarisme.
Qu’on en juge plutôt : un jour, l’empereur Guillaume II, lassé par le pouvoir, cède son trône à un certain M. Krause, parfait représentant du Spießbürger touché par des sentiments nationaux-romantiques, petit, gras, barbichu, engoncé dans sa redingote, mais dont le fier regard germanique fait étinceler un héroïque pince-nez. Avec lui, l’Allemagne va enfin accéder à la place qui lui revient dans le concert des nations, c’est-à-dire la seule…
D’abord, il y a ces Français, qui ont décidé d’interdire l’importation de choucroute allemande dans leur pays : un casus belli, pour le moins. Après les premiers succès allemands sur les bords de la Marne, le gouvernement français propose un armistice : trop facile pour sa majesté Krause, qui décide de poursuivre la guerre. Dans un immense fracas, l’armée française sera anéantie lors de la bataille de Bordeaux, qui demeurera dans les annales.
Au tour des Russes de chercher noise à l’Allemagne. Donc Krause, comme tout le monde, envahit la Russie. L’apparition du fantôme de Napoléon, le mettant en garde contre ce succès trompeur en lui rappelant l’incendie de Moscou, ne provoque chez lui qu’un haussement d’épaules : c’est qu’en bon bourgeois allemand, il a tout prévu et amené avec lui une brigade de pompiers. C’en sera fait de la puissance russe, et bientôt Nicolas II n’aura plus qu’à se rendre, à genoux devant sa majesté Krause.
Or voici que les Anglais entrent dans la danse : la flotte britannique menace Hambourg. En quelques vols de Zeppelins chargés de bombes, elle sera envoyée par le fond.
Sa majesté Krause n’a plus qu’à savourer son triomphe, défilant à la tête de ses armées dans son plus bel uniforme sous la porte de Brandebourg tandis que, surgissant du ciel, Germania vient déposer sur son impériale tête une couronne de lauriers.
C’est alors que madame Krause lui demande ce qu’il a à tant transpirer et quel rêve il a encore pu faire. Dans l’obscurité de la chambre conjugale, sous l’édredon, il murmure : « Tu étais impératrice… ».
Quatre mois plus tard
Il suffit de quatre mois pour que se réalisât une partie de ce rêve grotesque. Sauf que Guillaume II ne céda la place à aucun Krause pour lancer l’Allemagne et toute l’Europe (bien complice, d’ailleurs) dans les quatre ans de guerre que l’on sait.
J’ignore si les magnifiques artistes[i] de Simplicissimus se mordirent les doigts à l’été 1914 lorsqu’ils virent leur énorme blague prendre un tour prophétique. Il n’en demeure pas moins qu’ils mirent leurs grands talents au service de la propagande guerrière allemande, exaltant tout ce qu’ils ridiculisaient encore quelques mois auparavant.
Vingt ans après
Que dire de l’Allemagne en 1933 ? Fatiguée, elle s’offrit à un genre de sous-Krause, un ancien rapin devenu un politicien aussi habile que fanatique. Adolf Hitler parvint presque à réaliser le rêve de Krause, en y ajoutant pas mal d’horreurs supplémentaires de son cru. On sait quels efforts il fallut pour l’arrêter – et toute l’Allemagne avec lui – dans sa course folle et meurtrière.
Là encore, les talentueux artistes de Simplicissimus, parmi lesquels trois des quatre auteurs de l’histoire résumée plus haut (Heine, qui était juif, put s’exiler à temps ; double chance pour lui : il échappa aux persécutions et ne collabora pas à la plus basse propagande), ne lésinèrent pas sur les efforts pour contribuer à la propagande du nouveau régime. Je me demande si, à partir de 1939, il arrivait à ces vieux messieurs de relire le numéro du 30 mars 1914 de Simplicissimus. Et, dans ce cas, quels pouvaient être leurs sentiments. Allez savoir, les humoristes, surtout les professionnels, ne sont pas toujours des gens très sérieux.



[i] Vraiment, j’admire leur art. Avec quelques réserves pour Schulz, dont le trait finit au cours du temps par s’affadir quelque peu.

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