lundi 31 décembre 2018

Jean Dutourd, cet inconnu

Devenir un personnage, voilà un drame pour tout artiste : le personnage éclipse alors l’œuvre. La situation est d’autant plus dramatique lorsque l’artiste est un écrivain : sa raison d’être n’est-elle pas de créer d’autres personnages que lui ?
Qui par exemple connaît aujourd’hui l’œuvre de Jean Dutourd (1920-2011) ? Quelques-uns pourront toujours citer Au bon beurre, mais combien auront lu ce roman ? On se souviendra probablement plutôt de l’adaptation télévisée qui en fut faite. En revanche, ceux qui ont plus de trente ans se souviendront du personnage pour l’avoir vu à la télévision ou entendu à la radio : sagement moustachu, le cheveu en arrière, une pipe courbe au bec ou à la main, l’œil bleu pétillant, l’académicien promenait ici et là sa culture, ses affables ronchonneries et quelques grosses blagues. Un bon client, en somme, que ce fût sur le plateau d’« Apostrophes » ou parmi les « grosses têtes ». Une sorte de vieux sage ou de vieux c…, propre à régaler ses auditeurs d’aphorismes qu’ils ne prendront jamais la peine de lire[i].
C’est donc une excellente idée qu’ont eu les éditions le Dilettante de rééditer Les Dupes, livre de Jean Dutourd initialement paru en 1959 chez Gallimard. Enfin nous allons avoir à faire avec l’écrivain.
Les trois nouvelles qui composent (en partie, nous y reviendrons) ce recueil sont, force est de l’admettre, de valeur fort inégale. La première, Baba ou l’existence, fait penser à un poussif décalque du Candide de Voltaire, où Pangloss serait remplacé par un genre de Jean-Paul Sartre nommé M. Mélass. On sourit aux mésaventures de de jeune imbécile de Baba, mais on s’en lasse vite, l’auteur aussi semble-t-il. La troisième, Emile Tronche ou le diable et l’athée, ne convainc guère, ne serait-ce que par son argument : le diable ne saurait tenter de faire croire à quiconque qu’il existe, on le sait au moins depuis Baudelaire. On en retiendra cependant l’indécrottable bêtise du bourgeois athée très 1900 qu’est Emile Tronche, laquelle donne toute sa saveur à un dialogue guère passionnant, avec quelques effets « faustiens ».
D’une toute autre tenue est Ludwig Schnorr ou la marche de l’histoire. Il s’agit d’une note biographique sur un penseur socialiste comme le XIXe siècle en produisit tant… à ceci près que Ludwig Schnorr n’exista jamais. Dutourd a créé ici une sorte d’idéologue socialiste de synthèse, faisant ressortir dans ce qui pourrait être une brève communication d’un obscur universitaire[ii] toute la générosité théorique, la naïveté, le ridicule, les idées folles et l’immense prétention de ce genre de personnage. A propos de cet excellent texte, Jean Dutourd écrivit qu’il avait voulu s’essayer « à un genre [qu’il avait] beaucoup admiré chez l’écrivain argentin J.L. Borges : la biographie ou la prose apocryphe », ajoutant que ce procédé « donne aux récits un curieux air de vraisemblance ».
Curieusement, en lisant Ludwig Schnorr, ce n’est pas tant à Borges qu’à Nabokov que j’ai songé : celui qui fait écrire au héros de Don une biographie pour le moins farfelue de Nikolaï Gavrilovitch Tchernychevski (lequel, contrairement à Ludwig Schnorr, exista réellement). Dans Le don, cette biographie provoque l’indignation de quelques émigrés russes de gauche (et les sarcasmes aussi bien des tsaristes que des critiques soviétiques). A propos de Ludwig Schnorr, l’indignation, voire le courroux, vint aussi de gauche. Plus précisément d’André Breton qui, sans doute vexé d’avoir mis un peu de temps à découvrir le canular, y vit une « manœuvre » et une « attaque venimeuse » au service de « tout ce qui (armée, patronat, Eglise) rêve de nous voir ramper ». Comme on le voit, le « pape du surréalisme » se devait de réagir à cette mystification avec le ton aussi amphigourique qu’ampoulé qu’imposait la gravité des circonstances[iii].
Ludwig Schnorr étant paru initialement dans la NRF courant 1958, c’est là que Breton l’avait lu. Sa réaction outrée put donc fournir à Jean Dutourd la matière à une quatrième « dupe » : André Breton ou l’anathème, réfutation pince-sans-rire des cris de rage de Breton. Et c’est plutôt drôle, à commencer (certes, de manière involontaire) par l’article de Breton. A tel point que, si l’on en croit la préface de la réédition de 2018 (d’un nommé Max Bergez), il y eut une cinquième dupe, en la personne de Mario Maurin, critique aux Lettres nouvelles, qui crut que l’article de Breton était un pastiche écrit par Dutourd et, en tant que tel, complètement raté. La littérature a de ces pouvoirs…
De tels pouvoirs, on a pu les vérifier depuis, lorsqu’un certain Bernard-Henri Lévy éprouva quelques difficultés à se dépêtrer de ce que d’aucune nommèrent l’affaire Botul


[i] Par une sorte de délicatesse, il semble avoir peu évoqué son passé de prisonnier de guerre évadé et de résistant, par lequel il eût pu se faire valoir. Ce qui est à son honneur.
[ii] Par exemple « Aimé Prosper Lemercier, doyen honoraire de la Faculté de Caen ».
[iii] Cela se fit dans une revue nommée Bief, jonction surréaliste.

jeudi 13 décembre 2018

De toutes les couleurs (2)

Depuis environ un mois qu’il dure, le mouvement des « gilets jaunes » ne cesse d’intriguer, d’émouvoir, de passionner. Comme désormais il faut faire vite, c’est à qui en fera le plus d’interprétations possibles. Nos politiciens de tous bords – peu réputés, il est vrai, pour la finesse de leurs analyses – semblent s’y être brûlé les doigts à force d’expressions de mépris, de menaces ou de tentatives de récupération. Leur talent d’artistes de cirque ou de cabaret semble s’y être usé.
Ajoutons à cela le goût du sensationnel, du sang, de la chique et du mollard (comme on disait dans les cours de récréation de mon enfance) des chaînes dites d’information continue, auquel répond certes le voyeurisme du public, et le spectacle est presque complet. Presque, parce que certains meneurs des « gilets jaunes » s’y sont aussi prêtés : chacune de leurs manifestations parisiennes du samedi n’est-elle pas nommée « acte » ? De sorte que l’on a l’impression d’assister à une pièce de théâtre. Or le théâtre n’est qu’un simulacre.
Tout cela risque de finir en pagaille généralisée. Des rumeurs, signes de panique, circulent. Comme celle du complot international, qui veut que ce mouvement soit discrètement manipulé par la Russie et les sbires numériques (ou trolls) de M. Poutine. Ce dernier n’est certes pas un petit saint, mais il serait raisonnable de ne pas voir sa main partout : cette obsession risque d’empêcher ceux qu’elle saisit de réfléchir. Dans le même registre, notons l’interpellation, samedi 8 décembre, de M. Julien Coupat, abscons pamphlétaire anarchisant, qui se trouvait à Paris à bord d’une voiture  où l’on aurait trouvé des gilets jaunes. Voilà que l’on tente de nous refaire le coup de Tarnac !
Il était donc légitime d’attendre quelques paroles, quelques engagements aussi, de la part de celui qui occupe les plus hautes fonctions dans notre pays, que cela nous plaise ou non. M. Macron a parlé, lundi 10 décembre. Il a semblé vouloir manifester quelque contrition[i] quant au caractère hautain de certains de ses propos, avant d’annoncer quelques mesures censées apaiser la colère des « gilets jaunes ». On en a retenu surtout des mesures comptables : cet homme et son gouvernement ne verraient-ils le monde qu’à travers ce prisme ? Observons que c’est une mesure comptable maladroitement parée d’oripeaux d’une urgence écologique réelle (pour laquelle il y aurait tant à faire dans d’autres domaines que la seule fiscalité, et d’une manière qui bénéficierait probablement à ces « gilets jaunes ») qui a tout déclenché… Bref, M. Macron, pensant apaiser le courroux[ii] de gens à qui il demandait trop, a paru se contenter un peu vite de leur donner la pièce, comme on dit dans la bonne bourgeoisie. Cela risque d’être perçu comme un mélange de finasserie et de condescendance. Ah, maudits penchants ! M. Macron serait bien avisé de maudire certains des siens, tout au moins de s’en garder.
Du reste, la méfiance de tous envers tous semble avoir atteint des niveaux pénibles : ainsi, certaines grandes gueules ou cerveaux tordus parmi les « gilets jaunes » (tout mouvement, surtout aussi peu structuré, en compte sa part) ont cru bon d’imaginer que l’attentat qui a eu lieu le 11 décembre à Strasbourg[iii] pourrait être un coup monté par le gouvernement pour les empêcher de manifester à Paris le 15. Cela est au moins aussi ridicule que les rumeurs de complots poutinoïdes.
En considérant qu’en même temps quelques lycéens chahutent à leur tour et que d’autres protestations ont lieu, il semble que l’on n’assiste plus à la République en marche, mais à la République en rade[iv], compte tenu de la médiocrité dont font montre aussi bien la majorité que l’opposition. De là à imaginer d’autres formes de gouvernement, séduisantes ou effrayantes…
Peut-être est-ce le constat fait par le duc d’Anjou, que les légitimistes nomment Louis XX : il lui a paru opportun d’affirmer son soutien aux revendications des « gilets jaunes » tout en réprouvant la violence qui en émane parfois. Dans son message, daté du 8 décembre, solennité de l’Immaculée Conception, il confie la France à la prière de la sainte Vierge, qui est la « vraie Reine de France ». Sage humilité. Un roi, pourquoi pas ? Et les propos du duc d’Anjou sont admirables. Sont-ils autre chose que des mots ? Souhaitons-le, ne serait-ce que pour l’homme.
Les rêveries politiques, malgré leur charme, sont souvent chimériques. Place, donc, au réel. Quelques évêques français se sont exprimés sur cette révolte. Avec des mots justes et des propositions. On a même vu l’évêque de Montauban visiter un piquet de « gilets jaunes », au bord d’un rond-point. Il y a même rencontré un homme touchant une mince pension d’invalidité après un accident du travail, à qui il avait été conseillé de divorcer pour optimiser ses gains. La société en est là, à conseiller à des hommes blessés de se détruire encore un peu plus, pour ramasser quelques sous… Mgr Ginoux a été bien inspiré de visiter cette périphérie : un rond-point de nulle part, avec pour tout paysage des hypermarchés et leurs enseignes criardes, où des hommes témoignent du monde tel qu’il se défait.


[i] Qu’il faut espérer sincère.
[ii] Voyez comme notre langue est riche et belle. Pourquoi nos amis les journalistes utilisent-il toujours « grogne » ? Cela fait un peu bestial, quand même, non ?
[iii] Pensée amicale et prière pour cette ville et ses habitants.
[iv] Quand je vous disais qu’il y a quelque chose chez M. Macron qui fait penser à Huysmans

dimanche 2 décembre 2018

De toutes les couleurs

A qui a des yeux pour voir (et veut bien les ouvrir), le monde est empli de couleurs dont la signification n’est pas toujours claire au premier regard. Il y a, bien sûr, celles du pur plaisir, les couleurs de l’automne, les plus belles de l’année lorsque le temps n’est pas des plus gris. D’autres relèvent d’une symbolique franche : ainsi de l’éclairage en rouge des façades de quelques édifices religieux à Paris notamment, à l’initiative de l’Aide à l’Eglise en Détresse, jeudi 22 novembre ; quoi de mieux, en effet, pour promouvoir la liberté religieuse, que de rappeler la couleur du sang de ceux qui souffrent de ne mouvoir la vivre ? Du reste, dans l’Eglise catholique au moins, le rouge est la couleur des jours où l’on célèbre la mémoire d’un martyr. Et nous venons de vivre une période où, de dimanche en dimanche, les couleurs de l’Eglise ont varié, du vert du temps ordinaire au violet de l’Avent en passant par le blanc du Christ Roi, avant le blanc de Noël. Entre temps, il y aura eu aussi le rose du Gaudete et, pourquoi pas (mais ce n’est pas un dimanche cette année), du bleu pour l’Immaculée Conception…
Dans les ornements liturgiques, le blanc est souvent paré d’or. Mais je ne me suis pas cru autorisé, le dimanche 25 novembre, solennité du Christ Roi de l’univers, de demander à un diacre, en sortant de la messe, si sa dalmatique n’était pas en fait un gilet jaune.
Car, à parler de couleurs, comment éviter ce jaune-là[i] ? Tout aura été dit sur cet étrange mouvement, du plus intelligent au plus stupide. Pour le plus stupide, ne nous attardons pas sur les bruits qu’ont pu faire avec leurs bouches quelques ministricules : faisons preuve de charité envers eux.
On aura naturellement beaucoup glosé sur le prétexte écologique d’une hausse des taxes sur le carburant qui n’est probablement que le facteur déclenchant de cette révolte. Pourquoi nos gouvernements ne taxent-ils pas les transports aériens ou maritimes, réputés polluer l’atmosphère bien plus que les pots d’échappement des voitures particulières ? Cela pourrait entrer dans une réflexion ambitieuse sur le commerce international et la part inutile, voire nuisible, de ses flux.
Quant à ces « gilets jaunes », leurs contempteurs ne semblent plus guère agiter ce prétexte écologique, ni les traiter de fossiles adorateurs des énergies du même nom. Car il semble de plus en plus évident que bon nombre des « gilets jaunes » sont tributaires de leurs voitures pour la moindre emplette, la moindre démarche administrative, le trajet jusqu’à l’usine, à l’école ou le cabinet médical le plus proche… Ils sont en fait les victimes d’un modèle qui leur a été vendu voici cinquante ans environ (et auquel – personne n’étant tout à fait innocent – ils ont parfois consenti). Peut-être la goutte de gas-oil versée négligemment par le gouvernement a-t-elle été jetée sur un brasier qui sommeillait, celui d’une lassitude vague et sourde qui s’est transformée en une rage plus ou moins confuse, voire inarticulée. Voilà des gens qui crient, comme un homme las, « j’en ai marre », sans trop savoir dire de quoi. Un gouvernement ambitieux[ii] tâcherait de mettre là-dessus les mots qui conviennent et de réfléchir à une manière sérieuse de remplacer un modèle, une organisation dont on sent encore confusément peut-être qu’il est épuisé : celui qui parque toute une population moyenne dans des lotissements sans âme ou qui les laisse à leur triste sort dans des bourgades de province vidées de tout ce qui fait un lien social[iii].
Au lieu de cela MM. Macron et associés s’y sont pris d’une manière méprisante, brouillonne et brutale. Ils ne s’y prendraient pas mieux s’ils cherchaient à se faire haïr de ces gens.
Un mot, pour finir, sur les violences du 1er décembre : elles sont regrettables, odieuses par certains aspects. Mais nous ne saurons probablement jamais quelle est la part des manifestants et celle de casseurs de pelage divers[iv] dans les dégâts infligés à l’Arc de triomphe de l’Etoile. Et comment un régime politique qui prétend tirer ses origines d’émeutes (certes vieilles de plus de deux cents ans) et qui les célèbre volontiers peut-il condamner des manifestations violentes ?


[i] Aux dépens, il est vrai, du violet porté par des femmes manifestant le 24 novembre contre les violences dont certaines d’entre elles souffrent trop souvent… Je ne dirai pas un mot, en revanche, du black Friday, pas même une diatribe contre le paganisme mercantile de ce non-événement importé laborieusement des Etats-Unis. D’ailleurs, le noir n’est pas une couleur, contrairement au blanc, qui est la synthèse de toutes.
[ii] Une opposition ambitieuse aussi.
[iii] Ce monde moderne, qui a eu ses séductions et abandonne maintenant ceux qu’il a séduits, me fait penser à une définition du diable que l’on peut trouver dans Monsieur Ouine, de Bernanos : « Le diable, voyez-vous, c’est l’ami qui ne reste jamais jusqu’au bout… »
[iv] Ni, comme toujours dans des manifestations, surtout si elles sont plus ou moins spontanées et confuses, dans quelle mesure l’infiltration de la manifestation du 1er décembre par ces casseurs a été facilitée par les autorités.

samedi 17 novembre 2018

Lapaque et l’incarnation

Le transhumanisme n’est pas le moindre des délires qui caractérisent la modernité tardive. Ses séductions semblent opérer sur deux parties de la population : d’une part ceux qui sont en adoration devant leur corps, rêvant alors d’un homme augmenté bientôt immortel et éternellement jeune ; d’autre part ceux qui, doutant probablement de la possibilité de cette éternelle jeunesse, rêvent de n’être bientôt plus que des esprits dont quelque support permettra la conservation. Entre des corps jeunes dépourvus d’âme et des âmes éthérées privées des charmes de la fatigue, des odeurs… avouons que nous voilà devant le choix de l’embarras.
Que répondre à ces délires, en chrétien, par exemple, de manière à se faire entendre d’un public indifférent, hésitant, fataliste ou contaminé ? Certes, il est possible d’écrire des livres ou encore des articles dans des revues (sur papier ou en ligne), voire d’obtenir un entretien dans quelque journal (ou de l’accorder à ce journal, selon qui prendra ou se verra accorder une posture de supériorité). Mais les chances sont fortes de ne se faire entendre que de personnes partageant déjà l’avis défendu.
Aussi est-il parfois nécessaire de consentir à descendre dans l’arène, quitte à s’y faire mordilles par quelques caniches se prenant pour des lions. C’est une situation de ce genre qui constitue le point de départ du Sermon de saint Thomas d’Aquin aux enfants et aux robots, de Sébastien Lapaque : le narrateur, un prêtre invité à un débat sur le transhumanisme et l’intelligence artificielle en deuxième partie d’un talk-show au titre interchangeable[i], sent qu’il va y passer un mauvais quart d’heure : l’Eglise, institution bimillénaire (ou peu s’en faut), est un repaire de réacs et de puritains hostiles à tout progrès et à tout ce qui touche au corps, comme chacun le sait. Notre prêtre le sait bien : il aura beau avancer toutes sortes d’arguments, ciselés à la mesure de questions nouvelles (du moins en apparence), ce n’est pas pour cela qu’il a été invité, mais pour être ridiculisé à peu de frais. C’est son rôle dans un simulacre de débat, qui n’est en fait qu’un divertissement : « Un chrétien jeté sous les projecteurs est une pitance de choix pour les fauves habitués aux caméras. "Aux lions, les chrétiens, aux lions !" observait déjà Tertullien au IIIe siècle. Hélas, nous n’aimons pas ces amertumes. Notre délicatesse est telle : effrayés par le jugement des hommes, les demi-chrétiens que nous sommes affectionnent les précautions. »
On le sent donc peu disposé au martyre, ce pauvre prêtre (mais le serions-nous à sa place ?) : cependant, il semble se rappeler les appréhensions qui gagnèrent jusqu’au Christ avant Sa Passion : « Je demandai à Dieu d’éloigner de moi cette épreuve… ».
Sébastien Lapaque, qui n’a peur de rien[ii], imagine donc que cette prière sera exaucée d’une manière inattendue, et – pourquoi pas ? – miraculeuse. Avant son entrée sur le plateau, notre prêtre sera remplacé inopinément par saint Thomas d’Aquin en personne, qui débattra avec une tranquille assurance.
On peut s’interroger sur l’efficacité d’une telle intervention dans un débat portant sur des questions actuelles. Eh bien, en peu de mots, le philosophe et théologien né au XIIIe siècle aura son petit effet. Sans entrer dans le détail, disons qu’il pulvérisera calmement quelques préjugés sur la pensée chrétienne : irrationalisme, mépris du corps, moralisme étriqué… Et qu’il révélera à ses auditeurs que les questions soulevées par le transhumanisme et l’intelligence artificielle, ainsi que les vains espoirs qu’ils suscitent, sont bien plus anciennes que l’on ne croit. Ni pur esprit, ni simple corps, l’homme n’a rien de bon à attendre de ces nouveautés qui n’ont de nouveau que la possibilité envisagée désormais de voir le jour…
Lapaque n’étant ni un sot ni un nécromancien (ce qui dans les deux cas ne serait guère catholique !), il se garde d’inventer les propos qu’il met dans la bouche du Doctor angelicus[iii]. Tous sont tirés en fait d’écrits de saint Thomas d’Aquin, dont les références sont fort judicieusement rappelées  dans des notes en bas de page[iv]. Il fait ainsi la preuve de ce que certains des délires contemporains ne sont en somme que les résurgences de vieilles erreurs réfutées depuis des siècles. On appelle cela le progrès. L’émission dans laquelle le saint apparaît aurait aussi bien pu s’intituler Tout a déjà été dit, au lieu de On aura tout vu.
A propos d’émission de télévision, la description du plateau, des invités (chacun dans son rôle, toujours le même, du vieil académicien aux yeux pétillants au « penseur » transhumaniste à la mode) et de l’équipe (où les plus cultivés sont les obscurs soutiers) vaut le détour par sa drôlerie.
Tout en réfutant les âneries – superficielles ou profondes – du moment, ce Sermon de saint Thomas d’Aquin aux enfants et aux robots est donc une invitation à découvrir les écrits de saint Thomas d’Aquin. Et l’on a envie de répondre à une telle invitation.
Une dernière chose : qui sont ces « enfants » et ces « robots » ? On sait Sébastien Lapaque admirateur de Georges Bernanos, auteur de La France contre les robots et des Enfants humiliés. Pauvre Bernanos ! Il ne pouvait prévoir que la France perdrait de ses couleurs au point qu’aujourd’hui, les robots, c’est nous ! Cela n’est guère réjouissant. Quant aux enfants, ce n’est pas plus gai : il ne s’agit pas ici de la simplicité, de la naïve audace enfantines, dans ce qu’elles ont d’innocent ; mais bien plutôt de la bestialité d’« adolescents jouisseurs » que la modernité tardive entend faire de nous à tout âge.
L’espérance demeure toutefois dans cette injonction qui clôt le prologue : « Qu’on nous parle comme à des enfants et à des robots, afin que nous redevenions ce que nous sommes. »


[i] En l’occurrence : On aura tout vu.
[ii] C’est normal : Sébastien est un prénom de martyr, et Lapaque évoque le dimanche que nous préférons, celui où la vie triomphe de tout, malgré la souffrance, le désespoir, la mort. Sébastien Lapaque, c’est un nom qui oblige !
[iii] Ou du Doctoris angelici, pour les puristes.
[iv] De plus, une bibliographie est fournie en fin de volume.

mardi 16 octobre 2018

On demande une société

Les récents avis rendus par le Comité Consultatif National d’Ethique[i] quant à la prochaine révision de la « loi bioéthique » appellent quelques observations. Nous passerons rapidement sur la composition de ce comité, largement renouvelée sous le mandat de M. Hollande, ce qui en soi était déjà tout un programme, étant donné les positions (ou les convictions ?) affichées par celui-ci dans ce domaine. Tout aussi rapidement, passons sur l’écart manifeste entre les résultats de la consultation menée par le CCNE et les avis qu’elle a rendus : nous sommes désormais habitués à de tels écarts, dans des domaines fort variés, les « autorités » pouvant toujours invoquer une surreprésentation de telle ou telle opinion[ii] sur les sujets concernés pour s’asseoir sur les résultats (à quoi bon mener de telles consultations, alors ?). Passons enfin sur la notion bizarre de « révision de la loi bioéthique » : apparemment, une nation est tenue de revoir périodiquement certains principes que d’aucuns considèrent – et ils n’ont pas tort – comme essentiels, en fonction de techniques nouvelles ou de pratiques que quelques-uns veulent voir autoriser[iii].
Ces avis n’ont évidemment pas force de loi. Mais il est question de propositions et de délibérations au parlement pour cet hiver. Le gouvernement, à ce sujet, dit souhaiter « un débat apaisé ». Interrogeons-nous donc de manière paisible sur quelques aspects de ces choses.
Il importe pour commencer de rappeler sur quoi portent ces avis. Il y est notamment question – en termes favorables – de la procréation médicalement assistée (dite PMA) pour les femmes seules et les couples de femmes, ainsi que de la possibilité pour une femme de congeler ces ovocytes en vue de se réserver la possibilité de les utiliser plus tard pour faire des enfants. Ne nous plaignons pas trop : pour cette fois, les « sages » de circonstance ont rendu des avis défavorables à la location de ventres de femmes (dite GPA), ainsi qu’à l’euthanasie ou au suicide assisté. Les partisans de ces fascinants progrès « sociétaux » en seront pour leur patience.
Ne soyons pas dupe cependant : cette « PMA » pour femmes seules ou pour couples de femmes, les « autorités » nous avaient juré leurs grands dieux que cela n’était pas, mais pas du tout, envisagé dans le sillage du « mariage pour tous ». Il y a donc fort à parier que pour la prochaine « révision » un avis plus favorable sera émis quant à la « GPA »…
Nous connaissons, bien sûr, par cœur les arguments de nos amis les « sociétalistes », qui vont d’une contrefaçon de la bienveillance ou de la compassion à une conception tout libérale de la vie : puisque nous n’avons de toute façon aucune intention d’avoir recours à de telles méthodes, quelles qu’elles soient, elles ne nous regarderaient pas et il ne nous serait donc pas permis d’en priver les autres ni de nous mêler de leur vie.
Mais qu’est-ce qui nous révolte donc tant dans ces procédés ?
En ce qui concerne la « PMA » et dans quelques années probablement la « GPA », il y a bien sûr l’argument de la filiation et du refus de voir concevoir à dessein des enfants privés de père ou de mère, selon le procédé. Cela est juste et il me semble inutile d’en dire plus ici, ces arguments ayant déjà été énoncés, répétés, martelés aux oreilles de gens qui, semble-t-il, n’en ont cure. Il y a donc d’autres raisons à invoquer que le seul intérêt de l’enfant – lequel n’est déjà pas rien.
Il y a bien sûr le refus de considérer un enfant – et une personne donc – comme un genre de produit obtenu à l’issue d’un projet planifié, organisé, financé… Il vaut mieux voir en la venue de chaque personne un don, parfois inattendu, imparfait, certes, mais bien un don.
Mais au-delà, il semble pertinent de se demander quelle est l’idée des hommes que se font des femmes seules ou des couples de femmes projetant d’avoir un enfant : y voient-elles seulement des réservoirs de semence que l’on pourra sélectionner selon divers critères, financiers notamment ? Et comment deux hommes (ou un homme et une femme) louant les services d’une « mère porteuse » considèrent-ils celle-ci ? Comme une matrice, un moule, un centre de production ? Certes, tous les partisans de ces prodigieuses et réjouissantes méthodes n’ont probablement pas ces vues. Mais le danger, ou la tentation, existe.
Ces vues s’appliquent tout autant à cette histoire de congélation d’ovocytes : ne voudrait-on pas pousser certaines femmes à considérer leurs corps comme des magasins d’accessoires ou de pièces détachées, qu’il serait possible de gérer comme on le fait d’un stock ?
Cette réification des corps – et, à travers les corps, des personnes – est assez terrifiante ; elle opère déjà en partie dans ce sens avec l’avortement : combien d’enfants à naître qui ne naîtront jamais, éliminés en route[iv] parce qu’une tare leur avait été diagnostiquée ? En somme, ils ont été mis au rebut. Ce même genre de conception se retrouve dans l’euthanasie ou le suicide assisté : êtes-vous vieux, moche, malade, malheureux ? Vous êtes invité à disparaître. Et certains osent appeler cela « mourir dans la dignité ».
Dans un monde passablement marchand, il est donc un risque[v] de ne plus voir en autrui, voire en soi-même, qu’un centre de profit, un gisement, ou alors un centre de coût. Dans ce dernier cas, il sera toujours possible de chercher l’aide de quelque cost-killer
Que restera-t-il, dans ces conditions, des relations gratuites qui font le ciment d’une société ? Peu de chose, sans doute.
En attendant de tomber aussi bas, faudra-t-il encore aller manifester contre de telles réformes ? Nous verrons. Mais autant prévenir les autres manifestants : demandez-vous si l’économie libérale ne porte pas quelques germes de cette décadence. Et exigez d’abord qu’une société soit possible[vi].


[i] Que, par paresse, je nommerai CCNE.
[ii] En l’occurrence d’opinions défavorables à diverses « avancées » envisagées.
[iii] En usant du truc libéral habituel : on commet d’abord un acte illégal, puis on exige qu’il soit légalisé puisqu’on l’a commis et qu’on est quelqu’un de bien.
[iv] A ce propos, de récentes paroles du pape, qui ont horripilé quelques esprits délicats (ou hypocrites), ne sont en rien exagérées. Elles sont posées franchement, voilà tout.
[v] Outre celui de voir dans toutes ces activités de nouveaux marchés à conquérir !
[vi] Celui qui avait vendu la mèche était le défunt Pierre Bergé : « louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l’usine, quelle différence ? », avait-il déclaré en 2013. Eh bien, éventuels futurs manifestants, chers camarades, il n’avait pas entièrement tort dans cette déclaration par ailleurs odieuse : pas plus que le ventre d’une femme, les bras d’un ouvrier ne sont des biens à louer.

vendredi 28 septembre 2018

« Roger Nimier – masculin, singulier, pluriel » (A. Cresciucci)

La postérité est un tribunal volage. De certains écrivains, hormis à l’occasion de quelques anniversaires ou commémorations propices à les faire momentanément redécouvrir, elle ne retient que quelques bribes de légende. Surnageront quelques anecdotes pittoresques, quelques citations approximatives, quelques soupirs d’admiration ou quelques engouements suscités pour des raisons hasardeuses – politiques notamment. Tous ces éléments inciteront à la paresse : on croira tout savoir d’un écrivain sur ces bases, ou du moins suffisamment pour se contenter de le vénérer formellement ou de le mépriser, voire de le détester. Si l’écrivain est mort prématurément (morceau supplémentaire de légende), son souvenir même risquera de s’effacer lorsque ses derniers contemporains auront fini de disparaître.
Dans bien des cas, ce n’est pas grave. Mais dans celui d’un écrivain de la taille de Roger Nimier, ce serait plus que regrettable. Les clans amicaux se clairsemant sous l’effet du temps, restent la critique et l’histoire littéraires.
Dans ce dernier domaine, l’université est bien silencieuse. Comme ses confrères « hussards », Nimier n’est guère un objet d’étude. Trop classique ? Trop « de droite » ? Trop farceur ?
Il serait cependant injuste de ne pas citer le nom de Marc Dambre, lequel depuis une trentaine d’années, outre le biographe de Nimier[i] , s’est fait l’éditeur de nombreux recueils posthumes de ses textes et le maître d’œuvre d’un « cahier de l’Herne » paru pour le cinquantenaire de sa mort. Au point, diront certains, de s’être institué gardien du temple.
Alain Cresciucci, qui vient lui aussi du monde universitaire, a décidé d’ouvrir les fenêtres dudit temple. Avec Roger Nimier – masculin, singulier, pluriel[ii], il nous invite à redécouvrir Nimier : l’homme, certes, mais surtout l’œuvre, sans oublier le personnage ou plutôt les personnages, avant de s’interroger sur sa postérité. On pourrait dire de cet essai qu’il vient compléter un cycle entamé en 2011 dans Les désenchantés et poursuivi en 2014 dans Jacques Laurent à l’œuvre puis en 2016 dans Le monde (imaginaire)d’Antoine Blondin. Ledit cycle avait d’ailleurs été précédé d’une biographie d’Antoine Blondin[iii], parue en 2004.
L’essai dont il est question ici n’est pas à proprement parler biographique. Il propose une lecture thématique de l’œuvre aux multiples facettes d’un écrivain dont « on eût dit qu’il passait en foule », comme l’écrivit de lui Alexandre Vialatte. Ce sont tour à tour l’œuvre romanesque et critique de Nimier, mais aussi son travail cinématographique et éditorial qui nous sont exposés ici, sans oublier ses incursions dans le domaine de la politique et de la morale (dans Le grand d’Espagne, par exemple) ou même de la philosophie (les moins concluantes, semble-t-il). On regrettera toutefois l’absence d’une étude spécifique du style de Nimier.
Il en ressort, hormis les quelques facilités, provocations ou travaux alimentaires auxquelles Nimier put de temps à autre se livrer, un point commun entre tous ces domaines : l’exigence, à commencer par celle envers soi-même. Ce trait, moins tragique, moins romantique qu’on ne sait quelle lassitude courant vers la mort aux couleurs de « l’écurie fatalité » (pour paraphraser un Antoine Blondin déjà révolté en 1962 contre ce genre de billevesées), pourrait expliquer bien des choses, à commencer par le fameux « silence romanesque » qui frappa Nimier pendant neuf ans.
Ni hymne à l’extravagance pourfendant l’ennui sartrien ni dénigrement d’un écrivain trop « léger » pour retenir l’attention, ni non plus méditation – tout aussi facile – sur le désespoir habillé de fantaisie et traqué au volant d’une voiture de sport[iv], l’essai d’Alain Cresciucci paraît un guide à conseiller à qui voudrait découvrir Nimier plus de cinquante ans après sa mort.
Et la postérité ? « Nous en reparlerons dans un siècle ou deux », conclut Alain Cresciucci. Volontiers, mais autant (re)commencer dès maintenant.


[i] Son Roger Nimier, hussard du demi-siècle était à l’origine une thèse.
[ii] Paru aux éditions Pierre-Guillaume de Roux.
[iii] Etant donné le sous-titre des Désenchantés (« Blondin, Déon, Laurent, Nimier »), verrons-nous paraître pour réellement clore ce cycle un Déon par Alain Cresciucci ? Ce serait sans doute intéressant.
[iv] Avec si possible une belle passagère pour mourir à cent cinquante à l’heure une nuit…

mardi 4 septembre 2018

Texte intégral

On peut tout faire dire à un texte. Il suffit d’y prélever un mot ou une phrase en l’isolant du reste et tout – ou n’importe quoi – est dit. Ce peut être par distraction, par superficialité, par obsession, ou à dessein, histoire de cacher le reste, voire à des fins malveillantes ou polémiques.
Le procédé peut fonctionner même s’il est grossier. Par exemple, cet été, on pouvait entendre sur France Culture des conférences où M. Onfray débitait sur le christianisme des énormités déjà relevées l’an dernier dans un fort recommandable livre de Jean-Marie Salamito[i]. Devant un public apparemment conquis d’avance, il a refait un de ses désormais classiques numéros, celui de la parabole des mines[ii], où grâce à un seul verset, soigneusement isolé, il décrète la violence intrinsèque du christianisme. Le numéro est rôdé, archirôdé, même : M. Onfray donne ses références, pour que son auditoire puisse vérifier : Luc 19, 27. Or, comme la parabole des mines est, justement, une parabole, la parole prononcée dans ce verset n’est pas à proprement parler une parole du Christ, mais une parole prononcée par un personnage de cette parabole, racontée par le Christ. S’il voulait faire preuve de la plus petite honnêteté intellectuelle, M. Onfray pourrait suggérer de lire cette parabole en entier, et la référence qu’il indiquerait serait Luc 19, 11-27. Voilà pour les trucages malveillants.
Dans un autre registre, de nombreux « commentateurs », professionnels ou amateurs, se sont jetés sur le mot psychiatrie prononcé par le pape il y a quelques jours dans l’avion qui le ramenait de Dublin. Il s’agissait pour lui, rappelons-le, de répondre à la question d’un journaliste sur la conduite à tenir par des parents à qui l’un de leurs enfants aurait annoncé son homosexualité. L’ensemble de la réponse pourrait se résumer par la nécessité d’écouter cet enfant, de ne pas le rejeter et d’essayer de le comprendre, y compris, s’il est très jeune, en consultant un psychiatre (ou un psychologue). Rien d’étonnant, en somme. Les esprits conformistes n’ont eu qu’à saisir le mot psychiatrie pour prétendre avoir compris que le pape assimilait les homosexuels à des dingues. Peut-être certains l’ont-ils cru et, mus par quelque réflexe, ont touité leur indignation, comme une certaine Mme Schiappa, qui a la réputation de faire partie du gouvernement français…
Ironie du sort, répondant à la question d’un autre journaliste, le pape l’a invité, ainsi que ses confrères, à lire attentivement un texte dans son intégralité : il s’agissait bien sûr de la lettre de Mgr Viganò l’invitant à « démissionner ». Ce texte comporte apparemment assez d’invraisemblances pour que le secrétaire du pape émérite Benoît XVI ait cru bon de le qualifier de bobard[iii]. Un réflexe « bergogliophobe » ou « francescophobe » chez quelques énervés empêche ceux-ci de tenir compte de ce genre de détail, trop friands de trouver dans la diatribe de Mgr Viganò des « révélations » défavorables au pape François[iv].
Maintenant qu’après la malveillance nous avons entrevu le cas des réflexes, voyons ce qu’il peut en être d’un genre de distraction que l’on pourrait qualifier de frivole, quand elle n’est pas feinte à des fins fallacieuses. La manière dont il a été rendu compte d’un discours récemment prononcé par M. Macron au Danemark est à ce titre édifiante.
Tout le monde aura retenu de ce discours les propos tenus à l’étranger par un chef d’Etat sur ses compatriotes, propos certes d’une condescendance déplacée : qualifier les Français de « Gaulois réfractaires au changement » n’est pas ce que l’on fait de plus élégant. Passons, nous ne sommes plus à une petite muflerie près de la part de M. Macron. Nous laisserons donc opposants systématiques et partisans hypnotiques s’écharper à ce sujet[v]. Contentons-nous de renvoyer le compliment à l’intéressé, comme l’a en quelque sorte fait M. Hulot, par anticipation, lorsqu’il a annoncé sa démission[vi]. M. Hulot, en substance, a reproché à M. Macron et à son gouvernement leur manque évident de volonté de changer quoi que ce soit à une politique visiblement peu compatible avec des urgences écologiques qu’il devient de plus en plus difficile de nier : « est-ce qu’on essaie un peu d’être disruptif[vii], d’investir dans la transition écologique ? […] Est-ce qu’on s’est autorisé à essayer de sortir un peu de l’orthodoxie économique et financière ? Est-ce que la finance de spéculation qui spécule sur les biens communs on l’a véritablement remise en cause ? » En résumé, le changement que souhaite M. Macron pourrait consister à passer de business as usual à business, more than usual.
C’est là qu’il faut en venir à un passage du discours de M. Macron qui a été fort peu commenté. Notre président a tenu à célébrer un supposé modèle social danois au travers de la fameuse « flexi-sécurité », laquelle consiste en gros à faciliter les licenciements avec pour contrepartie des facilités d’embauche et plus d’aides aux chômeurs. Ce genre de mesure peut se défendre ou se discuter, mais M. Macron n’est pas là pour discuter. En l’occurrence, il préfère user d’un genre de lyrisme que l’on pourrait qualifier de managérial : « La France n’a pas du tout flexibilisé à hauteur du modèle danois. Il faut être lucide, vous êtes dans un pays modèle d’équilibre social et de justice mais dans un pays où l’on licencie par SMS dans la journée. »
Je m’interroge sur ce mais. S’agit-il de trouver des limites au « modèle d’équilibre social et de justice » vanté juste avant ? Ou alors s’agit-il de dire que cet équilibre et cette justice ont nécessairement un prix, celui de la précarité des emplois ?
Nul doute que, s’il était interrogé à ce sujet, M. Macron ou un de ses courtisans laisserait son interlocuteur avec sa perplexité, invoquant sa désormais fameuse pensée complexe, vulgo : en même temps (marques déposées). Mais s’il s’agit de la seconde des possibilités évoquées, force m’est de dire que M. Macron peut garder pour lui sa conception de la justice sociale.


[i] Dont il a déjà été question ici. Je ne tiens pas à radoter.
[ii] Equivalent dans l’Evangile selon saint Luc de la parabole des talents.
[iii] Voir ici.
[iv] Cela étant posé, il importe de ne pas nier la nécessité d’immenses efforts de la part de l’Eglise catholique pour lutter contre certaines formes particulièrement révoltantes de corruption.
[v] Tout en relevant dans ce discours de laborieuses circonvolutions tendant à nier l’existence de peuples pour aussitôt en exalter ou en dénigrer quelques traits s’apparentant plus à des clichés qu’à quoi que ce soit d’autre.
[vi] Le caractère décoratif de son poste ne pouvait plus lui échapper. Même le spectaculaire Daniel Cohn-Bendit a refusé de lui succéder. Le poste à échu à M. François de Rugy, qui sera parfait en bibelot.
[vii] Savourons ce mot très « macronien » dans le discours d’un ministre démissionnaire et un peu fâché (on le serait à moins).

mardi 28 août 2018

Il dansa un été

Des journalistes fréquentant peu les rubriques mondaines – ou les pages people, pour mieux convenir à la vulgarité sans fond qui règne à présent – ont cru bon de nous livrer leurs conjectures quant à un événement probablement anecdotique. Ils nous ont donc expliqué ce qu’il fallait penser de la présence, le 18 août, de M. Vladimir Poutine au mariage de Mme Karin Kneissl, ministre autrichienne des affaires étrangères, avec un M. Wolfgang Meilinger. On a pu y voir M. Poutine danser avec la mariée et un chœur de cosaques, qu’il avait emmené dans ses bagages, chanter quelques aubades de leur pays aux nouveaux époux.
Naturellement, ce qu’il fallait en penser ne portait pas sur la coupe de la robe de la mariée ni sur la manière dont M. Poutine danse. Ils n’allaient quand même pas tomber dans le genre sirupeux et bébête de Paris-Match ou de Jours de France. Non. Il s’agissait pour eux de nous expliquer ce que cette présence a d’inquiétant pour notre avenir. On a pu ainsi entendre sur France Culture une journaliste déclarer que c’était une tentative pour « diviser l’Europe ». Mais la palme va à Mme Natalie Nougayrède, qui s’est fendue dans The Guardian[i] d’un billet qualifiant cet événement de « coup de poignard porté au cœur des valeurs libérales de l’Europe »[ii]. Rien que ça !
Nos amis les atlantistes commencent à tourner un peu à vide. Tout leur paraît un complot russe, désormais. Il faut bien, après tout, justifier l’existence de leur coterie depuis la fin de la guerre froide ! Leur dernière manifestation de paranoïa aura donc été provoquée par la vision de M. Poutine dansant, un été.
Elle n’a dansé qu’un seul été, c’est le titre d’un film suédois qui fit scandale en 1951. Observons que le titre original en était Hon dansade en sommar, ce qui se traduirait plutôt par Elle dansa un été. Cette brièveté me semble laisser plus de richesse au titre. Pour revenir à ce film, disons qu’il fut à la source d’un genre de malentendu (au moins partiel) sur la Suède, la nudité et le sexe. Les étrangers s’imaginèrent peut-être que la Suède était peuplée de jeunes filles nues et consentantes… C’était oublier que le scandale eut lieu d’abord en Suède même. L’objet en était d’ailleurs double. Comme à l’étranger, on s’offusqua d’une scène de nu (qui est en général tout ce qui est retenu de ce film), mais par ailleurs l’épiscopat luthérien ne fut guère ravi de voir dans ce film un personnage de pasteur d’un rigorisme aussi caricatural que forcément antipathique.
Il faut dire que ce film était une adaptation d’un roman, Sommardansen (soit : La danse d’été), publié en 1949. L’auteur, Per-Olof Ekström (1926-1981), avait des sympathies communistes : rien d’étonnant, donc, à ce qu’il entendît opposer un tout méchant vilain pasteur à deux gentils amants, beaux, jeunes et (parfois) nus. Par la suite, ce prolifique écrivain s’installa en RDA puis en Roumanie, où il finit ses jours. Outre quelques romans pornographiques (publiés sous pseudonyme), il est connu pour avoir donné en 1977 un livre faisant l’éloge de Nicolae Ceausescu. C’était bien la peine de trouver méchants les pasteurs suédois !
Mais revenons à ce film (que je n’ai pas vu et que je n’ai pas l’intention de voir). En général, on n’en connaît qu’une image où l’on voit les seins et le fort joli visage d’Ulla Jacobsson. Nul doute qu’il est plus intéressant de la voir dans Sourires d’une nuit d’été (où elle est toujours vêtue), d’Ingmar Bergman, cinéaste d’une autre trempe que je ne sais même plus qui. Soyons cependant juste : Bergman a lui aussi contribué, sans doute involontairement, à ce malentendu que les Anglais nommèrent paraît-il, mi-réprobateurs, mi-salivants, péché suédois : c’était dans L’été avec Monika[iii], où Harriet Andersson n’était pas toujours très vêtue. Et là, le malentendu est complet, puisqu’il s’agit d’un film acide nous dépeignant avec une vacherie toute flaubertienne les mésaventures de deux jeunes amants passablement stupides. Je me rappelle en avoir vu une vieille copie, au Saint-André des Arts, où le titre (Sommaren med Monika) était absurdement traduit par Monika ou le désir : contresens fait sans doute dans les années 1950 pour attirer un public de voyeurs (qui furent probablement déçus).
A propos du Saint-André des Arts, qu’il me soit permis de demander ce qu’est devenue la programmation de ce vénérable cinéma, où l’on pouvait jadis voir des films de Bergman au moins de mai à novembre, chaque année. Ils pourraient faire un effort pour les cent ans du défunt artiste, non ?
Et à propos de la Suède : les amis des « valeurs libérales européennes » tremblent là-bas aussi. Ils redoutent, aux prochaines élections, le succès des Démocrates de Suède, parti dit « populiste ». Il y a cependant largement pire, puisque de temps à autre des néonazis organisent des défilés dans les rues. Se sont-ils interrogés, ces Européens pétris de valeurs libérales, d’une part sur les raisons du succès de quelques démagogues et d’autre part sur celles de l’apparition de mouvements impudemment extrémistes ? Il y a pourtant des pistes : la médiocrité, le conformisme et la paresse intellectuelle d’une classe politique vivant en vase clos[iv] d’une part, et de l’autre l’ignorance crasse de l’histoire entretenue par cette même classe à coup de réformes de l’enseignement ? Après tout, c’est souvent sur le vide que le n’importe quoi prospère. Cela vaut autant en Suède qu’ailleurs. Et, autant en Suède qu’ailleurs, la classe politique préfèrera voir dans les succès des « populistes » le fruit de manipulations orchestrées à Moscou. Cela évite de penser, ce qui est toujours moins fatigant. Ils gloseront donc sur les danses estivales de M. Poutine. Cela posé pour boucler la boucle et donner à mes propos un semblant de cohérence.


[i] Où elle a trouvé refuge depuis son expulsion du Monde en 2014 par les journalistes auxquels un trio de milliardaires l’avait imposée comme directrice.
[ii] « A dagger in the heart of European liberal values », selon un article paru le 21 août (voir ici).
[iii] Décidément, les Suédois et l’été… Cette année, il fut chaud et fatigant, en Suède comme dans toute l’Europe.
[iv] N’exagérons pas : il arrive aux politiciens de rencontrer des journalistes ou de gros patrons. Cela les sort un peu.

samedi 18 août 2018

Chacun son complot

Il aura été assez parlé un peu partout de l’affaire Benalla pour que je n’aie pas besoin d’ajouter mon grain de sel à tout ce ragout. Je me contenterais volontiers d’en dire qu’il ne s’agit pas tout à fait de rien, tout en n’étant pas de ces affaires qui ébranlent l’Etat – ou le régime politique du moment – sur ses bases : en somme, une illustration des aises que prennent avec les règles ou la simple décence ceux qui occupent le pouvoir ainsi que leurs subordonnées, obligés et courtisans. Le « nouveau monde » de M. Macron n’a peut-être pas grand-chose de neuf.
Seulement, l’affaire a fait du bruit, les réseaux prétendus sociaux ont gazouillé abondamment. Au point qu’une organisation nommée EU Disinfo Lab a cru bon de publier une étude censée vérifiée si tout le bruit autour de l’affaire ne résultait pas du travail de mystérieuses officines moscoutaires[i]. Même les inévitables « Décodeurs » du Monde n’ont pas paru convaincus par cette hypothèse[ii]. Soyons généreux et offrons une piste aux zélateurs de M. Macron : le manifestant molesté place de la Contrescarpe par le nommé Benalla se trouve être d’origine grecque ; or les Grecs sont orthodoxes, tout comme les Russes ; l’ombre menaçante de M. Poutine se profile dès lors, n’est-ce pas ?

Mais trêve de plaisanteries. Ne voit-on pas, dans les cercles de la conformité moderne, surgir l’hypothèse d’une conspiration dès que les événements leur déplaisent ? Il en est ainsi en particulier des résultats de votes, qu’il s’agisse de ceux d’un référendum, d’une élection ou d’un vote parlementaire. Ce genre de réaction a sa part d’ironie, chez des gens toujours prompts à dénoncer chez les autres des tendances conspirationnistes. L’exemple le plus récent en est le rejet par le sénat argentin d’une loi visant à légaliser l’avortement. La grosse presse européenne s’est étranglée de rage, évoquant à ce sujet la « pression » de l’Eglise catholique sur la société argentine, en particulier sur les sénateurs. Libération n’y est pas allé de main morte, parlant dans un article des « fachos » de l’Opus Dei[iii]. Voilà-t-il pas, bonnes gens, que les sociétés libérales sont menacées par un dangereux complot catholique mondial ?

Une vertu que l’on pourrait attendre des partisans de la légalisation de l’avortement ou de ceux qui considèrent cet acte comme un droit fondamental, c’est la cohérence. Or il y a fort à parier que la plupart de ces gens sont opposés à la peine de mort. Et ils sont ensuite capables de justifier l’avortement en prenant comme exemple le cas de femmes enceintes à la suite de viols. Un partisan assez dur de la peine de mort appliquerait volontiers celle-ci aux violeurs. Dans certaines sociétés aussi archaïques que violentes, ce sont probablement les femmes violées que l’on condamnerait à mort, tandis que nous les considérons évidemment comme innocentes. Eh bien, chez les progressistes, ce sont les enfants qui pourraient naître de viols que l’on se propose de condamner à mort. De tels enfants étant tout aussi innocents que leurs mères, en quoi cela vaut-il mieux que lapider celles-ci ?
Presque aussi incohérents sont ceux pour qui l’avortement est un scandale et la peine de mort une nécessité. Accordons-leur que le condamné à mort s’est, dans la plupart des cas et à moins d’une erreur judiciaire, rendu coupable d’un crime, un meurtre par exemple. Mais est-il nécessaire d’ajouter des morts aux morts ?
Ce genre d’incohérence est notamment présente chez quelques autoproclamés supercatholiques choqués par quelque récente mise à jour du catéchisme de l’Eglise catholique au sujet de la peine de mort. On trouve probablement parmi ces derniers des personnes atteintes d’une curieuse maladie nommé par certains bergogliophobie. Les plus gravement atteints en sont peut-être à s’imaginer que l’élection du pape François est le fruit d’un complot maçonnique. Que voulez-vous : à chacun son complot !


[i] Comme on disait au bon vieux temps.
[ii] Voir ici.
[iii] Voir ici.

jeudi 9 août 2018

« Un empêchement » (Michel Crépu)

Entre quelques lectures ou relectures de plus sérieuses ou profondes (Dostoïevski ou Bernanos, par exemple), s’offrir un bref divertissement n’est pas nécessairement coupable. Encore faut-il bien en choisir l’objet et ne point se perdre dans les plaisirs qu’il procure.
La politique est parfois réduite, hélas, à offrir de tels objets, pas toujours des plus honnêtes, il est vrai. Qui se souvient aujourd’hui de M. François Fillon ? M. Michel Crépu, rédacteur en chef de la Nouvelle Revue Française, qui eut naguère un rôle dans la Revue des Deux-Mondes, ne l’a pas oublié, apparemment. Et il semble même, à la lecture d’Un empêchement, paru aux éditions Gallimard il y a quelques mois avec le sous-titre « essai sur l’affaire Fillon », qu’il n’en ait pas tout digéré.
En quoi un tel essai, au sous-titre austère autant que le titre est amer et ironique, pourrait-il constituer un divertissement ? On pourrait se le demander puisque parmi tous les noms d’hommes morts ou vifs convoqués dans ce bref écrit (cent pages) ou trouve ceux, susnommés, de Dostoïevski et de Bernanos (p. 69). Mais c’est pour aussitôt nous rappeler qu’avec cette « affaire Fillon » nous nous trouvons, comme dans le monde politicien en général, dans des cercles bien trop médiocres pour être en rapport avec les univers respectifs de ces deux géants. Nous voilà donc condamnés à nous amuser un bref moment de la farce grisâtre que fut cette affaire, au moyen d’un petit livre qui, d’après la quatrième de couverture, « se veut surtout un bon moment de conversation ».
Autant savoir, avant d’entamer ladite conversation, à qui nous parlons, ou plutôt qui nous parle. M. Crépu donne quelques aperçus de ses opinions ou de ses penchants au fil des pages : vaguement atlantistes, libéraux-conservateurs (selon l’oxymore en vogue) et europhiles. Faute de mieux (il se dit gaulliste, ce qui ne fait pas sérieux dans les « cercles de la raison »), peut-être, M. Fillon sera « son homme » en 2017.
C’est là que survient « l’affaire » : on découvrit soudain, en pleine campagne électorale, que sous ses airs de bon élève, M. Fillon n’était qu’en politicien aussi médiocre et combinard que ses petits camarades. Dans la bonne moyenne des cancres en somme.
Ce n’est pas cette découverte qui est restée sur l’estomac de M. Crépu. Il fallait, après tout, s’en douter un jour ou l’autre, non ? Ce serait plutôt le fait de voir sur quelles minces accusations son candidat fut traîné dans la boue, avec quelle mollesse il fut défendu âr ses prétendus partisans et avec quelle médiocrité il se défendit lui-même.
Peut-être n’y avait-il du reste rien à défendre. Déjà qu’il n’y avait pas grand-chose à attaquer… Ni François Fillon (une « énigme » comme l’écrit M. Crépu, ou un costume vide ?) ni ce qui aurait pu lui tenir lieu de programme politique ; le livre de M. Crépu s’ouvre sur une phrase dangereuse pour celui qu’il cite :
« Dans les jours qui suivirent le désastre électoral de François Fillon, Éric Woerth eut ce mot, suivant lequel la droite républicaine avait été "empêchée" d’aborder les vrais débats. »
On veut bien, mais on attend toujours de vrais débats.
Que reste-t-il à tirer de ce bref livre, auquel M. Crépu eût peut-être dû donner pour titre Un épanchement ? Quelques portraits (Alain Minc par exemple), des tableaux d’ambiance d’une talentueuse aigreur. Peut-être une manière de se consoler en portant quelques jolis coups d’épingles à des baudruches déjà à terre depuis un moment, parfois en lambeaux. Des humeurs plus qu’une réflexion. On cherche l’essai, et on finit par se dire que ce livre eût pu avoir pour titre : Un épanchement.
Un mot, peut-être, sur le bénéficiaire de cette médiocre fillonnade ? Pour M. Crépu, M. Macron, c’est « Harry Potter ». Un peu mince, comme jugement. Il eût pu parler d’un nouveau Giscard avec un petit côté bas-empire en supplément. Son Jupitérisme en serait un indice parmi d’autres. Mais n’anticipons pas : au moment de la parution d’Un empêchement, nous ignorions encore que certains autour de M. Macron aimaient à prendre les manifestations d’opposants pour des safaris. Le nouveau monde macronien ne serait-il pas en somme beaucoup plus ancien que l’on ne croit ?

lundi 2 juillet 2018

« Histoire de la France » (Jean-Christian Petitfils)

On sait en général de Jean-Christian Petitfils qu’outre être le biographe plus qu’estimable de quelques-uns de nos rois (de Louis XIII à Louis XVI), il est aussi l’auteur d’un Jésus paru en 2011. Après ce dernier ouvrage, il va de soi qu’écrire en un volume l’histoire de notre pays ne pouvait l’intimider.
Cette Histoire de la France, parue chez Fayard cette année, porte un sous-titre : « le vrai roman national ». Un parti est donc pris ici : celui de nous faire un récit qui permette de comprendre ce qu’est notre identité nationale, comment elle est née, comment elle s’est développée, comment elle a été menacée (et l’est encore quelquefois aujourd’hui). Il en est, paraît-il, que ce genre d’entreprise hérisse, comme le rappelle l’auteur dans son avant-propos. Laissons-les grommeler et intéressons-nous à l’ouvrage.
Ce « roman national » n’est pas un roman engagé : Jean-Christian Petitfils est trop historien pour cela. Nous ne verrons donc pas les gentils aux prises avec les méchants. Où qu’aillent nos sympathies, qu’elles soient préexistantes ou qu’elles se forgent au cours de la lecture de ce récit, l’auteur ne nous impose pas les siennes, même si, de ci, de là, elles ne peuvent que transparaître[i].
Un roman se doit, pour mériter cette appellation, de comporter un drame, une faille, bref un déséquilibre initial qui justifie son commencement, ainsi que quelques axes qui structurent l’intrigue, pour ainsi dire.
Pour ce qui est du commencement, rien à objecter : il s’agit bien du partage de l’empire carolingien. Nous ne rencontrerons donc au détour de ces pages ni Clovis ni encore moins Vercingétorix : ceux-là font partie d’autres histoires, antérieures. Ce partage, observons-le, donnera aussi naissance à la nation allemande, laquelle connaîtra des destinées fort différentes de celles de la France, ainsi qu’à un fantôme aux résurgences variées, la Lotharingie[ii].
Quant à l’intrigue, Jean-Christian Petitfils entend l’articuler autour de cinq piliers qui définiraient selon lui notre identité : un Etat-nation souverain et centralisé, un Etat de justice au service du bien commun, un Etat laïque aux racines chrétiennes, un Etat marqué par des valeurs universelles et un Etat multiethnique mais assimilateur. L’intrigue, donc, consistera à nous faire voir en quoi l’histoire de notre pays se confond avec la vie de ces piliers, comment ils ont été érigés et maintenus, tant bien que mal, combien ils ont souffert aussi, victimes autant d’attaques franches, d’usure, de négligence ou de bricolages. Si le procédé peut paraître un peu forcé, il tire sa légitimité de ce « tant bien que mal » qui nous évite l’histoire fléchée d’un perpétuel progrès dont la conclusion serait l’épanouissement d’une nation exemplaire dont les vertus seraient enviées par le monde entier au même titre que sa grandeur et son lustre. Certes, la couverture du livre possède des rabats dont la décoration pourrait évoquer une galerie familiale et unanimiste de symboles que nous pourrions finir par chérir sans condition ni exception : fleur de lys, bonnet phrygien, feuilles de chêne et de laurier, Marianne, croix de Lorraine, couronne royale, coq gaulois, république en majesté… Ces symboles paraissent être là plutôt pour nous rappeler ce « tant bien que mal », cette succession d’équilibres et de déséquilibres (en fonction de l’état, plus ou moins précaire, de chacun des cinq « piliers ») qui a fait notre identité. L’équilibre, bien entendu, est précieux et le devoir d’une nation est de le préserver, voire de le rétablir s’il a souffert, au prix d’une inventivité permanente, ne pouvant compter sur un retour à un ordre antérieur[iii]. Ces jolis symboles, donc, suggèrent que la permanence des « piliers » chers à Jean-Christian Petitfils a plus d’importance que les apparences de tel ou tel régime politique, tout en partageant parfois leur précarité. Le rappel est important, en des temps où, selon Jean-Christian Petitfils[iv], ces piliers « paraissent fort érodés par la crise existentielle qui traverse notre société depuis les années 1970-1980. »
Naturellement, l’appellation « roman national » a ses limites : tout roman a un dénouement, ce qui ne saurait être le cas ici. L’objet de ce « roman », la France, semble encore donner quelques signes de vie. La conclusion, par conséquent, ne saurait être que provisoire. Aussi l’auteur, de peur de se perdre dans des détails contemporains où l’important et le futile ne sont pas encore toujours discernables, doit-il s’arrêter à un moment donné pour dresser un bilan provisoire et évaluer l’état des piliers qu’il a identifiés[v]. Car, « notaire du passé, l’historien ne saurait être le journaliste de la proche histoire et encore moins le commentateur du présent », comme l’écrit Jean-Christian Petitfils avant de clore son récit par l’élection de M. Macron[vi].
Finissons par relever un curieux effet de perspective : plus les temps évoqués nous sont proches, plus riche en est l’évocation ; sur douze siècles d’histoire de France, les dix premiers n’occupent que la moitié du livre, le chapitre 25 finissant en 1848. Certes, on peut expliquer cela par la richesse croissante des documents disponibles, les plus anciens ayant eu plus de chances de disparaître. Mais l’effet de grossissement devenait menaçant. Nous ne saurons donc pas, et grâces en soient rendues à Jean-Christian Petitfils, si M. Macron a demandé aux « artistes » qu’il a invités à l’Elysée pour la fête de la musique de l’appeler monsieur le président


[i] Elles sont alors assez consensuelles, à moins d’être un nostalgique de la Terreur ou du gouvernement de Vichy.
[ii] Si la France est un Etat-nation et l’Allemagne une nation aux contours variés qui s’est récemment dotée d’un véritable Etat (avec quelles vicissitudes !), que dire de la Lotharingie ? Serait-ce un Etat-velléité ?
[iii] Soit dit en passant, compter sur ce genre de retour fut sans doute l’erreur fondamentale, jusqu’à la caricature parfois, d’un Charles X…
[iv] Toujours dans l’avant-propos.
[v] Chapitre 50 : « Mutations, défis et enjeux d’aujourd’hui ». Ce titre fait un peu déjà vu, mais bon…
[vi] Au sujet duquel il observe, de façon assez pertinente, qu’il n’est pas si « neuf » qu’il veut s’en donner l’air, dégageant de temps à autre comme un parfum de giscardisme.