lundi 31 décembre 2018

Jean Dutourd, cet inconnu

Devenir un personnage, voilà un drame pour tout artiste : le personnage éclipse alors l’œuvre. La situation est d’autant plus dramatique lorsque l’artiste est un écrivain : sa raison d’être n’est-elle pas de créer d’autres personnages que lui ?
Qui par exemple connaît aujourd’hui l’œuvre de Jean Dutourd (1920-2011) ? Quelques-uns pourront toujours citer Au bon beurre, mais combien auront lu ce roman ? On se souviendra probablement plutôt de l’adaptation télévisée qui en fut faite. En revanche, ceux qui ont plus de trente ans se souviendront du personnage pour l’avoir vu à la télévision ou entendu à la radio : sagement moustachu, le cheveu en arrière, une pipe courbe au bec ou à la main, l’œil bleu pétillant, l’académicien promenait ici et là sa culture, ses affables ronchonneries et quelques grosses blagues. Un bon client, en somme, que ce fût sur le plateau d’« Apostrophes » ou parmi les « grosses têtes ». Une sorte de vieux sage ou de vieux c…, propre à régaler ses auditeurs d’aphorismes qu’ils ne prendront jamais la peine de lire[i].
C’est donc une excellente idée qu’ont eu les éditions le Dilettante de rééditer Les Dupes, livre de Jean Dutourd initialement paru en 1959 chez Gallimard. Enfin nous allons avoir à faire avec l’écrivain.
Les trois nouvelles qui composent (en partie, nous y reviendrons) ce recueil sont, force est de l’admettre, de valeur fort inégale. La première, Baba ou l’existence, fait penser à un poussif décalque du Candide de Voltaire, où Pangloss serait remplacé par un genre de Jean-Paul Sartre nommé M. Mélass. On sourit aux mésaventures de de jeune imbécile de Baba, mais on s’en lasse vite, l’auteur aussi semble-t-il. La troisième, Emile Tronche ou le diable et l’athée, ne convainc guère, ne serait-ce que par son argument : le diable ne saurait tenter de faire croire à quiconque qu’il existe, on le sait au moins depuis Baudelaire. On en retiendra cependant l’indécrottable bêtise du bourgeois athée très 1900 qu’est Emile Tronche, laquelle donne toute sa saveur à un dialogue guère passionnant, avec quelques effets « faustiens ».
D’une toute autre tenue est Ludwig Schnorr ou la marche de l’histoire. Il s’agit d’une note biographique sur un penseur socialiste comme le XIXe siècle en produisit tant… à ceci près que Ludwig Schnorr n’exista jamais. Dutourd a créé ici une sorte d’idéologue socialiste de synthèse, faisant ressortir dans ce qui pourrait être une brève communication d’un obscur universitaire[ii] toute la générosité théorique, la naïveté, le ridicule, les idées folles et l’immense prétention de ce genre de personnage. A propos de cet excellent texte, Jean Dutourd écrivit qu’il avait voulu s’essayer « à un genre [qu’il avait] beaucoup admiré chez l’écrivain argentin J.L. Borges : la biographie ou la prose apocryphe », ajoutant que ce procédé « donne aux récits un curieux air de vraisemblance ».
Curieusement, en lisant Ludwig Schnorr, ce n’est pas tant à Borges qu’à Nabokov que j’ai songé : celui qui fait écrire au héros de Don une biographie pour le moins farfelue de Nikolaï Gavrilovitch Tchernychevski (lequel, contrairement à Ludwig Schnorr, exista réellement). Dans Le don, cette biographie provoque l’indignation de quelques émigrés russes de gauche (et les sarcasmes aussi bien des tsaristes que des critiques soviétiques). A propos de Ludwig Schnorr, l’indignation, voire le courroux, vint aussi de gauche. Plus précisément d’André Breton qui, sans doute vexé d’avoir mis un peu de temps à découvrir le canular, y vit une « manœuvre » et une « attaque venimeuse » au service de « tout ce qui (armée, patronat, Eglise) rêve de nous voir ramper ». Comme on le voit, le « pape du surréalisme » se devait de réagir à cette mystification avec le ton aussi amphigourique qu’ampoulé qu’imposait la gravité des circonstances[iii].
Ludwig Schnorr étant paru initialement dans la NRF courant 1958, c’est là que Breton l’avait lu. Sa réaction outrée put donc fournir à Jean Dutourd la matière à une quatrième « dupe » : André Breton ou l’anathème, réfutation pince-sans-rire des cris de rage de Breton. Et c’est plutôt drôle, à commencer (certes, de manière involontaire) par l’article de Breton. A tel point que, si l’on en croit la préface de la réédition de 2018 (d’un nommé Max Bergez), il y eut une cinquième dupe, en la personne de Mario Maurin, critique aux Lettres nouvelles, qui crut que l’article de Breton était un pastiche écrit par Dutourd et, en tant que tel, complètement raté. La littérature a de ces pouvoirs…
De tels pouvoirs, on a pu les vérifier depuis, lorsqu’un certain Bernard-Henri Lévy éprouva quelques difficultés à se dépêtrer de ce que d’aucune nommèrent l’affaire Botul


[i] Par une sorte de délicatesse, il semble avoir peu évoqué son passé de prisonnier de guerre évadé et de résistant, par lequel il eût pu se faire valoir. Ce qui est à son honneur.
[ii] Par exemple « Aimé Prosper Lemercier, doyen honoraire de la Faculté de Caen ».
[iii] Cela se fit dans une revue nommée Bief, jonction surréaliste.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Un commentaire ? Inscrivez-vous ! Si vous êtes timide, les pseudonymes sont admis (et les commentaires modérés).