Devenir un personnage,
voilà un drame pour tout artiste : le personnage éclipse alors l’œuvre. La
situation est d’autant plus dramatique lorsque l’artiste est un écrivain :
sa raison d’être n’est-elle pas de créer d’autres personnages que lui ?
Qui par exemple connaît
aujourd’hui l’œuvre de Jean Dutourd (1920-2011) ? Quelques-uns pourront
toujours citer Au bon beurre, mais combien auront lu ce roman ? On
se souviendra probablement plutôt de l’adaptation télévisée qui en fut faite. En
revanche, ceux qui ont plus de trente ans se souviendront du personnage pour l’avoir
vu à la télévision ou entendu à la radio : sagement moustachu, le cheveu
en arrière, une pipe courbe au bec ou à la main, l’œil bleu pétillant, l’académicien
promenait ici et là sa culture, ses affables ronchonneries et quelques grosses
blagues. Un bon client, en somme, que ce fût sur le plateau d’« Apostrophes »
ou parmi les « grosses têtes ». Une sorte de vieux sage ou de vieux c…,
propre à régaler ses auditeurs d’aphorismes qu’ils ne prendront jamais la peine
de lire[i].
C’est donc une excellente
idée qu’ont eu les éditions le Dilettante de rééditer Les Dupes, livre
de Jean Dutourd initialement paru en 1959 chez Gallimard. Enfin nous allons
avoir à faire avec l’écrivain.
Les trois nouvelles qui
composent (en partie, nous y reviendrons) ce recueil sont, force est de l’admettre,
de valeur fort inégale. La première, Baba ou l’existence, fait penser à
un poussif décalque du Candide de Voltaire, où Pangloss serait remplacé
par un genre de Jean-Paul Sartre nommé M. Mélass. On sourit aux mésaventures de
de jeune imbécile de Baba, mais on s’en lasse vite, l’auteur aussi semble-t-il.
La troisième, Emile Tronche ou le diable et l’athée, ne convainc guère,
ne serait-ce que par son argument : le diable ne saurait tenter de faire
croire à quiconque qu’il existe, on le sait au moins depuis Baudelaire. On en
retiendra cependant l’indécrottable bêtise du bourgeois athée très 1900 qu’est
Emile Tronche, laquelle donne toute sa saveur à un dialogue guère passionnant,
avec quelques effets « faustiens ».
D’une toute autre tenue
est Ludwig Schnorr ou la marche de l’histoire. Il s’agit d’une note
biographique sur un penseur socialiste comme le XIXe siècle en produisit tant…
à ceci près que Ludwig Schnorr n’exista jamais. Dutourd a créé ici une sorte d’idéologue
socialiste de synthèse, faisant ressortir dans ce qui pourrait être une brève
communication d’un obscur universitaire[ii]
toute la générosité théorique, la naïveté, le ridicule, les idées folles et l’immense
prétention de ce genre de personnage. A propos de cet excellent texte, Jean
Dutourd écrivit qu’il avait voulu s’essayer « à un genre [qu’il
avait] beaucoup admiré chez l’écrivain argentin J.L. Borges : la
biographie ou la prose apocryphe », ajoutant que ce procédé « donne
aux récits un curieux air de vraisemblance ».
Curieusement, en lisant Ludwig
Schnorr, ce n’est pas tant à Borges qu’à Nabokov que j’ai songé :
celui qui fait écrire au héros de Don une biographie pour le moins
farfelue de Nikolaï Gavrilovitch Tchernychevski (lequel, contrairement à
Ludwig Schnorr, exista réellement). Dans Le don, cette biographie
provoque l’indignation de quelques émigrés russes de gauche (et
les sarcasmes aussi bien des tsaristes que des critiques soviétiques). A propos
de Ludwig Schnorr, l’indignation, voire le courroux, vint aussi de
gauche. Plus précisément d’André Breton qui, sans doute vexé d’avoir mis un
peu de temps à découvrir le canular, y vit une « manœuvre » et
une « attaque venimeuse » au service de « tout ce qui
(armée, patronat, Eglise) rêve de nous voir ramper ». Comme on le
voit, le « pape du surréalisme » se devait de réagir à cette
mystification avec le ton aussi amphigourique qu’ampoulé qu’imposait la gravité
des circonstances[iii].
Ludwig Schnorr étant paru initialement dans la NRF
courant 1958, c’est là que Breton l’avait lu. Sa réaction outrée put donc
fournir à Jean Dutourd la matière à une quatrième « dupe » : André
Breton ou l’anathème, réfutation pince-sans-rire des cris de rage de
Breton. Et c’est plutôt drôle, à commencer (certes, de manière involontaire) par
l’article de Breton. A tel point que, si l’on en croit la préface de la
réédition de 2018 (d’un nommé Max Bergez), il y eut une cinquième dupe, en la
personne de Mario Maurin, critique aux Lettres nouvelles, qui crut que l’article
de Breton était un pastiche écrit par Dutourd et, en tant que tel, complètement
raté. La littérature a de ces pouvoirs…
De tels pouvoirs, on a pu
les vérifier depuis, lorsqu’un certain Bernard-Henri Lévy éprouva quelques
difficultés à se dépêtrer de ce que d’aucune nommèrent l’affaire Botul…
[i] Par une sorte de
délicatesse, il semble avoir peu évoqué son passé de prisonnier de guerre évadé
et de résistant, par lequel il eût pu se faire valoir. Ce qui est à son
honneur.
[ii] Par exemple « Aimé
Prosper Lemercier, doyen honoraire de la Faculté de Caen ».
[iii] Cela se fit dans une
revue nommée Bief, jonction surréaliste.
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