mardi 28 août 2018

Il dansa un été

Des journalistes fréquentant peu les rubriques mondaines – ou les pages people, pour mieux convenir à la vulgarité sans fond qui règne à présent – ont cru bon de nous livrer leurs conjectures quant à un événement probablement anecdotique. Ils nous ont donc expliqué ce qu’il fallait penser de la présence, le 18 août, de M. Vladimir Poutine au mariage de Mme Karin Kneissl, ministre autrichienne des affaires étrangères, avec un M. Wolfgang Meilinger. On a pu y voir M. Poutine danser avec la mariée et un chœur de cosaques, qu’il avait emmené dans ses bagages, chanter quelques aubades de leur pays aux nouveaux époux.
Naturellement, ce qu’il fallait en penser ne portait pas sur la coupe de la robe de la mariée ni sur la manière dont M. Poutine danse. Ils n’allaient quand même pas tomber dans le genre sirupeux et bébête de Paris-Match ou de Jours de France. Non. Il s’agissait pour eux de nous expliquer ce que cette présence a d’inquiétant pour notre avenir. On a pu ainsi entendre sur France Culture une journaliste déclarer que c’était une tentative pour « diviser l’Europe ». Mais la palme va à Mme Natalie Nougayrède, qui s’est fendue dans The Guardian[i] d’un billet qualifiant cet événement de « coup de poignard porté au cœur des valeurs libérales de l’Europe »[ii]. Rien que ça !
Nos amis les atlantistes commencent à tourner un peu à vide. Tout leur paraît un complot russe, désormais. Il faut bien, après tout, justifier l’existence de leur coterie depuis la fin de la guerre froide ! Leur dernière manifestation de paranoïa aura donc été provoquée par la vision de M. Poutine dansant, un été.
Elle n’a dansé qu’un seul été, c’est le titre d’un film suédois qui fit scandale en 1951. Observons que le titre original en était Hon dansade en sommar, ce qui se traduirait plutôt par Elle dansa un été. Cette brièveté me semble laisser plus de richesse au titre. Pour revenir à ce film, disons qu’il fut à la source d’un genre de malentendu (au moins partiel) sur la Suède, la nudité et le sexe. Les étrangers s’imaginèrent peut-être que la Suède était peuplée de jeunes filles nues et consentantes… C’était oublier que le scandale eut lieu d’abord en Suède même. L’objet en était d’ailleurs double. Comme à l’étranger, on s’offusqua d’une scène de nu (qui est en général tout ce qui est retenu de ce film), mais par ailleurs l’épiscopat luthérien ne fut guère ravi de voir dans ce film un personnage de pasteur d’un rigorisme aussi caricatural que forcément antipathique.
Il faut dire que ce film était une adaptation d’un roman, Sommardansen (soit : La danse d’été), publié en 1949. L’auteur, Per-Olof Ekström (1926-1981), avait des sympathies communistes : rien d’étonnant, donc, à ce qu’il entendît opposer un tout méchant vilain pasteur à deux gentils amants, beaux, jeunes et (parfois) nus. Par la suite, ce prolifique écrivain s’installa en RDA puis en Roumanie, où il finit ses jours. Outre quelques romans pornographiques (publiés sous pseudonyme), il est connu pour avoir donné en 1977 un livre faisant l’éloge de Nicolae Ceausescu. C’était bien la peine de trouver méchants les pasteurs suédois !
Mais revenons à ce film (que je n’ai pas vu et que je n’ai pas l’intention de voir). En général, on n’en connaît qu’une image où l’on voit les seins et le fort joli visage d’Ulla Jacobsson. Nul doute qu’il est plus intéressant de la voir dans Sourires d’une nuit d’été (où elle est toujours vêtue), d’Ingmar Bergman, cinéaste d’une autre trempe que je ne sais même plus qui. Soyons cependant juste : Bergman a lui aussi contribué, sans doute involontairement, à ce malentendu que les Anglais nommèrent paraît-il, mi-réprobateurs, mi-salivants, péché suédois : c’était dans L’été avec Monika[iii], où Harriet Andersson n’était pas toujours très vêtue. Et là, le malentendu est complet, puisqu’il s’agit d’un film acide nous dépeignant avec une vacherie toute flaubertienne les mésaventures de deux jeunes amants passablement stupides. Je me rappelle en avoir vu une vieille copie, au Saint-André des Arts, où le titre (Sommaren med Monika) était absurdement traduit par Monika ou le désir : contresens fait sans doute dans les années 1950 pour attirer un public de voyeurs (qui furent probablement déçus).
A propos du Saint-André des Arts, qu’il me soit permis de demander ce qu’est devenue la programmation de ce vénérable cinéma, où l’on pouvait jadis voir des films de Bergman au moins de mai à novembre, chaque année. Ils pourraient faire un effort pour les cent ans du défunt artiste, non ?
Et à propos de la Suède : les amis des « valeurs libérales européennes » tremblent là-bas aussi. Ils redoutent, aux prochaines élections, le succès des Démocrates de Suède, parti dit « populiste ». Il y a cependant largement pire, puisque de temps à autre des néonazis organisent des défilés dans les rues. Se sont-ils interrogés, ces Européens pétris de valeurs libérales, d’une part sur les raisons du succès de quelques démagogues et d’autre part sur celles de l’apparition de mouvements impudemment extrémistes ? Il y a pourtant des pistes : la médiocrité, le conformisme et la paresse intellectuelle d’une classe politique vivant en vase clos[iv] d’une part, et de l’autre l’ignorance crasse de l’histoire entretenue par cette même classe à coup de réformes de l’enseignement ? Après tout, c’est souvent sur le vide que le n’importe quoi prospère. Cela vaut autant en Suède qu’ailleurs. Et, autant en Suède qu’ailleurs, la classe politique préfèrera voir dans les succès des « populistes » le fruit de manipulations orchestrées à Moscou. Cela évite de penser, ce qui est toujours moins fatigant. Ils gloseront donc sur les danses estivales de M. Poutine. Cela posé pour boucler la boucle et donner à mes propos un semblant de cohérence.


[i] Où elle a trouvé refuge depuis son expulsion du Monde en 2014 par les journalistes auxquels un trio de milliardaires l’avait imposée comme directrice.
[ii] « A dagger in the heart of European liberal values », selon un article paru le 21 août (voir ici).
[iii] Décidément, les Suédois et l’été… Cette année, il fut chaud et fatigant, en Suède comme dans toute l’Europe.
[iv] N’exagérons pas : il arrive aux politiciens de rencontrer des journalistes ou de gros patrons. Cela les sort un peu.

samedi 18 août 2018

Chacun son complot

Il aura été assez parlé un peu partout de l’affaire Benalla pour que je n’aie pas besoin d’ajouter mon grain de sel à tout ce ragout. Je me contenterais volontiers d’en dire qu’il ne s’agit pas tout à fait de rien, tout en n’étant pas de ces affaires qui ébranlent l’Etat – ou le régime politique du moment – sur ses bases : en somme, une illustration des aises que prennent avec les règles ou la simple décence ceux qui occupent le pouvoir ainsi que leurs subordonnées, obligés et courtisans. Le « nouveau monde » de M. Macron n’a peut-être pas grand-chose de neuf.
Seulement, l’affaire a fait du bruit, les réseaux prétendus sociaux ont gazouillé abondamment. Au point qu’une organisation nommée EU Disinfo Lab a cru bon de publier une étude censée vérifiée si tout le bruit autour de l’affaire ne résultait pas du travail de mystérieuses officines moscoutaires[i]. Même les inévitables « Décodeurs » du Monde n’ont pas paru convaincus par cette hypothèse[ii]. Soyons généreux et offrons une piste aux zélateurs de M. Macron : le manifestant molesté place de la Contrescarpe par le nommé Benalla se trouve être d’origine grecque ; or les Grecs sont orthodoxes, tout comme les Russes ; l’ombre menaçante de M. Poutine se profile dès lors, n’est-ce pas ?

Mais trêve de plaisanteries. Ne voit-on pas, dans les cercles de la conformité moderne, surgir l’hypothèse d’une conspiration dès que les événements leur déplaisent ? Il en est ainsi en particulier des résultats de votes, qu’il s’agisse de ceux d’un référendum, d’une élection ou d’un vote parlementaire. Ce genre de réaction a sa part d’ironie, chez des gens toujours prompts à dénoncer chez les autres des tendances conspirationnistes. L’exemple le plus récent en est le rejet par le sénat argentin d’une loi visant à légaliser l’avortement. La grosse presse européenne s’est étranglée de rage, évoquant à ce sujet la « pression » de l’Eglise catholique sur la société argentine, en particulier sur les sénateurs. Libération n’y est pas allé de main morte, parlant dans un article des « fachos » de l’Opus Dei[iii]. Voilà-t-il pas, bonnes gens, que les sociétés libérales sont menacées par un dangereux complot catholique mondial ?

Une vertu que l’on pourrait attendre des partisans de la légalisation de l’avortement ou de ceux qui considèrent cet acte comme un droit fondamental, c’est la cohérence. Or il y a fort à parier que la plupart de ces gens sont opposés à la peine de mort. Et ils sont ensuite capables de justifier l’avortement en prenant comme exemple le cas de femmes enceintes à la suite de viols. Un partisan assez dur de la peine de mort appliquerait volontiers celle-ci aux violeurs. Dans certaines sociétés aussi archaïques que violentes, ce sont probablement les femmes violées que l’on condamnerait à mort, tandis que nous les considérons évidemment comme innocentes. Eh bien, chez les progressistes, ce sont les enfants qui pourraient naître de viols que l’on se propose de condamner à mort. De tels enfants étant tout aussi innocents que leurs mères, en quoi cela vaut-il mieux que lapider celles-ci ?
Presque aussi incohérents sont ceux pour qui l’avortement est un scandale et la peine de mort une nécessité. Accordons-leur que le condamné à mort s’est, dans la plupart des cas et à moins d’une erreur judiciaire, rendu coupable d’un crime, un meurtre par exemple. Mais est-il nécessaire d’ajouter des morts aux morts ?
Ce genre d’incohérence est notamment présente chez quelques autoproclamés supercatholiques choqués par quelque récente mise à jour du catéchisme de l’Eglise catholique au sujet de la peine de mort. On trouve probablement parmi ces derniers des personnes atteintes d’une curieuse maladie nommé par certains bergogliophobie. Les plus gravement atteints en sont peut-être à s’imaginer que l’élection du pape François est le fruit d’un complot maçonnique. Que voulez-vous : à chacun son complot !


[i] Comme on disait au bon vieux temps.
[ii] Voir ici.
[iii] Voir ici.

jeudi 9 août 2018

« Un empêchement » (Michel Crépu)

Entre quelques lectures ou relectures de plus sérieuses ou profondes (Dostoïevski ou Bernanos, par exemple), s’offrir un bref divertissement n’est pas nécessairement coupable. Encore faut-il bien en choisir l’objet et ne point se perdre dans les plaisirs qu’il procure.
La politique est parfois réduite, hélas, à offrir de tels objets, pas toujours des plus honnêtes, il est vrai. Qui se souvient aujourd’hui de M. François Fillon ? M. Michel Crépu, rédacteur en chef de la Nouvelle Revue Française, qui eut naguère un rôle dans la Revue des Deux-Mondes, ne l’a pas oublié, apparemment. Et il semble même, à la lecture d’Un empêchement, paru aux éditions Gallimard il y a quelques mois avec le sous-titre « essai sur l’affaire Fillon », qu’il n’en ait pas tout digéré.
En quoi un tel essai, au sous-titre austère autant que le titre est amer et ironique, pourrait-il constituer un divertissement ? On pourrait se le demander puisque parmi tous les noms d’hommes morts ou vifs convoqués dans ce bref écrit (cent pages) ou trouve ceux, susnommés, de Dostoïevski et de Bernanos (p. 69). Mais c’est pour aussitôt nous rappeler qu’avec cette « affaire Fillon » nous nous trouvons, comme dans le monde politicien en général, dans des cercles bien trop médiocres pour être en rapport avec les univers respectifs de ces deux géants. Nous voilà donc condamnés à nous amuser un bref moment de la farce grisâtre que fut cette affaire, au moyen d’un petit livre qui, d’après la quatrième de couverture, « se veut surtout un bon moment de conversation ».
Autant savoir, avant d’entamer ladite conversation, à qui nous parlons, ou plutôt qui nous parle. M. Crépu donne quelques aperçus de ses opinions ou de ses penchants au fil des pages : vaguement atlantistes, libéraux-conservateurs (selon l’oxymore en vogue) et europhiles. Faute de mieux (il se dit gaulliste, ce qui ne fait pas sérieux dans les « cercles de la raison »), peut-être, M. Fillon sera « son homme » en 2017.
C’est là que survient « l’affaire » : on découvrit soudain, en pleine campagne électorale, que sous ses airs de bon élève, M. Fillon n’était qu’en politicien aussi médiocre et combinard que ses petits camarades. Dans la bonne moyenne des cancres en somme.
Ce n’est pas cette découverte qui est restée sur l’estomac de M. Crépu. Il fallait, après tout, s’en douter un jour ou l’autre, non ? Ce serait plutôt le fait de voir sur quelles minces accusations son candidat fut traîné dans la boue, avec quelle mollesse il fut défendu âr ses prétendus partisans et avec quelle médiocrité il se défendit lui-même.
Peut-être n’y avait-il du reste rien à défendre. Déjà qu’il n’y avait pas grand-chose à attaquer… Ni François Fillon (une « énigme » comme l’écrit M. Crépu, ou un costume vide ?) ni ce qui aurait pu lui tenir lieu de programme politique ; le livre de M. Crépu s’ouvre sur une phrase dangereuse pour celui qu’il cite :
« Dans les jours qui suivirent le désastre électoral de François Fillon, Éric Woerth eut ce mot, suivant lequel la droite républicaine avait été "empêchée" d’aborder les vrais débats. »
On veut bien, mais on attend toujours de vrais débats.
Que reste-t-il à tirer de ce bref livre, auquel M. Crépu eût peut-être dû donner pour titre Un épanchement ? Quelques portraits (Alain Minc par exemple), des tableaux d’ambiance d’une talentueuse aigreur. Peut-être une manière de se consoler en portant quelques jolis coups d’épingles à des baudruches déjà à terre depuis un moment, parfois en lambeaux. Des humeurs plus qu’une réflexion. On cherche l’essai, et on finit par se dire que ce livre eût pu avoir pour titre : Un épanchement.
Un mot, peut-être, sur le bénéficiaire de cette médiocre fillonnade ? Pour M. Crépu, M. Macron, c’est « Harry Potter ». Un peu mince, comme jugement. Il eût pu parler d’un nouveau Giscard avec un petit côté bas-empire en supplément. Son Jupitérisme en serait un indice parmi d’autres. Mais n’anticipons pas : au moment de la parution d’Un empêchement, nous ignorions encore que certains autour de M. Macron aimaient à prendre les manifestations d’opposants pour des safaris. Le nouveau monde macronien ne serait-il pas en somme beaucoup plus ancien que l’on ne croit ?