Des journalistes
fréquentant peu les rubriques mondaines – ou les pages people, pour
mieux convenir à la vulgarité sans fond qui règne à présent – ont cru bon de
nous livrer leurs conjectures quant à un événement probablement anecdotique. Ils
nous ont donc expliqué ce qu’il fallait penser de la présence, le 18 août, de
M. Vladimir Poutine au mariage de Mme Karin Kneissl, ministre autrichienne des
affaires étrangères, avec un M. Wolfgang Meilinger. On a pu y voir M. Poutine
danser avec la mariée et un chœur de cosaques, qu’il avait emmené dans ses
bagages, chanter quelques aubades de leur pays aux nouveaux époux.
Naturellement, ce qu’il
fallait en penser ne portait pas sur la coupe de la robe de la mariée ni sur la
manière dont M. Poutine danse. Ils n’allaient quand même pas tomber dans le
genre sirupeux et bébête de Paris-Match ou de Jours de France.
Non. Il s’agissait pour eux de nous expliquer ce que cette présence a
d’inquiétant pour notre avenir. On a pu ainsi entendre sur France Culture une
journaliste déclarer que c’était une tentative pour « diviser
l’Europe ». Mais la palme va à Mme Natalie Nougayrède, qui s’est fendue
dans The Guardian[i] d’un
billet qualifiant cet événement de « coup de poignard porté au cœur des
valeurs libérales de l’Europe »[ii].
Rien que ça !
Nos amis les atlantistes
commencent à tourner un peu à vide. Tout leur paraît un complot russe,
désormais. Il faut bien, après tout, justifier l’existence de leur coterie
depuis la fin de la guerre froide ! Leur dernière manifestation de
paranoïa aura donc été provoquée par la vision de M. Poutine dansant, un été.
Elle n’a dansé qu’un seul été, c’est le titre d’un
film suédois qui fit scandale en 1951. Observons que le titre original en était
Hon dansade en sommar, ce qui se traduirait plutôt par Elle dansa un
été. Cette brièveté me semble laisser plus de richesse au titre. Pour
revenir à ce film, disons qu’il fut à la source d’un genre de malentendu (au
moins partiel) sur la Suède, la nudité et le sexe. Les étrangers s’imaginèrent
peut-être que la Suède était peuplée de jeunes filles nues et consentantes…
C’était oublier que le scandale eut lieu d’abord en Suède même. L’objet en
était d’ailleurs double. Comme à l’étranger, on s’offusqua d’une scène de nu
(qui est en général tout ce qui est retenu de ce film), mais par ailleurs
l’épiscopat luthérien ne fut guère ravi de voir dans ce film un personnage de
pasteur d’un rigorisme aussi caricatural que forcément antipathique.
Il faut dire que ce film
était une adaptation d’un roman, Sommardansen (soit : La danse
d’été), publié en 1949. L’auteur, Per-Olof Ekström (1926-1981), avait des
sympathies communistes : rien d’étonnant, donc, à ce qu’il entendît
opposer un tout méchant vilain pasteur à deux gentils amants, beaux, jeunes et
(parfois) nus. Par la suite, ce prolifique écrivain s’installa en RDA puis en
Roumanie, où il finit ses jours. Outre quelques romans pornographiques (publiés
sous pseudonyme), il est connu pour avoir donné en 1977 un livre faisant
l’éloge de Nicolae Ceausescu. C’était bien la peine de trouver méchants les
pasteurs suédois !
Mais revenons à ce film
(que je n’ai pas vu et que je n’ai pas l’intention de voir). En général, on
n’en connaît qu’une image où l’on voit les seins et le fort joli visage d’Ulla
Jacobsson. Nul doute qu’il est plus intéressant de la voir dans Sourires
d’une nuit d’été (où elle est toujours vêtue), d’Ingmar Bergman, cinéaste
d’une autre trempe que je ne sais même plus qui. Soyons cependant juste :
Bergman a lui aussi contribué, sans doute involontairement, à ce malentendu que
les Anglais nommèrent paraît-il, mi-réprobateurs, mi-salivants, péché
suédois : c’était dans L’été avec Monika[iii],
où Harriet Andersson n’était pas toujours très vêtue. Et là, le malentendu est
complet, puisqu’il s’agit d’un film acide nous dépeignant avec une vacherie
toute flaubertienne les mésaventures de deux jeunes amants passablement
stupides. Je me rappelle en avoir vu une vieille copie, au Saint-André des
Arts, où le titre (Sommaren med Monika) était absurdement traduit par Monika
ou le désir : contresens fait sans doute dans les années 1950 pour
attirer un public de voyeurs (qui furent probablement déçus).
A propos du Saint-André
des Arts, qu’il me soit permis de demander ce qu’est devenue la programmation
de ce vénérable cinéma, où l’on pouvait jadis voir des films de Bergman au
moins de mai à novembre, chaque année. Ils pourraient faire un effort pour les
cent ans du défunt artiste, non ?
Et à propos de la
Suède : les amis des « valeurs libérales européennes » tremblent
là-bas aussi. Ils redoutent, aux prochaines élections, le succès des Démocrates
de Suède, parti dit « populiste ». Il y a cependant largement pire,
puisque de temps à autre des néonazis organisent des défilés dans les rues. Se
sont-ils interrogés, ces Européens pétris de valeurs libérales, d’une part sur
les raisons du succès de quelques démagogues et d’autre part sur celles de
l’apparition de mouvements impudemment extrémistes ? Il y a pourtant des
pistes : la médiocrité, le conformisme et la paresse intellectuelle d’une
classe politique vivant en vase clos[iv]
d’une part, et de l’autre l’ignorance crasse de l’histoire entretenue par cette
même classe à coup de réformes de l’enseignement ? Après tout, c’est
souvent sur le vide que le n’importe quoi prospère. Cela vaut autant en Suède
qu’ailleurs. Et, autant en Suède qu’ailleurs, la classe politique préfèrera
voir dans les succès des « populistes » le fruit de manipulations
orchestrées à Moscou. Cela évite de penser, ce qui est toujours moins fatigant.
Ils gloseront donc sur les danses estivales de M. Poutine. Cela posé pour
boucler la boucle et donner à mes propos un semblant de cohérence.
[i] Où elle a trouvé refuge
depuis son expulsion du Monde en 2014
par les journalistes auxquels un trio de milliardaires l’avait imposée comme
directrice.
[ii] « A dagger in the heart of European liberal
values », selon un article paru le 21 août (voir ici).
[iii] Décidément, les Suédois
et l’été… Cette année, il fut chaud et fatigant, en Suède comme dans toute
l’Europe.
[iv] N’exagérons pas : il
arrive aux politiciens de rencontrer des journalistes ou de gros patrons. Cela
les sort un peu.
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