À plus d’un point de vue,
l’enfermement dont nous sortons peu à peu nous a obligés à user des « moyens
du bord » : matériellement, socialement, intellectuellement,
esthétiquement, spirituellement… Nos diverses entreprises de survie, malgré de
bonnes résolutions et parfois de beaux élans, auront été ce qu’elles auront
été. Fatalement, nous avons dû tourner un peu en rond, au propre comme au
figuré. Et, pour éviter de sombrer dans la dépression, nos imaginations ont pu
nous pousser à nous jouer des rôles : d’aucuns se seront vus en moines
(cénobites ou anachorètes), d’autres en grands cuisiniers, certains en
architectes d’intérieur, un peu tout le monde en épidémiologistes, quelques-uns
en stratèges, voire en futurologues. Et l’on doit même pouvoir trouver des gens
qui se sont rêvés en chroniqueurs de ces temps d’épreuve, voire en écrivains.
Les épidémiologistes
improvisés auront suivi attentivement, chaque jour, des statistiques qu’ils auront
été bien en peine d’interpréter. Il s’en sera trouvé pour prendre parti pour ou
contre l’usage de la chloroquine (mot qu’ils ignoraient peu avant) et la
personne du professeur Raoult ; ou pour prédire une seconde, voire une
troisième « vague », ou pas de vague du tout, de la funeste épidémie
qui empoisonne nos vies, et parfois les endeuille, depuis quelques mois. Ils auront
aussi usé régulièrement du mot cluster et parlé de R0.
Les futurologues en
chambre n’auront pas manqué non plus : les journaux, les réseaux dits
sociaux et les radios sont pleins de leurs prédictions assénées avec assurance :
la fin du monde est proche, l’avenir sera vert, nous serons tous cyclistes, il
faudra travailler plus, il faudra travailler moins, nous serons désormais plus
solidaires, ce sera la loi de la jungle, j’en passe et de plus gratinées.
À propos des promesses de
cette réclusions dont nous sortons à peine, timides et engourdis, ceux d’entre
nous qui y ont vu l’occasion d’approfondir leur vie spirituelle (ce qui n’est
pas à nier) ont sans doute accueille avec une joie mêlée de soulagement la
possibilité d’aller à la messe (ce soulagement n’a rien de honteux et pourrait
bien être dans certains cas une preuve d’humilité). Et les amateurs de
littérature ne se plaindront pas de pouvoir se fournir en pages neuves, après avoir
plus ou moins suivi un programme ambitieux de relectures, à moins qu’en la
matière ils se soient laissé guider par leur fantaisie, des associations d’idées
ou de subites inspirations, voire quelquefois, tout simplement la lassitude.
Pour ma part, ma dernière
relecture aura été Hissez le grand pavois[i], d’EvelynWaugh : j’avais besoin de rire, si possible de manière hénaurme,
intelligente et élégante. Je n’ai pas été déçu, bien entendu, sachant à quoi m’attendre :
les douteuses espiègleries de Basil Seal, la vie ridicule et parfois tragique[ii] des bright
young things (de moins en moins young…) et de leur entourage pendant
la drôle de guerre[iii].
En relisant ce petit
chef-d’œuvre, je fus aussi frappé par l’abondance de personnages tenant de
source sûre des informations leur permettant d’annoncer, dès l’automne 1939, ce
que sera la guerre, avec une certitude à peine entamée par les démentis que
leur apportent les faits. Il est vrai que, dans de telles circonstances,
changer régulièrement de certitudes quant à l’avenir permet de garder celles-ci
à peu près intactes.
M. Macron nous disait il
y a deux mois et des poussières que nous étions en guerre. L’image était
évidemment inappropriée, dans le style ampoulé et martial qu’affectionne cet
homme apparu par surprise, style sans doute cher à qui n’a jamais porté un
uniforme. Cela dit, une certaine ressemblance entre l’ambiance de ce désolant
printemps et celle de la drôle de guerre dépeinte par la plume élégante et
acide d’Evelyn Waugh m’a frappé.
Ne nous hâtons donc pas
de prédire ce que sera le monde d’après. Que Dieu nous en garde !
Tâchons plutôt de faire en sorte que l’avenir ne soit pas trop sombre.
(Et je dédie ces propos à
ceux qui n’ont pas eu le loisir de parcourir une abondante bibliothèque ni d’approfondir
leur vie spirituelle, occupés qu’ils étaient à vivre serrés dans d’étroits
logements, à survivre de maigres ressources ou à partir travailler chaque jour
au service des autres en espérant ne pas attraper ni ramener chez eux le
néfaste virus que l’on sait.)
[i] Titre original : Put Out More Flags.
[ii] La mort de Cedric Lyne
ajoute à ce roman la touche d’amertume sans laquelle Waugh ne serait pas Waugh,
dans sa maturité du moins. Ce roman fut écrit en 1941, d’une traite, quand
Waugh était de retour de la désastreuse expédition de Crète.
[iii] The bore war, disaient alors les Britanniques. L’expression
américaine phoney war n’a apparemment
pris le pas que plus tard.