dimanche 31 mai 2020

Prophéties pour avant demain

À plus d’un point de vue, l’enfermement dont nous sortons peu à peu nous a obligés à user des « moyens du bord » : matériellement, socialement, intellectuellement, esthétiquement, spirituellement… Nos diverses entreprises de survie, malgré de bonnes résolutions et parfois de beaux élans, auront été ce qu’elles auront été. Fatalement, nous avons dû tourner un peu en rond, au propre comme au figuré. Et, pour éviter de sombrer dans la dépression, nos imaginations ont pu nous pousser à nous jouer des rôles : d’aucuns se seront vus en moines (cénobites ou anachorètes), d’autres en grands cuisiniers, certains en architectes d’intérieur, un peu tout le monde en épidémiologistes, quelques-uns en stratèges, voire en futurologues. Et l’on doit même pouvoir trouver des gens qui se sont rêvés en chroniqueurs de ces temps d’épreuve, voire en écrivains.
Les épidémiologistes improvisés auront suivi attentivement, chaque jour, des statistiques qu’ils auront été bien en peine d’interpréter. Il s’en sera trouvé pour prendre parti pour ou contre l’usage de la chloroquine (mot qu’ils ignoraient peu avant) et la personne du professeur Raoult ; ou pour prédire une seconde, voire une troisième « vague », ou pas de vague du tout, de la funeste épidémie qui empoisonne nos vies, et parfois les endeuille, depuis quelques mois. Ils auront aussi usé régulièrement du mot cluster et parlé de R0.
Les futurologues en chambre n’auront pas manqué non plus : les journaux, les réseaux dits sociaux et les radios sont pleins de leurs prédictions assénées avec assurance : la fin du monde est proche, l’avenir sera vert, nous serons tous cyclistes, il faudra travailler plus, il faudra travailler moins, nous serons désormais plus solidaires, ce sera la loi de la jungle, j’en passe et de plus gratinées.
À propos des promesses de cette réclusions dont nous sortons à peine, timides et engourdis, ceux d’entre nous qui y ont vu l’occasion d’approfondir leur vie spirituelle (ce qui n’est pas à nier) ont sans doute accueille avec une joie mêlée de soulagement la possibilité d’aller à la messe (ce soulagement n’a rien de honteux et pourrait bien être dans certains cas une preuve d’humilité). Et les amateurs de littérature ne se plaindront pas de pouvoir se fournir en pages neuves, après avoir plus ou moins suivi un programme ambitieux de relectures, à moins qu’en la matière ils se soient laissé guider par leur fantaisie, des associations d’idées ou de subites inspirations, voire quelquefois, tout simplement la lassitude.
Pour ma part, ma dernière relecture aura été Hissez le grand pavois[i], d’EvelynWaugh : j’avais besoin de rire, si possible de manière hénaurme, intelligente et élégante. Je n’ai pas été déçu, bien entendu, sachant à quoi m’attendre : les douteuses espiègleries de Basil Seal, la vie ridicule et parfois tragique[ii] des bright young things (de moins en moins young…) et de leur entourage pendant la drôle de guerre[iii].
En relisant ce petit chef-d’œuvre, je fus aussi frappé par l’abondance de personnages tenant de source sûre des informations leur permettant d’annoncer, dès l’automne 1939, ce que sera la guerre, avec une certitude à peine entamée par les démentis que leur apportent les faits. Il est vrai que, dans de telles circonstances, changer régulièrement de certitudes quant à l’avenir permet de garder celles-ci à peu près intactes.
M. Macron nous disait il y a deux mois et des poussières que nous étions en guerre. L’image était évidemment inappropriée, dans le style ampoulé et martial qu’affectionne cet homme apparu par surprise, style sans doute cher à qui n’a jamais porté un uniforme. Cela dit, une certaine ressemblance entre l’ambiance de ce désolant printemps et celle de la drôle de guerre dépeinte par la plume élégante et acide d’Evelyn Waugh m’a frappé.
Ne nous hâtons donc pas de prédire ce que sera le monde d’après. Que Dieu nous en garde ! Tâchons plutôt de faire en sorte que l’avenir ne soit pas trop sombre.
(Et je dédie ces propos à ceux qui n’ont pas eu le loisir de parcourir une abondante bibliothèque ni d’approfondir leur vie spirituelle, occupés qu’ils étaient à vivre serrés dans d’étroits logements, à survivre de maigres ressources ou à partir travailler chaque jour au service des autres en espérant ne pas attraper ni ramener chez eux le néfaste virus que l’on sait.)


[i] Titre original : Put Out More Flags.
[ii] La mort de Cedric Lyne ajoute à ce roman la touche d’amertume sans laquelle Waugh ne serait pas Waugh, dans sa maturité du moins. Ce roman fut écrit en 1941, d’une traite, quand Waugh était de retour de la désastreuse expédition de Crète.
[iii] The bore war, disaient alors les Britanniques. L’expression américaine phoney war n’a apparemment pris le pas que plus tard.