lundi 21 mai 2018

De celebrationibus, sermonibus picturisque

L’ignorance n’est pas tout. Encore faut-il l’étaler avec aplomb. Ou alors avec bonhomie.
Ainsi, le jeudi de l’Ascension, après la messe, profitant du caractère férié de ce jour et du temps point trop chaud, j’étais parti errer dans Paris, où mes pas me guideraient. A l’angle de la rue Racine et de la place de l’Odéon, je m’arrêtai devant la vitrine d’une librairie. Sur la porte était apposé un carton sur lequel on pouvait lire quelque chose comme :
« Notre librairie sera fermée
le mardi 8 mai
en raison de la victoire sur le nazisme
et le jeudi 10 mai
en raison de l’ascension de la Vierge. »
Va pour la victoire sur le nazisme. Mais l’ascension de la Vierge ??? La louable intention de rappeler pourquoi nous ne travaillons pas certains jours me parut gâchée par cette grossière erreur. Que diront ces libraires s’ils ferment le 15 août ?
De telles bourdes ne prêtent guère à conséquence, m’objectera-t-on. Le passant point trop ignare aura corrigé de lui-même. Certes, mais il est un peu regrettable de les voir commettre par des libraires, qui sont censés, justement, ne pas être trop ignares.
Il en va autrement lorsque les politiciens en commettent de pires. Après tout, ces gens exercent des responsabilités. Les propos récents d’un M. Fauvergue, député « La République En Marche » et ancien chef du RAID sur les « prêches en latin » prononcés dans « certaines églises catholiques » ont provoqué de vives réactions dans des milieux divers, qui vont de la plus franche hialrité à l’indignation. Naturellement, les homélies – que M. Fauvergue nomme « prêches » – ne sont pas prononcés en latin, au moins depuis des siècles, étant dans la célébration d’une messe la partie que même le moins lettré – souvent non latinisant – est censé comprendre. Apparemment, cela doit faire un certain nombre de siècles que M. Fauvergue ne s’est pas rendu à la messe. Et il ignore tout, semble-t-il, de Bossuet.
Ceci a déjà été dit ou écrit ailleurs : en évoquant ces « prêches », ce député a voulu faire un parallèle avec ceux prononcés, paraît-il, en arabe dans certaines mosquées sises en France et dont il faudrait surveiller la teneur. Ce parallèle, outre qu’il est faux, est nuisible. Il ne permet pas de comprendre ce qu’ont de spécifiquement dangereux certaines interprétations d’une religion bien particulière. Au lieu de chercher à le comprendre – et à le faire comprendre –, M. Fauvergue, en bon républicain de base, le noie dans une méfiance généralisée envers « les religions », autrement dit envers une notion vague et insaisissable. Rien de neuf là-dedans : nous avions déjà eu droit il y a quelques semaines au coup du « voile catholique » que M. Castaner, lequel est, paraît-il, ministre, disait avoir vu sa mère porter il y a quarante ans environ.
Il est tout à fait loisible de hausser les épaules, de sourire, voire de rire à s’en étouffer, devant de telles imbécillités. Et même, pourquoi pas, d’attendre avec gourmandise la prochaine pitrerie de M. Castaner, dont la mission au sein du gouvernement semble être d’y apporter une petite note de comique pagnolesque. Peut-être faut-il aussi gratter un peu le vernis républicain pour découvrir en-dessous quelques noirceurs gênantes. J’y reviendrai.
Encore mieux, pourquoi ne pas chercher à évangéliser tous ces gens, du sympathique libraire au pittoresque ministricule ? Si jamais ils rechignent à se laisser entraîner dans une église pour y entendre la messe, indiquons-leur toujours l’entrée de musées où l’on expose quelques merveilles de peinture religieuse exécutées par des artistes que l’on qualifie avec une injuste condescendance de primitifs. Italiens, flamands ou allemands, même lorsqu’ils ne sont plus exposés que pour la beauté de leurs œuvres, leur éloquence et leur inspiration demeurent souvent intactes.
Par exemple, je garde encore l’éblouissement que j’éprouvai, il y a déjà plus de six ans, devant le Couronnement de la Vierge de Fra Angelico. Comment ne pas nous sentir touchés par l’invitation que semblent nous adresser quelques-uns des saints réunis en cette vision à nous joindre à leur contemplation ? L’exposition était, il est vrai, temporaire, et ce merveilleux tableau s’en est retourné depuis à la galerie des Offices, à Florence.
Pour ce qui est des « primitifs » allemands, nous avons la chance, en France, d’avoir le musée d’Unterlinden, à Colmar. Un visiteur, même distrait, en sortira en retenant pour toujours les noms de Schongauer et de Grünewald. Il ne pourra pas oublier, surtout, certains de leurs chefs-d’œuvre. Huysmans, dans Trois primitifs, a longuement décrit le retable d’Issenheim, peint par Grünewald, notamment le sourire du Christ ressuscité… Schongauer est peut-être plus « accessible », avec des retables fort narratifs et expressifs, dont on pourrait dire qu’ils ont été peints secundum Scripturas. Invitons donc libraires, députés et ministres à s’en émerveiller !
Observons aussi que le musée d’Unterlinden fut installé au milieu du XIXe siècle dans un ancien couvent, fermé pendant la Révolution. Et que certaines des merveilleuses peintures qui y sont exposées furent saisies dans des églises pendant la même Révolution. L’extraordinaire retable d’Issenheim fut, quant à lui, caché pour échapper à de telles saisies et à une possible destruction. Huysmans observait déjà, dans ses Trois primitifs, que malgré toutes ces tribulations, dans la grande nef d’Unterlinden, « les fêtes de l’Annonciation, de la Nativité, de la Semaine sainte, de la Pâque, s’y célèbrent, dans dates de jours, ensemble, au-dessus des siècles et au-delà des temps ». Ajoutons que la compétence des muséographes contribue à rendre intelligibles au visiteur les œuvres exposées, qu’il faut prendre le temps de parcourir. Voilà la seule, la douce revanche sur les violences de la Révolution.
Mais j’avais promis de revenir sur ce qui semble gêner nos bons républicains dans l’évocation de certaines boursouflures monstrueuses de l’islamisme contemporain. Eh bien, la rage de détruire, de « purifier » et souvent de tuer, voire de massacrer art et hommes, voilà qui n’est pas étranger à certains moments de la Révolution française, tant glorifiée chez nous. Il y a des pages fort intéressantes à ce sujet au chapitre III (« La terreur en question ») des Aveuglements de Jean-François Colosimo.

mardi 8 mai 2018

Les boulettes suédoises

La perception qu’a le monde d’une nation et de ses traits caractéristiques ne laisse pas de surprendre, d’amuser ou de consterner quiconque la connaît quelque peu. Ainsi, il paraîtrait que le monde entier envierait à la Suède ses meubles à monter soi-même, ses boulettes de viande (popularisées à l’étranger, dit-on, par les magasins où l’on vend lesdits meubles) et les prix Nobel, en particulier celui de littérature.
En cuisine
Une étrange annonce a récemment réjoui une partie de la presse anglo-saxonne et donné une occasion à M. Erdogan de bomber le torse. Il appert qu’une agence chargée de propager une image de la Suède débarrassée de divers préjugés a cru bon de devoir proclamer au monde entier que les célèbres boulettes de viande suédoises seraient en fait turques et auraient été introduites en Suède par Charles XII à son retour de Bender[i], où il était resté quelque temps en rade après le désastre de Poltava. Il en serait de même pour les choux farcis que l’on consomme parfois en Suède sous le nom de kåldolmar.
Pour ces derniers, le tuyau est crevé, il fuit et se répand depuis trois cents ans : tout le monde le savait déjà en Suède, et cela fait partie de la légende, histoire de donner une tournure épique et exotique à ces fades « dolmas au chou », qui sont des sarmalés acclimatés aux rigueurs scandinaves.
En revanche, pour ce qui est des délicieuses petites boulettes[ii], voilà une révélation ! Ainsi donc, les köttbullar ne seraient qu’une grossière tentative de s’approprier les köfte des Turcs. Il n’en serait rien, en fait, à en croire les propos d’un historien dans les colonnes de Svenska Dagbladet. Selon lui, la présence de boulettes de viande sous des formes variées dans la cuisine suédoise est attestée depuis des époques antérieures au règne de Charles XII. Et il a appuyé ses propos par un argument plutôt convaincant : dans toute civilisation où l’on mange de la viande, on trouve des plats de viande hachée accommodés selon les goûts locaux. Et voilà tout. Si les mets voyagent souvent, cela n’interdit pas à tel ou tel pays d’avoir sa cuisine, qui n’est pas celle d’un autre.
Le même historien a d’ailleurs fait part de sa surprise de ce qu’une agence nationale ait pu répandre une « information » aussi peu fondée en prétendant libérer le monde des clichés sur la Suède avec pour devise : let’s stick to the facts.
Une hypothèse quant à cet empressement à affirmer que l’on n’a en fait rien inventé pourrait être celle d’un plaisir malsain que certains semblent éprouver, en Europe en général et en Suède en particulier (outre l’anecdote culinaire) à ne se reconnaître aucune identité, aucune originalité, à se mépriser autant que possible. Serait-ce un nationalisme inversé ? On pourrait après tout voir dans ce mépris systématique de soi une forme particulièrement perverse et paradoxale d’orgueil.
Remue-ménage à l’Académie suédoise
Le plaisir de n’être rien peut griser : n’y aurait-il pas chez quelques-uns en Suède un désir de se débarrasser de quelques institutions jugées désuètes ? L’Académie suédoise constitue à ce titre une cible rêvée, surtout en ce moment, où elle est éclaboussée par quelques scandales.
De quoi s’agit-il ? Il se trouve que l’on reproche à un M. Jean-Claude Arnault, ordonnateur de mondanités culturelles et époux de la poétesse et académicienne Katarina Frostensson, de mal se comporter avec les femmes. En ces temps où il sied de « balancer des porcs » un peu partout et en tous sens, cela fait tache[iii]. Surtout si le comportement de cet individu était connu des académiciens, qui le fréquentaient volontiers.
S’il n’y avait que cela (qui n’est déjà pas rien), on eût pu reprocher aux académiciens d’avoir des fréquentations peu choisies. Mais il est aussi questions de nombreuses et grasses subventions accordées par l’Académie aux activités culturelles de M. Arnault. Voilà qui commence à sentir le conflit d’intérêt…
Depuis toutes les révélations faites par la presse au sujet de ces affaires, rien ne va plus : Mme Sara Danius, secrétaire perpétuelle, a été remplacée en hâte et quelques académiciens ont même demandé officiellement au roi, protecteur de l’institution, d’être radiés, ne voulant plus être associés à ce panier de crabes. D’autres ont pris leurs distances, séchant désormais ostensiblement les séances, ce qui est une manière informelle de « démissionner », car on est normalement académicien à vie[iv].
Le désordre est tel et l’ambiance si lugubre que l’Académie suédoise a annoncé qu’elle ne décernerait pas de prix Nobel de littérature cette année. Cela ne s’était pas produit depuis la seconde guerre mondiale. J’entendais dire l’autre jour sur France-Culture qu’il fallait y voir une victoire du féminisme, une entrée dans l’histoire. Et le Monde publiait il y a peu un article où l’on pouvait lire que le port d’un chemisier au col fermé par une lavallière était devenu un signe de ralliement des féministes dans le microcosme culturel suédois. Même la ministre de la culture s’est fait photographier dans cette tenue, par solidarité avec l’ex-secrétaire perpétuelle, qui affectionne cette pièce vestimentaire et qui serait une victime du machisme de ses confrères.
Bref, le n’importe quoi se porte bien, même avec une lavallière. Peut-être eût-il mieux valu ne pas couvrir trop longtemps ce qui se savait sans doute déjà, aussi bien les conflits d’intérêt que les mains baladeuses.
Signalons par ailleurs aux journalistes français – de France-Culture et du Figaro notamment – que l’Académie suédoise ne se nomme pas « Académie Nobel ». Elle a été fondée en 1786 par Gustave III pour veiller à « la pureté, la force et la grandeur » de la langue suédoise (et élabore à ce titre des dictionnaires). Le prix Nobel de littérature n’est qu’un des prix parmi les dizaines qu’elle décerne chaque année. Naturellement, bien que ne comptant que dix-huit membres, elle trouve son modèle du côté du quai Conti. Une importation française en somme : let’s stick to the facts !


[i] En Moldavie, alors territoire ottoman.
[ii] Pour la farce, prendre un cinquième de porc et quatre de bœuf ou, si l’on a des goûts de luxe, un cinquième de porc, deux de bœuf et deux de veau.
[iii] On raconte même que M. Arnault se serait un jour permis de chercher à évaluer la fermeté de l’arrière-train de la princesse héritière. En d’autres temps, un tel geste eût pu lui coûter fort cher, et « balance ton porc » n’eût vraisemblablement pas été qu’un slogan.
[iv] Pour d’autres raisons, c’est ce que fait depuis quelques lustres la romancière Kerstin Ekman.