mardi 16 octobre 2018

On demande une société

Les récents avis rendus par le Comité Consultatif National d’Ethique[i] quant à la prochaine révision de la « loi bioéthique » appellent quelques observations. Nous passerons rapidement sur la composition de ce comité, largement renouvelée sous le mandat de M. Hollande, ce qui en soi était déjà tout un programme, étant donné les positions (ou les convictions ?) affichées par celui-ci dans ce domaine. Tout aussi rapidement, passons sur l’écart manifeste entre les résultats de la consultation menée par le CCNE et les avis qu’elle a rendus : nous sommes désormais habitués à de tels écarts, dans des domaines fort variés, les « autorités » pouvant toujours invoquer une surreprésentation de telle ou telle opinion[ii] sur les sujets concernés pour s’asseoir sur les résultats (à quoi bon mener de telles consultations, alors ?). Passons enfin sur la notion bizarre de « révision de la loi bioéthique » : apparemment, une nation est tenue de revoir périodiquement certains principes que d’aucuns considèrent – et ils n’ont pas tort – comme essentiels, en fonction de techniques nouvelles ou de pratiques que quelques-uns veulent voir autoriser[iii].
Ces avis n’ont évidemment pas force de loi. Mais il est question de propositions et de délibérations au parlement pour cet hiver. Le gouvernement, à ce sujet, dit souhaiter « un débat apaisé ». Interrogeons-nous donc de manière paisible sur quelques aspects de ces choses.
Il importe pour commencer de rappeler sur quoi portent ces avis. Il y est notamment question – en termes favorables – de la procréation médicalement assistée (dite PMA) pour les femmes seules et les couples de femmes, ainsi que de la possibilité pour une femme de congeler ces ovocytes en vue de se réserver la possibilité de les utiliser plus tard pour faire des enfants. Ne nous plaignons pas trop : pour cette fois, les « sages » de circonstance ont rendu des avis défavorables à la location de ventres de femmes (dite GPA), ainsi qu’à l’euthanasie ou au suicide assisté. Les partisans de ces fascinants progrès « sociétaux » en seront pour leur patience.
Ne soyons pas dupe cependant : cette « PMA » pour femmes seules ou pour couples de femmes, les « autorités » nous avaient juré leurs grands dieux que cela n’était pas, mais pas du tout, envisagé dans le sillage du « mariage pour tous ». Il y a donc fort à parier que pour la prochaine « révision » un avis plus favorable sera émis quant à la « GPA »…
Nous connaissons, bien sûr, par cœur les arguments de nos amis les « sociétalistes », qui vont d’une contrefaçon de la bienveillance ou de la compassion à une conception tout libérale de la vie : puisque nous n’avons de toute façon aucune intention d’avoir recours à de telles méthodes, quelles qu’elles soient, elles ne nous regarderaient pas et il ne nous serait donc pas permis d’en priver les autres ni de nous mêler de leur vie.
Mais qu’est-ce qui nous révolte donc tant dans ces procédés ?
En ce qui concerne la « PMA » et dans quelques années probablement la « GPA », il y a bien sûr l’argument de la filiation et du refus de voir concevoir à dessein des enfants privés de père ou de mère, selon le procédé. Cela est juste et il me semble inutile d’en dire plus ici, ces arguments ayant déjà été énoncés, répétés, martelés aux oreilles de gens qui, semble-t-il, n’en ont cure. Il y a donc d’autres raisons à invoquer que le seul intérêt de l’enfant – lequel n’est déjà pas rien.
Il y a bien sûr le refus de considérer un enfant – et une personne donc – comme un genre de produit obtenu à l’issue d’un projet planifié, organisé, financé… Il vaut mieux voir en la venue de chaque personne un don, parfois inattendu, imparfait, certes, mais bien un don.
Mais au-delà, il semble pertinent de se demander quelle est l’idée des hommes que se font des femmes seules ou des couples de femmes projetant d’avoir un enfant : y voient-elles seulement des réservoirs de semence que l’on pourra sélectionner selon divers critères, financiers notamment ? Et comment deux hommes (ou un homme et une femme) louant les services d’une « mère porteuse » considèrent-ils celle-ci ? Comme une matrice, un moule, un centre de production ? Certes, tous les partisans de ces prodigieuses et réjouissantes méthodes n’ont probablement pas ces vues. Mais le danger, ou la tentation, existe.
Ces vues s’appliquent tout autant à cette histoire de congélation d’ovocytes : ne voudrait-on pas pousser certaines femmes à considérer leurs corps comme des magasins d’accessoires ou de pièces détachées, qu’il serait possible de gérer comme on le fait d’un stock ?
Cette réification des corps – et, à travers les corps, des personnes – est assez terrifiante ; elle opère déjà en partie dans ce sens avec l’avortement : combien d’enfants à naître qui ne naîtront jamais, éliminés en route[iv] parce qu’une tare leur avait été diagnostiquée ? En somme, ils ont été mis au rebut. Ce même genre de conception se retrouve dans l’euthanasie ou le suicide assisté : êtes-vous vieux, moche, malade, malheureux ? Vous êtes invité à disparaître. Et certains osent appeler cela « mourir dans la dignité ».
Dans un monde passablement marchand, il est donc un risque[v] de ne plus voir en autrui, voire en soi-même, qu’un centre de profit, un gisement, ou alors un centre de coût. Dans ce dernier cas, il sera toujours possible de chercher l’aide de quelque cost-killer
Que restera-t-il, dans ces conditions, des relations gratuites qui font le ciment d’une société ? Peu de chose, sans doute.
En attendant de tomber aussi bas, faudra-t-il encore aller manifester contre de telles réformes ? Nous verrons. Mais autant prévenir les autres manifestants : demandez-vous si l’économie libérale ne porte pas quelques germes de cette décadence. Et exigez d’abord qu’une société soit possible[vi].


[i] Que, par paresse, je nommerai CCNE.
[ii] En l’occurrence d’opinions défavorables à diverses « avancées » envisagées.
[iii] En usant du truc libéral habituel : on commet d’abord un acte illégal, puis on exige qu’il soit légalisé puisqu’on l’a commis et qu’on est quelqu’un de bien.
[iv] A ce propos, de récentes paroles du pape, qui ont horripilé quelques esprits délicats (ou hypocrites), ne sont en rien exagérées. Elles sont posées franchement, voilà tout.
[v] Outre celui de voir dans toutes ces activités de nouveaux marchés à conquérir !
[vi] Celui qui avait vendu la mèche était le défunt Pierre Bergé : « louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l’usine, quelle différence ? », avait-il déclaré en 2013. Eh bien, éventuels futurs manifestants, chers camarades, il n’avait pas entièrement tort dans cette déclaration par ailleurs odieuse : pas plus que le ventre d’une femme, les bras d’un ouvrier ne sont des biens à louer.