samedi 28 novembre 2020

L’essentiel et le reste

 Si le confinement qui nous fut imposé entre mars et mai de cette année avait comme un caractère de douleur mêlée d’angoisse et d’attente, celui que nous subissons depuis fin octobre donne un sentiment de perplexité teintée d’amertume. Comme si « on ne la faisait plus » aux redoublants. Beaucoup d’entre nous renâclent quant au caractère essentiel ou non essentiel de tel ou tel motif de sortir de chez nous, motif que nous cochons sagement sur nos attestations.

Faut-il voir dans la distinction officiellement faite entre nos diverses activités un manifeste, voire un programme, du macronisme ? Ce serait donc : bosser et bouffer, le reste comptant pour du beurre ? Le reste ? Citons : aller s’acheter un (bon) livre, rendre une brève et prudente visite à ses vieux parents, ou encore pratiquer sa religion. Ce tri a quelque chose d’offensant.

On pourrait y voir un problème de vocabulaire : notre gouvernement n’aurait-il pas plutôt dû nous dire que c’était justement de l’essentiel qu’il nous serait demandé de nous priver un temps, afin de pouvoir mieux le retrouver ensuite[i] ? Non que travailler ou se nourrir, encore moins travailler pour se nourrir, soient des occupations méprisables. Elles sont même nécessaires. Après tout, personne ne souhaite mourir de faim ou de misère, ni en faire souffrir d’autres. Mais, à travers ce problème de vocabulaire, notre gouvernement semble avoir un problème de communication ou plutôt de point de vue.

Pour s’en rendre compte, il suffit d’entendre nos ministres dire « les Français » plutôt que « nous ». Ils paraissent ainsi s’exclure de la nation au gouvernement de laquelle ils participent. Si l’on ajoute à cela les attestations à remplir pour sortir faire trois pas dans la rue, on pourra comprendre que certains esprits fatigués finissent par se sentir administrés par quelque autorité d’occupation. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que certains finissent par gober la première faribole complotiste qui leur passe sous les yeux.

Il faudrait aussi – avis aux amateurs ou, mieux, aux universitaires – prendre le temps de se pencher sur la manière qu’ont certains ministres ou hauts fonctionnaires de s’adresser à nous (ou aux Français, comme on voudra), manière souvent relayée dans la presse : nous serions au mieux de petits enfants (que l’on encouragera par des métaphores guerrières ou par des injonctions comme « Papi et Mamie vont à la cuisine manger leur part de bûche »[ii]), ou alors des benêts (la ridicule affaire des masques, ce printemps, en a été une des premières et plus mémorables illustrations), ou bien, au pire, des suspects qu’il importe de tenir en respect (combien de fois aurons-nous entendu parler de « tour de vis » ou de « durcissement » à propos des règles sanitaires que nous avons à appliquer ?)[iii].

Le sommet du ridicule a été atteint avec une des annonces faites mardi 24 novembre par M. Macron, annonce confirmée le 26 par M. Castex. Il s’agit bien entendu de l’autorisation des célébrations religieuses limitées à trente personnes. Cette limite n’ayant à peu près aucun sens, mieux eût encore valu prolonger de deux semaines l’interdiction des célébrations en public, ce que nous eussions pu endurer avec tristesse mais aussi avec patience[iv]. Il est malheureusement possible de supposer que le protocole proposé par nos évêques pour un bon déroulement – du point de vue sanitaire – des messes n’aura pas même eu l’heur d’être étudié par le gouvernement. Plus que de la malveillance, il faut y voir une probable marque de paresse intellectuelle et de mépris. Nous en avons hélas l’habitude.

Il n’en demeure pas moins que cette inepte décision gouvernementale – outre favoriser assez dangereusement un sentiment de défiance et des désirs de désobéissance civile – a été l’occasion d’un grand nombre de plaisanteries, ce qui fait toujours du bien par ces temps sombres et confus[v]. Comment ? entends-je déjà protester. Des plaisanteries alors qu’un terrible fléau nous frappe ? Oui, des plaisanteries, du rire, dans la mesure où rire des choses sérieuses est parfois une chose sérieuse.

Il reste à dire de ces temps, une fois qu’ils seront derrière nous, qu’ils devraient constituer un matériau romanesque fécond, pour peu que quelques écrivains se laissent aller à une veine à la fois profonde et narquoise. Pour les inspirer, on leur donnera à méditer ce qu’écrivit Flannery O’Connor sur son premier roman, La Sagesse dans le sang : « C’est un roman comique sur un chrétien malgré lui, et en tant que tel, très sérieux, car tous les romans comiques de quelque valeur doivent porter sur des questions de vie ou de mort. »

Le programme est ambitieux. Les candidats sont autorisés à prendre le temps nécessaire pour se préparer.



[i] Le roi de Suède, qui n’a pas une réputation d’orateur enflammé, en a été capable, le dimanche des Rameaux, en disant à son peuple que, malgré l’importance des fêtes de Pâques, il allait peut-être falloir s’abstenir cette année de célébrations religieuses et retrouvailles familiales.

[ii] Celle-ci est intéressante, outre l’appellation familière de « Papi et Mamie », par l’emploi du présent de l’indicatif, le futur simple étant probablement un temps que nous ne sommes pas censés encore maîtriser, pauvres petits enfants que nous sommes.

[iii] Serait-ce là un mal typiquement français ? J’ai comme l’intuition qu’aucun gouvernement ou aucun régime dans notre pays ne se sent à l’aise avec la notion de légitimité depuis 1792 environ (!), d’où une méfiance a priori envers la population de la part du pouvoir, quel qu’il soit.

[iv] Enfin… divers génies n’ont pas réussi à imposer un report de Noël, contrairement au Black Friday : tout n’est pas perdu !

[v] Un florilège – incomplet et d’une valeur inégale quoique comprenant quelques excellentes trouvailles – a été proposé il y a peu dans La Vie.

mercredi 11 novembre 2020

« La grande épreuve » (Étienne de Montety)

 Les récents assassinats commis en France par des islamistes[i], outre ajouter à la tristesse des épreuves que nous traversons tant bien que mal en ce moment, nous obligent à nous souvenir du martyre, en 2016, du père Jacques Hamel. C’est évidemment ce martyre qui a inspiré à Étienne de Montety son dernier roman, La grande épreuve, paru il y a quelques mois aux éditions Stock. La trame en est donc aussi simple qu’effroyable : à la fin d’une messe qu’il célébrait, un vieux prêtre est égorgé par deux islamistes, lesquels se laisseront ensuite abattre par les policiers venus libérer leurs otages.

Ce que nous dépeint La grande épreuve, c’est le chemin qui va mener cinq personnages à leur rencontre tragique un matin d’août dans une église : le prêtre et ses deux assassins, bien entendu, mais aussi une religieuse qui assistera à l’assassinat, et l’officier de police qui dirigera l’assaut.

Commençons – de manière à nous en débarrasser – par adresser un reproche à Étienne de Montety : La grande épreuve est-il vraiment un roman ? Nous y verrions bien plutôt le récit romancé – par la transposition des lieux, des noms et des détails concernant les personnages – de l’assassinat du père Hamel, mêlé à la synthèse de quelques « cas » de parcours de djihadistes. L’ensemble « fonctionne », si j’ose dire, par une construction intelligente qui tisse la toile tragique dans laquelle vont se prendre les personnages. Mais cela semble écrit dans un style d’enquête journalistique fait pour que quelques critiques paresseux le qualifient de haletant[ii].

Une fois énoncé ce reproche, venons-en à ce qui fait l’intérêt de La grande épreuve.

Cet intérêt réside dans la description des personnages : le père Georges Tellier, la petite sœur Agnès de Jésus, Daoud et Hicham (les deux assassins), et enfin le capitaine Frédéric Nguyen. Ces personnages ont entre eux des relations de ressemblance et d’opposition.

Il y a bien entendu l’opposition entre le martyr chrétien – le père Tellier – et ses assassins, « martyrs » selon une conception radicalement fausse. Le père Tellier nous est décrit comme un prêtre apparemment sans charisme exceptionnel, assailli parfois de doutes quant à sa vocation, sympathique assurément, mais, semble-t-il, un peu fatigué. Or voici que survient l’épreuve, celle du martyre : il lui faut l’accepter sans fléchir ; d’abord en essayant de raisonner les tueurs afin de les empêcher de commettre leur crime, puis, voyant à qui il a à faire en fait, à travers deux jeunes imbéciles, en luttant avec les pouvoirs qui lui sont conférés :

« Une certitude soudain, fulgurante, le saisit : cette violence qui vient d’éclater a un nom, celui que l’Église donne au Mal depuis toujours. Le responsable c’est celui qui prend possession, celui qui divise, celui qui perd : Satan. Les voilà maintenant face à face.

Georges se débat avec une vigueur inattendue. Dans ses yeux, on lit une incompréhension mêlée de compassion : ils ne savent pas ce qu’ils font. Hicham est surpris de rencontrer une résistance et brandit son couteau pour l’intimider.

-          Au nom de Jésus-Christ, ne fais pas ça ! Au nom de Jésus !

À ce nom, Hicham sent une force le traverser, une rage, une furie intérieure qui lui ordonne : "Tue ! tue !" »

Une autre relation intéressante à relever est celle qui oppose la petite sœur Agnès de Jésus à un des assassins : tous deux ont grandi dans un milieu aisé et ont connu, chacun à sa manière, une « conversion » allant jusqu’à changer de nom ; Agnès Mauconduit est devenue la petite sœur Agnès de Jésus, et David Berteau est devenu Daoud. L’une se sent appelée par Dieu à faire rayonner le bien, l’autre se croit un devoir de tuer des « infidèles », c’est-à-dire de faire le mal.

Ce Daoud – ou David – est d’ailleurs un enfant adopté, d’origine étrangère. Élevé par un couple de braves gens pour qui toute satisfaction réside dans l’aisance matérielle, il se lance dans une quête identitaire semée de pièges dans lesquels il tombe tous. On peut l’opposer en cela au capitaine Nguyen, fils d’une réfugiée vietnamienne, qui n’a pas connu son père. Issu d’un milieu modeste, épris d’action, il trouvera sa voie dans la police (ce en quoi on pourrait aussi l’opposer à Hicham). Indifférent à toute préoccupation spirituelle, on le découvre, au moment de l’assaut, à la fois ébranlé et perplexe devant ce qu’avait bien compris le père Tellier :

« Le capitaine Nguyen n’a jamais rien observé de pareil. Il en a vu, pourtant, des yeux de forcenés, de criminels, de pédophiles. Des yeux cruels, des yeux perdus, des yeux fixes de tueurs, de vengeurs, de fous, de pervers, d’enragés, de trompe-la-mort. […]

Des regards de possédés… Mais possédés par quoi ? »

Cette interrogation vient après le combat du père Tellier, ce qui ajoute une nouvelle relation de ressemblance-dissemblance entre les personnages.

Quant au diable, le triste exemple des deux assassins, en particulier celui de Daoud, nous suggère que l’ennemi doit aimer à s’installer dans les âmes vides.



[i] Il convient de nommer les trois martyrs de Nice : Nadine Devillers, Simone Barreto Silva, Vincent Loquès.

[ii] Quelques extraits cités en donneront un exemple.