lundi 31 août 2020

Lectures en liberté (2)

 La curieuse épreuve de ce printemps – dont nous n’avons pas fini de subir les conséquences ou les rebondissements – aura donné à certains le loisir de réfléchir à ce qu’elle a révélé de notre monde, de ce qu’il a été et de ce qu’il pourrait ou devrait être. D’aucuns auront même eu la capacité d’organiser ces réflexions et de nous les faire connaître par écrit. Si le risque d’une mode – que l’on pourrait nommer littérature coronaviresque – produisant des fruits d’une valeur fatalement inégale est avéré, il n’en demeure pas moins que l’on peut rencontrer ici et là des pensées nourrissantes.

Le matin, sème ton grain, de Mgr Éric de Moulins-Beaufort[i], est une « Lettre en réponse à l’invitation du Président de la République »[ii] qui s’articule autour de quatre axes : la mémoire, le corps, la liberté et l’hospitalité.

La mémoire est celle, évidemment, des sacrifices et des efforts de ceux que leur métier a exposés pendant que nous nous étions abrités chez nous ; mais aussi celle des souffrances de ceux dont l’abri était exigu, précaire, voire absent ; celle, enfin, d’un temps où, dans les grandes villes, la frénésie habituelle connut une suspension qui avait quelque chose, malgré les tristes circonstances, d’une trêve. Que faire alors de cette mémoire ? Des monuments, des cérémonies et des pompes ? Certes non, plutôt prendre conscience de la dureté de l’existence de nos prochains et chercher à l’atténuer – y compris par des mesures de politique très terre-à-terre – ainsi qu’instaurer régulièrement des moments de trêve dans notre activité productive ou marchande ; ces moments, dans un monde de tradition chrétienne, comme le rappelle Mgr de Moulins-Beaufort, portent un beau nom, qui est dimanche.

Parler du corps est l’occasion de ce que l’on peut oser nommer des jeux de mots sérieux. Mgr de Moulins-Beaufort nous invite à réfléchir aux rapports entre plusieurs corps : le corps individuel et le corps social, le corps physique et la personne qui l’habite ; et aussi à réfléchir à notre rapport à la mort. Il est donc question dans cette partie de la préservation de notre santé, de celle des autres, de ce que nous pouvons attendre de la société et de ce que nous pouvons lui offrir. Par-delà ces questions se posent aussi celles du dévouement envers les plus démunis, y compris les malades et les mourants. En ce qui concerne ces derniers, il semble que le « confinement » n’ait pas été un moment des plus heureux : « J’ai déjà regretté plusieurs fois publiquement que les plans d’urgence des hôpitaux, prévoyant de ne plus y laisser entrer le personnel "non-indispensable", incluent dans cette catégorie les aumôniers et tous les visiteurs. Non seulement une telle mesure réduit le patient à n’être qu’un bénéficiaire de soins médicaux mais elle fait peser le poids de l’accompagnement des personnes sur les seuls soignants, par définition débordés dans une telle situation. »

En matière de liberté, Mgr de Moulins-Beaufort, outre la regrettable impossibilité faite aux aumôniers, visiteurs ou proches d’accompagner malades et mourants, rappelle qu’une liberté fondamentale dans notre pays, celle des cultes, a été mise de côté un temps par l’État pour des raisons sanitaires. Partant de cet exemple, il nous avertit sur les risques que nous courons lorsque l’État, même avec de bonnes intentions, en vient à outrepasser ses attributions. Chaque citoyen et chaque responsable politique devraient retenir cette phrase : « L’État bienveillant peut être au moins autant envahissant et disciplinaire que l’État totalitaire. »

L’hospitalité, enfin, est un devoir qui pourrait nous être rappelé par le caractère universel de l’épidémie qui nous frappe. Les étrangers, dans de telles conditions, le sont-ils entièrement ? N’y a-t-il pas une plus grande place à faire aux habitants des pays pauvres, en les accueillant mieux ou en leur permettant de mieux vivre dans leurs pays ? Dans les deux cas, cela ne se fera pas sans la prise de conscience de ce qu’une certaine sobriété est nécessaire dans notre rapport à la Création.

Pour tout catholique, les propos de Mgr de Moulins-Beaufort devraient sembler évidents. Mais un rappel n’est pas inutile, surtout quand il s’appuie sur une expérience que nous avons tous plus ou moins connue. Soit dit en passant, ce dernier aspect devrait rendre ce discours abordable à tous, catholiques ou non. À moins que d’aucuns veuillent obstinément garder les yeux fermés.

Le titre du numéro 15 des « Tracts » Gallimard, paru en juin de cette année, pourra sembler provocateur, voire agressif, à quelques lecteurs : L’Idolâtrie de la vie. Olivier Rey nous y livre ses réflexions sur le genre de paralysie qui nous a saisis à l’occasion de l’épidémie que l’on sait.

Ce titre exige quelques explications : quelle est cette « vie » au nom de laquelle nous avons été presque tous sommés de nous enfermer chez nous, qu’il a fallu préserver « quoi qu’il en coûte » ? Olivier Rey répond à cette question en nous invitant à suivre les évolutions de la définition de vie dans le dictionnaire de l’Académie française de 1694 à 1935 : on y passe de « l’union de l’âme avec le corps » (1694) à « l’état des êtres animés tant qu’ils ont en eux le principe des sensations et du mouvement » (1795) puis à « l’activité spontanée propre aux êtres organisés, qui se manifeste chez tous par les fonctions de nutrition et de reproduction, auxquelles s’ajoutent chez certains êtres les fonctions de relation, et chez l’homme la raison et le libre arbitre » (1935) ; de spirituelle, la vie devient physiologique, matérielle. Et sauver une vie consistera alors uniquement à maintenir quelqu’un en bonne santé : tant pis pour les autres conceptions de la vie – à commencer par la vie éternelle !

Autour de ce chapitre central s’articulent diverses questions portant sur l’emprise exercée aussi bien par l’État et par la technique sur nos vies.

L’État, à force de se prétendre tout-puissant et omniscient – outre qu’il risque souvent de se ridiculiser (voir le pénible feuilleton des « masques ») – finit par attirer sur lui toute la colère d’une population qu’il aura volontiers infantilisée dès lors que tout ne va pas bien. Jamais nous ne nous interrogeons sur nos erreurs ni sur ce que nous pourrions faire pour que les choses aillent mieux. En laissant l’État céder à une tentation d’orgueil, nous nous condamnons à être des gamins geignards et peu lucides quant à nous-mêmes.

Quant à la technique, la conception intégralement matérialiste (ou physiologique) de la vie pousse, selon Olivier Rey, à en accepter une emprise croissante, au nom de l’impératif de « sauver des vies » ou de la priorité absolue de « la santé ». L’analyse de propos tenus par Mme Fioraso en 2012, alors qu’elle était ministre de l’Enseignement et de la Recherche, est à ce titre éloquent.

Il a été beaucoup question, alors qu’enfermés en nos demeures nous ruminions, du monde d’après : dans les dernières pages de son essai, Olivier Rey ne cache pas son scepticisme quant à diverses déclarations et envolées plus ou moins lyriques (ou revendicatives) émises autour de cette notion. En revanche, il nous invite à « réapprendre, collectivement et individuellement, à compter sur nous-mêmes […] alors que les glapissements contre l’incapacité des "grands" dans les crises qui les dépassent sont une façon de se maintenir en position de servitude ». Belle façon de nous rappeler à nos responsabilités au lieu de rêver d’utopies ou de nous plaindre.



[i] Archevêque de Reims et président de la Conférence des Évêques de France.

[ii] Invitation lancée par M. Macron à « chacun des responsables des cultes de France » de contribuer « à une réflexion nationale sur ce que la lutte contre l’épidémie de la covid-19 nous apprend et sur l’avenir que nous entrevoyons ». Il sied de répondre aux invitations !