La curieuse épreuve de ce printemps – dont nous n’avons pas fini de subir les conséquences ou les rebondissements – aura donné à certains le loisir de réfléchir à ce qu’elle a révélé de notre monde, de ce qu’il a été et de ce qu’il pourrait ou devrait être. D’aucuns auront même eu la capacité d’organiser ces réflexions et de nous les faire connaître par écrit. Si le risque d’une mode – que l’on pourrait nommer littérature coronaviresque – produisant des fruits d’une valeur fatalement inégale est avéré, il n’en demeure pas moins que l’on peut rencontrer ici et là des pensées nourrissantes.
Le matin,
sème ton grain, de Mgr Éric de Moulins-Beaufort[i], est
une « Lettre en réponse à l’invitation du Président de la République »[ii] qui
s’articule autour de quatre axes : la mémoire, le corps, la liberté et l’hospitalité.
La mémoire est
celle, évidemment, des sacrifices et des efforts de ceux que leur métier a
exposés pendant que nous nous étions abrités chez nous ; mais aussi celle
des souffrances de ceux dont l’abri était exigu, précaire, voire absent ;
celle, enfin, d’un temps où, dans les grandes villes, la frénésie habituelle
connut une suspension qui avait quelque chose, malgré les tristes
circonstances, d’une trêve. Que faire alors de cette mémoire ? Des
monuments, des cérémonies et des pompes ? Certes non, plutôt prendre
conscience de la dureté de l’existence de nos prochains et chercher à l’atténuer
– y compris par des mesures de politique très terre-à-terre – ainsi qu’instaurer
régulièrement des moments de trêve dans notre activité productive ou marchande ;
ces moments, dans un monde de tradition chrétienne, comme le rappelle Mgr de
Moulins-Beaufort, portent un beau nom, qui est dimanche.
Parler du corps
est l’occasion de ce que l’on peut oser nommer des jeux de mots sérieux. Mgr de
Moulins-Beaufort nous invite à réfléchir aux rapports entre plusieurs corps :
le corps individuel et le corps social, le corps physique et la personne qui l’habite ;
et aussi à réfléchir à notre rapport à la mort. Il est donc question dans cette
partie de la préservation de notre santé, de celle des autres, de ce que nous
pouvons attendre de la société et de ce que nous pouvons lui offrir. Par-delà
ces questions se posent aussi celles du dévouement envers les plus démunis, y
compris les malades et les mourants. En ce qui concerne ces derniers, il semble
que le « confinement » n’ait pas été un moment des plus heureux :
« J’ai déjà regretté plusieurs fois publiquement que les plans d’urgence
des hôpitaux, prévoyant de ne plus y laisser entrer le personnel "non-indispensable",
incluent dans cette catégorie les aumôniers et tous les visiteurs. Non seulement
une telle mesure réduit le patient à n’être qu’un bénéficiaire de soins
médicaux mais elle fait peser le poids de l’accompagnement des personnes sur
les seuls soignants, par définition débordés dans une telle situation. »
En matière de liberté,
Mgr de Moulins-Beaufort, outre la regrettable impossibilité faite aux
aumôniers, visiteurs ou proches d’accompagner malades et mourants, rappelle qu’une
liberté fondamentale dans notre pays, celle des cultes, a été mise de côté un
temps par l’État pour des raisons sanitaires. Partant de cet exemple, il nous
avertit sur les risques que nous courons lorsque l’État, même avec de bonnes
intentions, en vient à outrepasser ses attributions. Chaque citoyen et chaque
responsable politique devraient retenir cette phrase : « L’État
bienveillant peut être au moins autant envahissant et disciplinaire que l’État
totalitaire. »
L’hospitalité,
enfin, est un devoir qui pourrait nous être rappelé par le caractère universel
de l’épidémie qui nous frappe. Les étrangers, dans de telles conditions, le
sont-ils entièrement ? N’y a-t-il pas une plus grande place à faire aux
habitants des pays pauvres, en les accueillant mieux ou en leur permettant de
mieux vivre dans leurs pays ? Dans les deux cas, cela ne se fera pas sans
la prise de conscience de ce qu’une certaine sobriété est nécessaire dans notre
rapport à la Création.
Pour tout catholique, les
propos de Mgr de Moulins-Beaufort devraient sembler évidents. Mais un rappel n’est
pas inutile, surtout quand il s’appuie sur une expérience que nous avons tous
plus ou moins connue. Soit dit en passant, ce dernier aspect devrait rendre ce
discours abordable à tous, catholiques ou non. À moins que d’aucuns veuillent
obstinément garder les yeux fermés.
Le titre du numéro 15 des
« Tracts » Gallimard, paru en juin de cette année, pourra sembler
provocateur, voire agressif, à quelques lecteurs : L’Idolâtrie de la vie. Olivier Rey nous y livre ses
réflexions sur le genre de paralysie qui nous a saisis à l’occasion de l’épidémie
que l’on sait.
Ce titre exige quelques
explications : quelle est cette « vie » au nom de laquelle nous
avons été presque tous sommés de nous enfermer chez nous, qu’il a fallu préserver
« quoi qu’il en coûte » ? Olivier Rey répond à cette question en
nous invitant à suivre les évolutions de la définition de vie dans le
dictionnaire de l’Académie française de 1694 à 1935 : on y passe de « l’union
de l’âme avec le corps » (1694) à « l’état des êtres animés tant qu’ils
ont en eux le principe des sensations et du mouvement » (1795) puis à « l’activité
spontanée propre aux êtres organisés, qui se manifeste chez tous par les
fonctions de nutrition et de reproduction, auxquelles s’ajoutent chez certains
êtres les fonctions de relation, et chez l’homme la raison et le libre arbitre »
(1935) ; de spirituelle, la vie devient physiologique, matérielle. Et sauver
une vie consistera alors uniquement à maintenir quelqu’un en bonne santé :
tant pis pour les autres conceptions de la vie – à commencer par la vie
éternelle !
Autour de ce chapitre
central s’articulent diverses questions portant sur l’emprise exercée aussi
bien par l’État et par la technique sur nos vies.
L’État, à force de se prétendre
tout-puissant et omniscient – outre qu’il risque souvent de se ridiculiser
(voir le pénible feuilleton des « masques ») – finit par attirer sur
lui toute la colère d’une population qu’il aura volontiers infantilisée dès
lors que tout ne va pas bien. Jamais nous ne nous interrogeons sur nos
erreurs ni sur ce que nous pourrions faire pour que les choses aillent
mieux. En laissant l’État céder à une tentation d’orgueil, nous nous condamnons
à être des gamins geignards et peu lucides quant à nous-mêmes.
Quant à la technique, la
conception intégralement matérialiste (ou physiologique) de la vie pousse,
selon Olivier Rey, à en accepter une emprise croissante, au nom de l’impératif
de « sauver des vies » ou de la priorité absolue de « la santé ».
L’analyse de propos tenus par Mme Fioraso en 2012, alors qu’elle était ministre
de l’Enseignement et de la Recherche, est à ce titre éloquent.
Il a été beaucoup question,
alors qu’enfermés en nos demeures nous ruminions, du monde d’après :
dans les dernières pages de son essai, Olivier Rey ne cache pas son scepticisme
quant à diverses déclarations et envolées plus ou moins lyriques (ou revendicatives)
émises autour de cette notion. En revanche, il nous invite à « réapprendre,
collectivement et individuellement, à compter sur nous-mêmes […] alors que les
glapissements contre l’incapacité des "grands" dans les crises qui
les dépassent sont une façon de se maintenir en position de servitude ».
Belle façon de nous rappeler à nos responsabilités au lieu de rêver d’utopies
ou de nous plaindre.
[i] Archevêque de Reims et
président de la Conférence des Évêques de France.
[ii] Invitation lancée par M.
Macron à « chacun des responsables des cultes de France » de
contribuer « à une réflexion nationale sur ce que la lutte contre l’épidémie
de la covid-19 nous apprend et sur l’avenir que nous entrevoyons ». Il
sied de répondre aux invitations !
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