samedi 6 juillet 2019

Uchronies et monuments


Lorsqu’il faisait partie des Beatles, John Lennon déclara un jour que désormais ceux-ci étaient plus célèbres que Jésus. Naturellement, l’affirmation fit scandale. Mais était-elle l’expression blasphématoire de quelque mégalomanie ou le constat grinçant[i] de la décadence d’une civilisation déchristianisée et partant prête à sombrer dans n’importe quelle idolâtrie ?
Quoi qu’il en soit, nous savons que la venue du Christ a profondément changé l’humanité, tandis que si les Beatles n’avaient pas existé, nous connaîtrions tout simplement quelques chansons en moins. Cette dernière hypothèse est l’argument d’un film récemment sorti, Yesterday, qui porte évidemment le titre d’une des plus célèbres chansons des Beatles. L’idée est amusante, certes, mais guère originale. Les auteurs du film ont paraît-il été accusés de plagiat, cette hypothèse ayant paraît-il fait l’objet d’une bande dessinée parue il y a quelques années. On a aussi évoqué un film français, Jean-Philippe, où Jean-Philippe Smet ne serait jamais devenu Johnny Hallyday. Bon, d’une autre côté, de Johnny Hallyday aux Beatles, il y comme un écart…
Il n’est pas interdit de se demander si une telle idée n’aurait pas pu être traitée autrement, en envisageant la relative banalité de la question et les multiples façons, plus ou moins futiles, de se la poser. Avec un potentiel comique, voire satirique, assez vertigineux.
Les enthousiastes des Beatles trouveront peut-être ces propos choquants. Que l’on se rende compte : le monde, la vie sans Yesterday !!! Ils pourraient se consoler avec Yesterdays, chanson écrite par Jerome Kern et Otto Harbach en 1933. De nombreux musiciens de jazz en ont donné d’entêtantes versions.
Ce genre d’exercice uchronique ne se limite pas aux chansons de variétés. Jacques Laurent, écrivain au moins talentueux mais parfois aveuglé par son antigaullisme, s’y livra avec délices en ce qui concerne le général de Gaulle. Sa conclusion se laisse deviner : le monde en général et la France en particulier seraient exactement ce qu’ils sont si le général de Gaulle n’avait pas existé. Qu’il me soit permis d’en douter, avec toute l’admiration que j’ai pour l’artiste qu’était Jacques Laurent.
Il faut cependant reconnaître que certains des successeurs du général de Gaulle semblent s’être démenés pour donner raison in fine à Jacques Laurent. Il suffit pour cela de songer à la progressive restauration de la soumission inconditionnelle de la France à l’OTAN (et à travers elle à la politique étrangère des États-Unis[ii]) ou au manque complet d’esprit critique que manifestent nos gouvernants quant aux institutions européennes, aux traités de libre-échange ou à d’autres fantaisies non exemptes de reproches.
Cela commença-t-il dès la présidence de Georges Pompidou ? Ou celle de M. Giscard d’Estaing ? Sous Mitterrand[iii], en tout cas, c’était acquis. Et cela s’est poursuivi par la suite.
Or le général de Gaulle était populaire. Il était donc impensable de traiter pour rien son héritage, son œuvre, sa trace, quoi qu’on en pense. Nos gouvernants s’empressent donc la plupart du temps, depuis bientôt cinquante ans, d’invoquer cette haute figure pour mener des politiques contraires à la sienne. Au lieu d’éprouver globalement de la reconnaissance envers un homme (quitte à en critiquer certains traits), ils en ont fait une idole bien commode.
La réflexion m’est venue en lisant cette phrase dans Et vive l’aspidistra ![iv], de George Orwell :
« Si l’on veut savoir ce que pense vraiment de lui la famille d’un défunt, on peut s’en faire une bonne idée au poids de sa pierre tombale. »[v]


[i] John Lennon, semble-t-il,  pouvait avoir de l’humour. On raconte que lorsque les Beatles, encore peu connus, avaient dû rentrer d’Allemagne, où ils s’étaient produits quelque temps dans une cave de Hambourg, John Lennon préféra prendre un avion de la Lufthansa parce que les pilotes allemands connaissaient bien le chemin pour aller en Angleterre.
[ii] À ce propos, les foucades de M. Trump ont ceci de bon que nos gouvernants sont bien obligés de se poser des questions.
[iii] Que Jacques Laurent, dans son Histoire égoïste, disait avoir rencontré à Vichy…
[iv] Titre original : Keep the Aspidistra Flying.
[v] Ma traduction libre et malhabile de : If you want to know what a dead man’s relatives really think of him, a good rough test is the weight of his tombstone.