Qui, à part quelques maniaques hypermnésiques dont
je fais partie, se rappelle avoir vu, il y a quelques années, la couverture
d’un livre[i]
intitulé Promis, j’arrête la langue de
bois ? Pour savourer encore plus le comique d’un tel titre, disons
qu’il ne faut pas confondre son auteur (putatif ou en tout cas nominatif) avec
un poète quelque peu oublié de nos jours, François Coppée, lequel eût peut-être
plutôt écrit à cet égard :
Je n’irai pas prier tous ces faiseurs de rois
Pour
qui certainement Paris vaut une messe.
Devant
l’ange du Ciel je fais cette promesse :
Je
ne parlerai plus la langue de ces bois.
On ne saurait trop dire si cette promesse – celle du
presque homonyme du poète – a été tenue. C’est celle d’un politicien : allez
donc savoir…
Mais assez parlé de politique. Pour ceux que le
sujet intéresse, je recommande la lecture d’Une
histoire de la langue de bois, étude intéressante et drôle de Christian
Delporte, publiée chez Flammarion en 2009. Notons que Christian Delporte fait
lui aussi partie des hypermnésiques mentionnés plus haut. Et qu’il fait
commencer son histoire à la Révolution Française. Décidément, la
Rrrrrrépublique…
Mais alors…
Je perçois chez certains quelque déception :
quoi, on nous allèche en prétendant parler de langue de bois et il ne sera pas
question de politique ? Où donc observer son pouvoir sinon ?
Dans la publicité, peut-être ? Guère, en fait.
Qui croira une seconde devenir un surmâle irrésistible ou une femme fatale (ou
lascive, ou dynamique) grâce à je ne sais quel déodorant ? Ou mieux laver
son linge grâce à la gloutonnerie des enzymes présentes dans sa lessive, dont
l’action lui aura été exposée dans un film d’animation aussi bidon que
schématique ? Achètera-t-on seulement plus de tel ou tel produit s’il est
de toute façon déjà connu ? Au mieux, on retiendra de temps en temps un
slogan, s’il est particulièrement amusant ou bête.
Dans la presse, alors ? Le préfabriqué n’y
manque pas, certes, et des « manuels » l’ont mis en évidence (Ça bouge dans le prêt à porter, de Jean
Dutourd[ii],
ou encore Le journalisme sans peine,
de Burnier et Rambaud[iii]).
La critique, laquelle est de plus frappée de snobisme, regorge de
trésors : l’auteur que l’on attend à
son second roman, le saupoudrage de références et de rapprochements, la petite musique…
Mais la presse n’est qu’un divertissement[iv]
fait de belles histoires où l’on peut de temps à autre pêcher quelques morceaux de réalité qui
surnagent. Une distraction, en somme, de même que la chanson de variétés, autre
trésor en matière de clichés ronflants.
Plus près de nous…
Vous ne voyez toujours pas ? C’est que vous
n’avez pas le bonheur d’être cadre ou employé dans une grande entreprise ou une
administration. Là, la langue de bois est partout. Elle a pris le pouvoir, de
manière bien plus réelle qu’en politique. C’est qu’elle émane des chefs (et des
consultants qui leur en ont enseigné les rudiments) pour être maniée dans des
formules martelées aux oreilles de la troupe et se substituer – du moins en
intention – à toute réflexion, à tout savoir-faire et à toute conscience
professionnelle. Pour remplacer la pensée par des réflexes : ne perdons
pas de temps en questions métaphysiques, nous devons être efficaces !
La langue de bois est ici un outil de commandement
(pardon, de management) alors que pour
un représentant du peuple en constante campagne électorale ou un représentant
en aspirateurs elle est une arme de séduction et que pour un journaliste elle
est un moyen comme un autre de faire de la copie.
Peut-être viendra-t-il à bon nombre de mes lecteurs
quelques exemples familiers du vocabulaire ou de la syntaxe de cette
langue : pour le vocabulaire, néologismes, impropriétés, anglicismes
(souvent risibles pour qui sait un peu d’anglais) voire japonismes (chacun sait
que le kaïzen passe par l’élimination
des muda et que la mise en place d’un
kanban dans une chaîne de production
est une aventure grisante !) ; quant à la syntaxe, elle est simple,
et quelques mauvais esprits l’ont résumée dans des pipotrons ou générateurs de
langue de bois : entame (adverbe ou locution adverbiale sans intérêt),
affirmation (sujet), constat (verbe ou groupe verbal), portée (complément
d’objet)[v].
A propos de mauvais esprit, outre le générateur
susnommé, la lassitude éprouvée par les salariés des entreprises où sévit ce
charabia a engendré toutes sortes de jeux. Ne citons que ceux du genre Business loto (que j’ai vu circuler il y
a une bonne douzaine d’années) ou Bingo
des réunions (vu il y a trois ans environ) : une liste de mots à la
mode est répartie dans une grille carrée ; relevez ceux que vous entendrez
lors d’une réunion et cochez les cases correspondantes dans la grille ;
une ligne, une colonne ou une diagonale remplie vous donnera un point. Relevons
qu’au temps du Business loto le
gagnant devait crier « Foutaises ! » tandis que celui du Bingo
des réunions se contentera d’un « Bingo ! ». Marque de
résignation ? Signalons quelques-uns des mots à cocher dans ces grilles,
l’un ou l’autre vous dira certainement quelque chose : back-office, from scratch, process, implémentation, reporting, synergie, solutionner, finaliser… Des expressions qui manquent et que j’aime bien ?
Disons : task force, lean ou refurbishment. Vous avez sûrement les vôtres.
Qui est dupe de quoi ?
De manière générale, l’employé et le cadre moyen ou
subalterne se rient de leur hiérarchie et du sabir qu’elle emploie, nous
l’avons vu. T’es pas corporate !
est chez eux une version professionnelle et tout aussi ironique du tu vas te faire engueuler ! des
petits enfants. Observons en passant que cette langue de bois se distingue du
jargon pratiqué dans tel ou tel milieu, lequel n’est qu’une manière de se
sentir entre soi, à l’abri des importuns non initiés qui n’entendront rien aux
conversations des membres de la communauté ainsi établie, conversations qui touchent
le plus souvent à des réalités parfaitement simples et concrètes.
Les directeurs, les managers et les consultants, de leur côté, se moquent-ils de ceux à
qui ils assènent ces discours ? Pas sûr. Il y a quelques semaines, un
vieil ami m’envoyait le message suivant au sujet d’une
enquête menée par un quelconque cabinet, à laquelle il avait été soumis :
« Es-tu toi aussi un de ces « assessés » dont on veut comprendre
le vécu à partir d’un « assessment » ? Quel baragouin. Ils nous
prennent vraiment pour des poires. »[vi]
Je crois plutôt que ces gens prennent les
« assessés » pour leurs semblables : des intoxiqués, voire des
possédés. Des personnes qui, à force d’user de ce baragouin (terme que je
reprends volontiers), finissent par l’utiliser naturellement. Ces personnes ne
disent plus rien. Elles ne réfléchissent plus. Elles s’admirent en s’écoutant
user de mots qui les posent là et qui leur donnent le sentiment d’être des managers conformes au modèle[vii].
Leur parole devient une incantation, aux pouvoirs magiques illimités. Dans ces
conditions, elles estiment superflu de donner du temps ou des moyens à leurs
subordonnés : il suffit de parler pour que ceux-ci réalisent ce qu’on leur
demande.
Le résultat ne se fait pas attendre : néant.
Les effets de la magie se limitent à ceux qui y croient. Pas toujours de la
manière qu’ils se figurent, au demeurant.
Pour revenir à la politique (oh, brièvement, ne
craignez rien, promis !), je me demande si la même inversion n’a pas lieu
dans ce domaine : croyant se servir de la langue de bois, les politiciens
finissent par en être les esclaves et les dupes. Ils iront chercher la croissance avec les dents ou croiront fermement à l’inversion de la courbe du chômage.
Puis, satisfaits de leurs incantations, convaincus de leurs effets, ils rentreront
s’en faire préparer d’autres pour marabouter d’autres problèmes.
Si nous n’y prenons garde, nous finirons vraiment par voir le char de l’Etat
naviguer sur un volcan.
[i]
J’ignore qui a pu lire ce livre…
[ii]
Flammarion, 1989.
[iii]
Plon, 1997.
[iv] Je
relève ceci, entendu hier dans un bulletin d’information de notre chère radio
nationale, à propos de je ne sais plus quelle intervention de je ne sais plus
qui, à l’université d’été du PS
(sujet dont, en soi, je me contrefiche) : « Les pompiers sont sortis
du bois. » Etant jusqu’alors ignorant du caractère sylvestre des soldats du feu, j’ai trouvé cela plutôt
divertissant.
[v] Il en
existe aussi en politique : voir Delporte, op. cit., pages 183 et 184 ; j’emprunte d’ailleurs les appellations
générateur de langue de bois, entame, affirmation, constat et portée à cet ouvrage décidément
excellent.
[vi] Non,
je n’ai pas été « assessé » en ce qui me concerne. Mais voici le
baragouin évoqué par mon ami ; il vaut son pesant de ce que vous voudrez :
« Bouvard et Pécuchet [j’ai modifié les noms, bien sûr – NdA], cabinet de
recrutement de Dirigeants et de conseil en Leadership, réalise une étude sur
l’utilisation des assessments (évaluation des compétences de Leadership des
Dirigeants) dans les entreprises du SBF120. Cette étude vise, d’une part, à
analyser les pratiques d’assessment dans les grandes entreprises françaises et,
d’autre part, à comprendre le vécu des assessés : comment s’est passé leur
assessment ? Qu'en ont-ils retiré à titre professionnel et personnel ?
Quel regard critique portent-ils sur les méthodes utilisées ?... »
[vii]
Aucun de nous n’est entièrement exempt de ce genre de narcissisme. Qui me dit,
après tout, que je ne suis pas un imbécile qui se prend pour le chroniqueur
élégant et ironique de ces temps risibles ?
Langue de bois, quand tu nous pends... En politique, comme tout va très vite, on a encore franchi une étape dans le discours officiel à l'occasion du séminaire de rentrée du gouvernement français, sur le thème imposé : "La France en 2025". A lire et entendre les copies rendues par les ministres, il est clair que nous sommes passés de la langue de bois au rêve. L'avantage du rêve, c'est qu'il ne nécessite même pas un semblant d'action. Voilà donc nos ministres devenus marchands de rêve... Même les dirigeants de cette équipe onirique ont dû se pincer, se demander si les devoirs de vacances avaient été bien compris, si les ministres n'avaient pas composé hors sujet en copiant les uns sur les autres ce tableau à l'eau de rose.
RépondreSupprimerQuant à la langue de bois dans les entreprises, on ne peut, lorsqu'on connait la situation de l'intérieur, que tomber d'accord avec Chatty Corner. J'ajoute, en première analyse, que la langue de bois s'est imposée sous une double pression : 1) envahissement de la société par le politiquement correct et 2) augmentation de la communication écrite par l'adoption massive de l'e-mail. Résultat (pour le dire vite, pardon) : plus personne ne dit rien, et chacun fait très attention à ce qu'il écrit.
Une nuance quant à "La France en 2025" : nos ministres ne sont pas à mon avis "devenus" marchands de rêves, mais ils ont tout simplement vendu la mèche. On sait désormais à quoi s'en tenir. Ces visions oniriques permettent d'ailleurs d'user, à condition d'être un peu artiste et doué, d'une langue de bois plus ciselée.
SupprimerDans les entreprises (comme dans la politique), le discours a d'abord remplacé l'action, puis ce que Queneau nomme "logo-rallye" dans ses "Exercices de style" a remplacé le discours. On ne dit plus rien en effet : on s'arrange pour placer les mots imposés. Pour qui sait en rire, cet exercice oulipien ne manque pas de charme, mais allons-nous travailler pour y trouver du charme ?
Merci beaucoup Chatty Corner pour cette merveilleuse idée de bingo en réunion. Je songe déja à toutes ces cases que je vais pouvoir remplir. Je me permet cependant "d'implémenter" ce tableau avec les cases : reboucler, feedback, et le non moins célèbre WIP (Work In Progress).
RépondreSupprimerDe rien... N'hésitez pas... Soyez "créatif" et "vous-même" !
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