Fatalement, les menaces
qui nous entourent sont si nombreuses qu’elles finissent par inspirer les
romanciers. Lesquels peuvent ainsi trouver de nombreux lecteurs, pour de bonnes
ou de mauvaises raisons, tant ils paraissent répondre aux terreurs de leurs
contemporains. C’est le cas, par exemple, du succès rencontré par Michel
Houellebecq cet hiver avec Soumission.
Il paraît qu’Aurélien
Bellanger est parfois comparé à Houellebecq. Est-ce parce qu’il est l’auteur
d’un Michel Houellebecq, écrivain romantique ? Ou parce que ses
romans suggèrent d’un ton froid, détaché, ou dans un style neutre, au choix,
quelques aspects de l’enfer post-moderne ? Sans compter que lesdits romans
sont entrelardés de passages pastichant –ou recyclant ? – une érudition
plus wikipédique qu’encyclopédique…
L’enfer est pavé de
bonnes intentions, dit-on. Voyons quel est l’enfer dépeint par les pavés
d’Aurélien Bellanger.
La Théorie de l’information
Le premier roman
d’Aurélien Bellanger, paru en 2012, nous conte la vie d’un certain Pascal
Ertanger, jeune prince du Minitel rose devenu nabab de l’internet : en
quelque sorte le condensé de quelques patrons français ayant réussi dans ce
genre d’affaires. Nous voyons grandir un petit garçon issu d’une banlieue
moderne, confortable et pavillonnaire, qui deviendra d’abord bidouilleur de
programmes informatiques, fera fortune, donc, dans le Minitel rose puis bâtira
un empire en tant que fournisseur d’accès à Internet. Après quelques déboires,
il posera au sage milliardaire, obsédé par la conservation des messages
circulant entre les hommes, mémoire qu’il rendra vivante et qui aura raison de sa
santé… et bientôt de la nôtre ?
On pourrait dire de ce long
roman qu’il recèle bien de traits balzaciens, ou qu’il louche vers ce
modèle : récit d’un mouvement social (ascensions, chutes, manipulations
financières), côtoiement des hautes sphères et des milieux les plus sordides
(une boîte de strip-tease en l’occurrence), morceaux comiques fort réussis pour
certains (une conversation avec Nicolas Sarkozy), mais aussi tentative de
captation d’une société et de son envers (symbolisé par une attirance pour les
souterrains, les catacombes ou les caves) ; le monde ainsi dépeint n’est
pas ragoûtant, de l’exploitation des plus bas instincts à la mégalomanie
transhumaniste… Le diable ne saurait être bien loin de telles manigances, on le
devine. Ne serait-ce que sous la forme d’un diablotin rigolard et joufflu,
emblème de l’entreprise d’Ertanger, laquelle a justement pour nom… Démon.
On pourra reprocher à ce
roman une construction un peu trop linéaire, sans doute parce qu’il est trop
centré sur le seul personnage d’Ertanger. Les autres personnages, pour la
plupart, lui servent de faire-valoir. Pour briser cette linéarité, peut-être,
Aurélien Bellanger entrelarde son récit de chapitres d’un mystérieux texte,
assez fumeux en fait, ayant pour titre La Théorie de l’information,
divisé en trois parties (Steampunk, Cyberpunk et Biopunk)
placées respectivement dans chacune des trois parties composant le roman.
On aurait préféré un
foisonnement qui allât de soi, sans cet artifice. Comme par exemple, pour citer
un roman autour d’un sujet proche, Fonds perdus, de Thomas Pynchon.
L’Aménagement du territoire
Le foisonnement qui
manquait à La Théorie de l’information apparaît dans le second roman
d’Aurélien Bellanger, L’Aménagement du territoire, paru en 2014 :
ici, ce sont plusieurs destins qui s’entrecroisent – ou plutôt s’entrechoquent
– dans une intrigue où se mêlent des considérations sur… l’aménagement du
territoire[i],
certes, mais aussi sur la croissance d’un groupe industriel aux débuts modestes
– l’entreprise Taulpin -, des querelles villageoises et familiales, des
engagements personnels plus ou moins intéressés ou exploités par les uns ou les
autres, ainsi que l’action occulte d’une société secrète dont les statuts
exigent la diminution des effectifs de génération en génération. Les origines
de cette société secrète remonteraient au temps de Charlemagne, où elle aurait
été fondée par Roland, chargé de la défense des Marches de Bretagne.
C’est précisément dans
ces Marches de Bretagne, dans la bourgade d’Argel, que se concentre l’action de
L’Aménagement du territoire, à l’occasion du projet de construction
d’une ligne de TGV devant passer sur le territoire de cette commune. Tout le
monde va manipuler tout le monde dans cette intrigue en vue de faire avancer ou
échouer ce projet. On ne saurait dire quelles sont les réelles motivations des
personnages : le pouvoir, la richesse, la préservation d’un paysage
apparemment immobile, ou le triomphe d’idées avouables ou de théories et de
buts occultes et peut-être délirants.
Le dénouement, explosif
et tellurique, mettra tout le monde d’accord, d’une manière tout aussi
sanglante que somme toute dérisoire, les choses suivant finalement leur cours…
Ce roman se veut
probablement total et ironique. L’inspiration balzacienne fonctionne mieux ici
que dans La Théorie de l’information. Peut-être faut-il aussi chercher
du côté de Pynchon (oh, un Pynchon raisonnable, un Pynchon mayennais, pour tout
dire) : le monde et son cours ne sont peut-être pas ce que nous croyons,
bien des choses nous sont cachées dans des sociétés secrètes bouffonnes ou
toutes puissantes (impossible de le savoir) ; beaucoup de choses se passent
et s’expliquent (ou non) dans des souterrains où les personnages peuvent
laisser leur peau et les lecteurs se perdre. L’envers du monde, l’enfer, la
découverte foudroyante de terrifiants secrets ? A moins que ce ne soit
qu’une vaste blague.
Cet autre pavé d’Aurélien
Bellanger (aussi épais que le précédent) est écrit dans une langue classique,
assez neutre, mais pas désagréable. Plus tenue que celle de Houellebecq[ii],
puisque cette comparaison semble plaire à certains critiques. Qui sait si cette
plus grande fermeté ne tient pas à une solide ironie ?
[i] Rivalité entre les chemins
de fer et la route, évolution de l’activité et de l’habitat ruraux…
[ii] Si j’en crois ma mince
connaissance du style d’icelui (par la lecture d’Extension du domaine de la lutte et de Soumission).
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