Ce 29 mars, Ernst Jünger aurait eu cent dix-neuf
ans. Age énorme, inatteignable, enfin presque, puisqu’il est décédé le 17
février 1998, peu avant son cent troisième anniversaire.
Faites un test et citez le nom de Jünger ; vous
observerez alors, chez ceux qui connaissent ce nom, des réactions qui peuvent
être classées parmi quatre stéréotypes : il y a le classique Jünger = Allemand = Vèremarte = nazi ;
ou le tout aussi classique Jünger =
officier prussien à l’ancienne = chevalier = antinazi sublime et aristocratique ;
un peu voisin, le Jünger = curiosité
universelle = poésie cosmique = figure goethéenne ; mais aussi Jünger = dilettante halluciné = amphigouri
poétisant = médiocre et prétentieux. Le dernier des quatre clichés est plus
répandu en Allemagne qu’en France, où les trois premiers ont souvent cours (le
premier, en ôtant « Allemand », fonctionne aussi chez quelques
Allemands de gauche).
Ne faudrait-il pas dire à tous ces gens, plutôt que
de se gargariser d’idées reçues, de lire quelques livres de l’intéressé ?
Ils découvriraient alors le témoin de bien des zones dangereuses qu’il aura,
bon gré, mal gré, explorées à notre place.
Jünger et les nazis
Une accusation souvent portée contre Jünger consiste
à voir en lui un précurseur, voire une source de l’idéologie
nationale-socialiste, ou au mieux un compagnon
de route. Certes, il fut, disons entre 1923 et 1928, l’auteur d’un certain
nombre d’articles politiques pas franchement modérés dans la presse
nationaliste allemande. Et, du reste, il connut bien pendant cette période
Josef Goebbels, qui faisait office d’agent recruteur pour le parti nazi dans
les milieux littéraires et artistiques.
Est-ce la connaissance intime du microcosme
nationaliste allemand des années 1920 (et de toutes ses petitesses, mais aussi
de tous ses délires) qui l’en fit se détourner ? En tout cas, dès 1929, Le cœur aventureux, par ses ambitions
littéraires et artistiques (encore mêlées de considérations nationalistes qui
seront écartées de la réédition de 1938), donne les signes d’une prise de
distance. Et ses écrits politiques de cette époque montrent du reste une
première incompatibilité de Jünger avec les nazis : il est imperméable aux
élucubrations racistes – en particulier antisémites – de ces derniers.
Un livre qui lui est souvent reproché, Le travailleur, scelle un peu plus la
rupture : c’est à propos de celui-ci qu’un critique nazi écrivit en 1932
que Jünger se rapprochait de « la
zone où l’on mérite une balle dans la tête. » Les nazis, une fois au
pouvoir, lui feront pourtant encore quelques avances, qu’il repoussera
froidement. Et c’est avec Sur les
falaises de marbre, en 1939, que la rupture sera définitive.
Dès lors, il lui importera d’être encore plus
prudent que dans les années précédentes, ce qu’il se reprochera toute sa vie de
n’avoir su apprendre à son fils aîné, qui connut une mort prématurée quelques
mois après avoir déclaré bien vouloir prendre part à la pendaison d’Adolf
Hitler.
Ajoutons à cela sa connaissance – que l’on pourrait
qualifier de complicité passive – des préparatifs du complot du 20 juillet
1944, et nous conviendrons que tout cela nous fait un drôle de nazi.
Ambivalence de la figure aristocratique
On retient souvent du séjour parisien de Jünger
pendant l’Occupation ses dîners chez Florence Gould, ses rencontres avec des
écrivains (Guitry, Morand, Cocteau, Jouhandeau ou Léautaud) et ce qui semble
être une collection de plaisirs d’esthète, de bibliophile et d’entomologiste
(les jardins et les bois de Paris ne sauraient être des déserts !). Le
pompon, pour les tenants de ce cliché, est l’entrée du 27 mai 1944 de son
journal (dans le Second journal parisien),
où il décrit un bombardement allié vers Saint-Germain-en-Laye, qu’il observe de
loin, du toit de l’hôtel Raphaël, tenant à la main un verre de bourgogne où
flottent quelques fraises.
On pourra répondre à ceux qui s’en tiennent là par une
autre entrée, celle du 18 juillet 1942 dans le Premier journal parisien :
« Hier,
un grand nombre de Juifs ont été arrêtés ici pour être déportés – on a séparé
d’abord les parents de leurs enfants, si bien qu’on a pu entendre leurs cris
dans les rues. Pas un seul instant, je ne dois oublier que je suis entouré de
malheureux, d’êtres souffrant au plus profond d’eux-mêmes. Si je l’oubliais, quel
homme, quel soldat serais-je ? L’uniforme impose le devoir d’assurer
protection partout où on le peut… »
Voilà pour la figure aristocratique : du
raffinement, des plaisirs qui, au milieu des horreurs du siècle, peuvent
sembler incongrus (quoiqu’ils puissent être les refuges d’une âme
affligée : Jünger se trouva souvent à cet époque dans un état plutôt
dépressif) ; et aussi des gestes qui pourront passer pour dérisoires, mais
qui ont leur grandeur : des décennies plus tard, un Juif parisien se
rappela qu’à l’époque où le port de l’étoile jaune fut imposé, il avait été un
jour salué par un capitaine allemand, petit, sec et droit[i].
Certains zélateurs de Jünger vont cependant un peu
loin en faisant de lui le type – largement idéalisé – de l’officier prussien de
vieille souche, loyal, traditionnel et tout. Rappelons-leur que son père était
bas-saxon et sa mère bavaroise, tous d’eux d’extraction bourgeoise ou modeste.
Et qu’un esprit noble n’est pas toujours une affaire de lignée…
Moderne ou antimoderne ?
Du reste, à parler de tradition, le temps a pu faire
varier le point de vue de Jünger. On le sent fasciné, dans sa jeunesse, par les
effets titanesques de la guerre de matériel, par la forme moderne du combat
généralisée pendant la Grande guerre. Le
travailleur est souvent cité comme éloge et annonce d’un monde désormais
gouverné – piloté, pourrait-on dire – par des techniciens, à tous les échelons
et dans tous les domaines.
C’est sans doute l’accumulation des horreurs de la
seconde guerre mondiale qui lui fera définitivement changer de point de vue.
Loin de toute considération politique, cette fois, le caractère glaçant et
mortifère d’un monde encadré – voire simulé – par la technique éclate dans un
roman, Abeilles de verre, écrit en
1957 : une mésaventure d’un homme – un ex-officier de cavalerie à l’ancienne qui n’arrive pas à
s’intégrer dans le monde moderne – venu passer un entretien d’embauche dans une
firme fabriquant des automates imitant la vie (humaine, notamment) avec une
exactitude qui confine à la magie.
Ce roman est rempli de parenthèses, de retours en
arrière et de digressions sur l’invasion de toutes les activités humaines par
une mécanisation dévorante. L’ambiance onirique, presque magique, qui y règne
(déjà familière aux lecteurs de Sur les
falaises de marbre et d’Héliopolis)
s’enrichit ou s’alourdit ici d’une tension énervante, d’un agacement permanent,
et semble indiquer (avec un indice effrayant découvert par le narrateur) que
l’enfer n’est peut-être pas si loin, sous des dehors de bonhomie, d’opulence et
de confort tout ce qu’il y a de plus bourgeois et démocratique (quelque chose
de l’Allemagne fédérale des années 1950, en plein miracle économique ?).
Allez savoir… L’hypermodernité, c’est peut-être
amusant, voire enivrant au début, mais il doit y avoir un moment où cela prend
une tournure effrayante ou angoissante…
Jünger, en vieillissant, sera de plus en plus
attentif à ce qui, dans les civilisations et dans la nature, est petit à petit
détruit par la gloutonnerie conquérante des hommes modernes[ii].
Etudes, expériences, et rêves
A propos de nature, Jünger fut toute sa vie durant
un entomologiste tout à fait estimé. Il est même un des rares écrivains, avec
Vladimir Nabokov, à avoir laissé son nom à quelques espèces d’insectes. Ses
journaux, en toutes circonstances, font état, au détour d’une promenade ou
entre deux assauts de tranchées, des chasses
subtiles[iii]
auxquelles il se livra inlassablement.
Une capacité à s’émerveiller de la richesse de la
création ? Certes, mais aussi une étude rigoureuse et précise. Presque
aussi étrange que son goût pour des explorations plus dangereuses, comme celle
des effets de la mescaline ou du LSD… toujours « sous contrôle
médical » et sans en faire une habitude.
Il faut d’ailleurs reconnaître à Jünger un attrait
pour les états seconds : l’ivresse artificielle, certes, mais aussi les
rêves, analysés selon une symbolique en perpétuelle évolution (aussi loin de la
psychanalyse que des populaires clefs des
songes) et des moments d’absence, brefs et totaux, qu’il connut dès l’enfance.
Ces absences firent du reste de lui un lycéen médiocre, voire d’une distraction
périlleuse par laquelle il faillit mourir écrasé par un tramway[iv] !
Tous ces états seconds, c’est en pleine lucidité
qu’il en rend compte ou en tire des éléments de son œuvre. Il en naît une
ambiance de rêve ou de cauchemar dans certains de ses romans, comme Sur les falaises de marbre, Héliopolis ou Abeilles de verre, où le lecteur peut éprouver la sensation d’être
plongé dans la brume d’un jour trop chaud pour la saison, d’où peuvent émerger
toutes sortes de menaces : guerres, déchaînements subits de violence
annonçant l’exécution de projets criminels ou, comme dans Abeilles de verre, engluement dans un monde inhumain…
1914 : la matrice
J’entends d’ici monter une objection : comment,
vous nous bassinez sur les multiples facettes[v]
d’Ernst Jünger sans nous toucher un seul mot sur le guerrier, un des plus
jeunes à être décorés de la croix Pour le
mérite ? Patience, j’y viens…
Comme beaucoup de ses lecteurs, c’est par Orages d’acier que j’ai découvert
Jünger. Il s’agit de la chronique à la fois minutieuse et saisissante des
combats des tranchées de 1914-1918, avec en bruit de fond l’incessant tonnerre
des tirs d’artillerie, amis ou ennemis, et plus ou moins bien réglés. Comme il
se doit, c’est assez difficile à démêler. A 18 ans, l’impression de confusion
qui en sortait me sembla être le signe d’une description juste du combat
d’infanterie – intuition qui me fut confirmée quelques années plus tard lors
d’exercices militaires (oh, d’une manière fort modeste, dans une riante
campagne charentaise, et avec des munitions à blanc).
Le don de s’absenter
(évoqué plus haut), de prendre un léger recul et de se voir donne à ce récit une qualité d’observation remarquable. Une
lecture à compléter par celles d’autres récits de guerre de Jünger, Le boqueteau 125 et Feu et sang, récits plus resserrés où il fait montre d’un fort sens
du détail, des étirements et des contractions du temps.
Ces trois récits sortent d’une matrice : les Carnets de guerre 1914-1918, récemment
parus chez Christian Bourgois dans une traduction de Julien Hervier. On
découvrira dans ce journal un jeune homme plutôt turbulent, téméraire,
oscillant entre l’héroïsme, la sagesse, le songe, l’ivresse, la rage guerrière,
ou encore une crânerie assez irritante, voire puérile. Des moments de
fraternité (plutôt que de fraternisation) avec l’ennemi surgissent ici et là.
Et ni la boîte à coléoptères ni un bon livre ne sauraient être loin, même au
fond d’un trou de combat où l’espérance de vie est plus que mince…
Pour ne pas conclure
Cruelle ironie, après être revenu de multiples
blessures (parfois graves) en 1914-1918 et avoir échappé de la zone des balles dans la tête, c’est à la
suite des complications d’une morsure de tique dans son jardin que la santé
d’Ernst Jünger commença à décliner sérieusement, en 1993.
Une passionnante biographie, Ernst Jünger – dans les tempêtes du siècle, par Julien Hervier,
vient de paraître chez Fayard. On ne peut qu’en conseiller la lecture – outre
celle des livres de Jünger.
[i] Cet épisode n’est pas
rapporté dans les journaux de Jünger, mais par J. Hervier.
[ii] Curieusement, Jünger fait
l’objet d’une haine tenace de la part des Grünen
allemands (à l’exception de Joschka Fischer, si l’on en croit J. Hervier).
[iii] Chasses subtiles est d’ailleurs le titre d’un livre qu’il a
consacré à cette activité.
[iv] L’adolescent distrait,
rêveur, mal à l’aise dans l’univers où il demeure est fort bien dépeint dans Le lance-pierre et dans Trois chemins d’écolier, écrits dans les
années 1970-1980.
[v] Et encore ! J’ai omis
les figures intéressantes du rebelle
et de l’anarque. Si des connaisseurs
me le reprochent, force me sera de leur donner raison.
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