C’est curieux, mais j’ai comme l’impression que,
depuis quelques semaines, tout le monde a suivi une formation accélérée en
ukrainologie. Serait-ce dû aux inquiétudes que suscite la situation en
Ukraine ? Sans doute. Et aussi aux attitudes – aux postures parfois – que
les uns ou les autres pensent devoir choisir.
Pour ma part, je me contenterai de proposer quelques
réflexions – celles d’un ignorant, ici et là éclairées, du moins je l’espère,
de quelques expériences personnelles.
Rétrospective
Comment en sommes-nous arrivés à la situation qui se
présente aujourd’hui ? Sans doute par un enchaînement de bévues.
Notamment celles de nos gouvernants. Je
m’explique : à la fin de l’automne, des manifestations, de plus en plus
violentes, ou de plus en plus violemment réprimées, ont commencé à Kiev contre
un président et son gouvernement, aussi incapables que corrompus, à ce qui se
dit, et par conséquent fort impopulaires auprès d’une partie de la population.
Les manifestants ont fini par réclamer – et par l’obtenir – le départ dudit
président et de son gouvernement.
Ces manifestations ont été dès le début soutenues
par les Etats-Unis et par l’Union Européenne, en particulier par le
gouvernement français. Lequel, soit dit en passant, bat des records d’impopularité
dans un climat de dégoût qui n’épargne pas l’opposition et ne tolérerait pas
une demi-journée le quart du douzième des manifestations ukrainiennes (quel
gouvernement le ferait, d’ailleurs ?). Situation qui donnerait presque des
envies (attention, j’ai bien écrit : presque).
Pourquoi donc ce soutien ? A cause d’une
proposition d’association de l’Ukraine à l’Union Européenne, d’abord acceptée
puis refusée par le président ukrainien, la Russie ayant surenchéri sur les
aides financières promises. Bon. Il eût convenu d’être sage et de dire :
raté, il faut bien comprendre que M. Poutine souhaite conserver son influence
sur un pays voisin.
Mais on préféra « punir » le président
ukrainien, en prenant des poses lyriques, flamboyantes et assorties de
comparaisons innombrables et confuses avec diverses périodes de l’histoire.
Bernard-Henri Lévy lui-même est venu faire son traditionnel tour de piste, au
mieux ridicule, au pire néfaste (ah, et son art de dire : « Je
reviens de Maïdan », comme on
dirait : « Hier soir, à la Closerie… »).
Sans se soucier du retour – réel, cette fois – de
vieux souvenirs.
Effrayants fantômes
L’été 1992, je fis avec un ami[i]
un pittoresque voyage, qui nous mena de Stockholm à Paris en passant par Reval,
Riga, Vilnius, Varsovie et Berlin. Dormant dans les trains, nous visitâmes une
capitale par jour. Lors de notre étape à Riga, nous poussâmes la porte d’un
modeste musée historique. Dans la première salle étaient exposées des
photographies de la première indépendance de la Lettonie : soldats, hommes
politiques, intellectuels, vie dans les villes et les campagnes, que sais-je… A
l’étage, une autre salle nous présentait les portraits peints de quelque gloire
nationale de cette époque : un solide vieillard, tantôt en costume de
ville, tantôt en chemise folklorique… Un poète ou un politicien, nous ne le
sûmes jamais. Nous avions toutefois tâché de nous renseigner auprès d’un vieux
gardien. Dans la brève conversation que j’eus en allemand avec lui, je lui
appris que nous étions des étudiants parisiens. Il apostropha aussitôt une
vieille baba et lui chuchota à
l’oreille. Elle se tourna vers nous :
-
Studenten aus
Paris ? Folgen Sie mir!
Elle nous fit descendre d’un demi-palier, sortit
d’une de ses poches une grosse clef et ouvrit la porte d’une salle qu’elle nous
présenta en étendant un bras :
-
Hier sind einige
Erinnerungen der neunzehnten Division der Waffen-SS, wo es viele lettischen
Soldaten gab.
Inutile de traduire, je crois. Quelques casques
d’acier allemands modèle 1935, portant l’écusson blanc aux sinistres runes –
soit dit en passant, une fière injure à ce bel alphabet – , deux ou trois
vareuses, quelques insignes et médailles, des photos de jeunes hommes en
uniforme SS, tristes, pensifs, empruntés ou souriant d’une mauvaise joie…
Ce qu’étaient devenus ces garçons, je
l’ignore : quels crimes ils avaient commis sous cet uniforme, quels crimes
ils avaient cru venger aussi sous cet uniforme et de quels crimes ils furent peut-être
ensuite les victimes à cause de lui. Nous mîmes leur engagement sur le compte
de la haine envers l’occupant russe : il n’est pas simple de vivre pressé
entre deux tyrannies ; les séductions, les tentations de se faire le
complice d’assassins ou devenir l’un d’entre eux – contre d’autres assassins –
ne doivent pas manquer[ii].
Ce souvenir m’est revenu il y a quelques semaines,
lorsque j’ai appris que parmi les magnifiques insurgés de Kiev se trouvaient
des milices à côté desquelles n’importe quelle bande de skinheads de chez nous ferait figure de joyeux turlurons.
Pensez : des gens qui, non contents de célébrer la mémoire des équivalents
ukrainiens des SS lettons cités plus haut, rêvent de les imiter (on les trouve
dans des partis comme Svoboda ou Pravy Sektor). Qu’on veuille bien penser
qu’un tiers du gouvernement provisoire ukrainien sort de ces milieux, avec
notamment la bénédiction de politiciens et d’intellectuels français qui perdent
leur sang-froid si on leur signale que Marine Le Pen se trouve à moins de trois
kilomètres d’eux.
Une des premières mesures de ce gouvernement, si
j’ai bien compris, a consisté à vouloir imposer l’usage de l’ukrainien comme
langue unique sur tout le territoire du pays, Crimée comprise, l’ukrainien
étant, toujours si j’ai bien suivi, fort peu parlé dans cette dernière
province.
M. Poutine ne pouvait rêver pareil prétexte pour
s’emparer de la Crimée. L’imbécillité de ces gens et des gouvernements
étrangers qui les soutiennent a travaillé pour lui. Il n’avait plus qu’à
laisser faire et à ramasser les morceaux. Certes, il y a probablement beaucoup
de mauvaise foi et d’exagération dans ses propos, mais n’y en a-t-il pas aussi
du côté ukrainien et du côté « occidental » ? C’est propagande
contre propagande.
Le romantisme tue
Aimez-vous Alexandre Vialatte ? Vous me
répondrez sans doute en célébrant le chroniqueur qui livra ses extraordinaires
billets à la Montagne de 1952 à sa
mort en 1971. Et vous psalmodierez avec moi le mot de passe : « et c’est ainsi qu’Allah est grand ».
Je ne vous donnerai pas tort, mais il ne faudrait
pas pour autant négliger le romancier, dont on pourra lire au moins Battling le ténébreux ou Les fruits du Congo. Voilà de
merveilleux romans, au ton et à l’atmosphère imprégnés du meilleur romantisme
allemand. Sur ce ton, un narrateur proche du héros nous conte les ravages dont
pâtit ce dernier… du fait de ses sentiments exaltés, bouffis, dévorants :
du fait de son romantisme, en somme.
Voici où je voudrais en venir : le romantisme tue, devrait-on parfois
indiquer au sujet de quelques moments de nos vies : de nos amours, certes,
mais aussi de nos exaltations ou de nos passions dans divers domaines.
Notamment quand il s’agit de politique[iii].
Expliquons-nous : les insurgés sur la barricade, mus par d’émouvants
exemples, sont prêts à mourir pour une cause, parfois vague, parfois même
récupérée par des individus moins désintéressés qu’eux – néo-nazis ou
affairistes désireux de prendre la place des affairistes au pouvoir. Touchés –
ou feignant de l’être – par leurs attitudes qui nous rappellent quelque 1848,
nos eurocrates trouveront de jolies justifications pour les soutenir
inconditionnellement.
Pour mieux faire appel à nos sentiments, on parera
M. Poutine de tous les vices : ceux qu’il a effectivement, aussi bien que
ceux qu’il n’a pas. On nous rappellera bien entendu Munich, pour nous annoncer
que cette fois, hein, nous ne répéterons pas les erreurs[iv]…
M. Poutine, quant à lui, aura aussi des souvenirs à
remuer : la Grande guerre
patriotique, argument qui lui est servi sur un plateau par quelques
miliciens fêlés…
Que penser de tout cela ? Passez quelques
minutes sur les fils de commentaires
qui répondent aux articles diffusés sur Internet au sujet de la situation en
Ukraine. Vous serez édifiés par des échanges de noms d’oiseaux[v]
entre adorateurs des insurgés et zélateurs de V. V. Poutine.
Pour ma part, je suis las de ces postures. Je
pourrais facilement tomber, pourtant, dans des sentiments antirusses
primaires : mon petit côté suédois[vi],
si vous voulez. Mais ce petit côté m’incite aussi à la prudence : la
Russie peut être un voisin encombrant, voire dangereux, qu’il ne convient pas
de provoquer inutilement, aveuglé que l’on serait par des sentiments exaltés[vii].
En Suède, d’ailleurs, Gustave IV a cédé à de tels emportements, croyant sans
doute refaire en mieux l’épopée de Charles XII (laquelle finit d’ailleurs
mal) : ce qui lui coûta la Finlande[viii]
et le trône.
Enfin, on ne saurait trop conseiller un peu
d’humilité aux fiers-à-bras qui nous gouvernent – y compris M. Poutine. Qu’ils
cessent donc leurs rodomontades et apprennent à se parler.
Quant à moi, je ne me sens soumis à aucun dilemme.
Je ne ferai pas part cette fois d’hésitations symboliques, du type « vin français ou bière anglaise ? ».
D’ailleurs, c’est en ce moment le carême, et je me contenterai donc d’un grand
verre d’eau. Avis aux gouvernants !
[i] J’en profite pour le
saluer fraternellement, s’il lit ce texte.
[ii] Et la dénazification des esprits ne dut pas
toujours passer facilement, étant le fait d’un régime politique criminel (celui
de l’URSS).
[iii] A ce sujet, l’image
macabre illustrant les effets néfastes du romantisme pourrait être tirée de la Danse macabre d’Alfred Rethel.
[iv] Selon un principe moderne
qui veut que nous soyons toujours meilleurs que nos ancêtres.
[v] Et encore… Le vocabulaire
ornithologique suffit-il à ces féconds échanges d’idées ?
[vi] Les lecteurs attentifs auront
remarqué que, plus haut, j’ai écrit Reval
et non Tallinn : c’est ainsi que
les Suédois désignaient cette ville lorsqu’elle leur appartenait… On a ses
petits côtés, vous dis-je.
[vii] Et affaibli par un
rétrécissement, ces dernières années, des forces armées, qui ressemble en Suède
à un démantèlement suicidaire… En matière d'histoire et de comparaison, ceux qui comprennent le suédois pourront aussi lire ceci avec profit.
[viii] Qui était une province
suédoise depuis le XIIème siècle, quand même…
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