Entre les pandémies, les guerres – civiles ou internationales –, les catastrophes naturelles – dont on nous dit qu’elles ne sont qu’un avant-goût de ce qui nous attend – et diverses incertitudes politiques, l’humanité – et en particulier la civilisation européenne – serait-elle en train de déchoir d’une manière effrayante ?
À ce propos, un lecteur
superficiel de Vivonne, le dernier roman de Jérôme Leroy, pourrait
refermer le volume en se disant, avec un soupir las, qu’il a encore perdu son
temps avec une de ces dystopies à la mode qui n’ont pour effet, en se déroulant
dans un futur proche dont les circonstances ne seraient qu’une exagération
somme toute logique de celles que nous vivons aujourd’hui, que de plomber un
peu plus, avec talent, certes, son moral. Ne jetons pas la pierre à un tel
lecteur : après un prologue de feu et de sang que l’on devine dans un
futur plus lointain, nous voici en France, entre 2025 et 2030, et le moins que
l’on puisse dire est que le tableau n’est pas réjouissant. Les catastrophes
climatiques se succèdent et notre pays, comme ceux qui l’entourent, est ravagé
par une guerre civile où s’opposent plusieurs factions qui ressemblent à des
caricatures armées de ce que nous connaissons aujourd’hui : identitaires
de tout poil, islamistes, zadistes, décroissants rêvant de déclencher une
grande panne mondiale (le Stroke)… sans oublier que tout le monde, pour
désigner le gouvernement, dit « les Dingues ». En somme, nous avons
sous les yeux ce que le monde devenait si tous les imbéciles, les fanatiques et
les utopistes se donnaient les moyens d’aller au bout de leur sottise.
Une telle situation, pour
un romancier digne de ce nom, est l’occasion de quelques intéressants récits de
combats et de catastrophes, pourvu que le point de vue adopté soit pertinent. Ici,
les combats sont vus par les yeux de Chimène[i],
khâgneuse devenue milicienne dans les rangs de « Nation Celte »,
troupe sanguinaire dont la cause, aussi douteuse que bouffonne, ne l’intéresse
guère. Le point de vue de Chimène, cynique et lettré, est rendu en phrases souvent
courtes qui peuvent prendre valeur d’aphorismes… Est-ce à dire qu’en 2030 le
François Sanders de Nimier serait une jeune fille, et que son Casse-Pompons s’appellerait
désormais « Le Nain » ? Peut-être : les allusions à une
littérature hussarde ne manquent pas dans Vivonne, tout en n’étant pas
les seules, les noms de Drieu, Aragon ou Roger Vailland apparaissant au détour
de quelques pages…
Mais tout n’est pas dans
l’époque et les tribulations qu’elle impose : après le prologue déjà
mentionné, nous sommes avertis :
« Alexandre
Garnier pleurait dans son bureau et il ne savait pas pourquoi.
Il ne pleurait pas parce que la rue de l’Odéon s’était
transformée en rivière en crue qui charriait, de temps à autre, une voiture… »
Nous allons ainsi
découvrir peu à peu ce qui en fait abat Alexandre Garnier : Adrien
Vivonne, son ancien camarade de classe, poète dont il est devenu l’éditeur négligent.
À travers les chapitres intitulés « Vivonne, un essai de biographie »,
nous comprendrons les relations entre les deux hommes : à Garnier les
affaires, l’aisance matérielle, une forme de réussite bourgeoise et cultivée ;
à Vivonne la grâce des gens vraiment sérieux, celle de suivre leur vocation, en
l’occurrence celle de poète (pour Agnès Villehardouin, son amante des jeunes
années, ce sera une vocation religieuse). Entre eux, ce n’est pas d’amitié qu’il
faut parler, mais du sentiment mêlant l’admiration, la rivalité et l’envie qu’éprouve
Alexandre Garnier : celui-ci a cru pouvoir dominer (et détruire,
peut-être) Adrien Vivonne par des moyens matériels, en éditant mal ses recueils
de poèmes avec des airs de sollicitude condescendante. Ce sentiment est fort
bien dépeint, jusque dans le déni (mais attention, pas de psychanalyse de
comptoir, la délégation viennoise n’étant pas invitée ici, pour paraphraser
Nabokov, autre admiration affirmée de Jérôme Leroy – comment d’ailleurs, dans
un roman évoquant un poète plus par le commentaire et le récit que par ses
poèmes, ne pas penser, toutes proportions gardées, à Feu pâle ?).
On sait peu de choses de
la poésie de Vivonne, à part les titres de ses recueils et quelques-unes de ses
sources d’inspiration : les petites villes de province (Vivonne, peut-être ?),
le bruit du vent, l’eau (à tel point que l’on se prend à rêver : il faudrait
qu’existât une rivière qui s’appellerait le Vivonne)… Ce que l’on sait, c’est
qu’il jouit chez quelques lecteurs d’une admiration quasi-religieuse, certains
d’entre eux n’hésitant pas à prêter à ses poèmes le pouvoir de faire disparaître
les lecteurs s’y abandonnant assez, leur permettant d’échapper à la médiocrité,
à la laideur et à la brutalité du monde. Disons que cette part mystique est la
plus faible du roman, mais qu’elle peut être vue comme la manifestation d’une
foi de son auteur dans le pouvoir de la littérature, ce qui n’est pas
méprisable. Cette part mystique, un peu mièvre donc, comme toutes les mystiques
athées, revient à Béatrice Lespinasse, responsable dévouée d’une médiathèque
dans le Limousin et inconditionnelle de Vivonne.
Un roman polyphonique
bien construit finit par faire converger les voix qui le composent. Jérôme Leroy
n’étant pas un vain tartineur de papier, c’est fort logiquement qu’il fera se
rencontrer Alexandre, Béatrice et Chimène, tous trois à la recherche de
Vivonne, dont personne n’a de nouvelles depuis des années. Sans tout déflorer,
contentons-nous de dire que les fruits de cette quête seront variés, à la
mesure de chacun des trois personnages. Et que cette quête se conclura sur un
épilogue nous ramenant dans le futur lointain et sanglant du prologue[ii],
peut-être d’une manière moins désespérante que celui-ci, du point de vue de l’auteur.
[i] Pardon, je n’ai pas pu
résister.
[ii] Le catholique que je suis
est un peu ennuyé par les oripeaux « chrétiens » brandis par les « Autres »
persécutant les « Amis ». Mais peut-être ces « Autres » représentent-ils
le dernier stade de la caricature identitaire (se parant ici, donc, d’apparences
chrétiennes) qui s’est déjà manifestée sous bien des formes au cours du roman…
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