dimanche 25 août 2019

Les étonnantes vertus de M. Trump

Commençons par évoquer un souvenir d’enfance : mon étonnement, à l’école, devant une carte du monde suspendue à un mur de la salle de classe, où le Groenland était plus grand que l’Amérique du Sud. Constatant, en consultant d’autres cartes, que ce n’était pas toujours le cas, je compris que la projection d’une sphère sur un plan ne peut que provoquer ce genre de distorsion, source d’inexactitudes et de surprises.
Observons que la projection utilisée sur la carte qui m’avait tant étonné est une projection cylindrique tangente, dite de Mercator. Les promoteurs de théories farfelues en seront pour leurs frais : pas plus qu’elle n’est plate, la Terre n’est pas cylindrique ! Cependant, il est plaisant de relever que Mercator signifie en latin marchand et qu’il s’agit de la traduction de Kaufmann, nom véritable de l’inventeur présumé de ladite projection : que Mercator soit plus chic qu’un vulgaire Kaufmann, c’est une chose[i] ; mais une autre est que, dans tous les cas, cela évoque des achats et des ventes.
On s’est beaucoup amusé, ces derniers jours, avant, avec l’aide d’historiens et d’experts en stratégie ou en géopolitique, d’en parler sur un ton plus sérieux, d’une récente déclaration de M. Trump, une de celles dont il semble avoir le secret.
Il s’agit bien entendu de l’intention qu’il a affichée au nom des États-Unis, par le biais, comme de coutume, de Touiteur, d’acheter le Groenland. Devant le refus poli mais ferme des autorités danoises et groenlandaises, M. Trump a annoncé qu’il annulait une visite au Danemark : selon lui, on lui aurait répondu de manière méchante. L’anecdote est drôle et souligne une fois de plus le sans-gêne et le ton puéril dont M. Trump fait volontiers montre. Personne, cependant, n’a à ma connaissance poussé la plaisanterie jusqu’à supposer que M. Trump aurait pu être tenté par une représentation du Groenland selon la projection de Mercator.
Mais, historiens et experts en tout genre l’ont rappelé, l’idée avait déjà été émise en 1946 par Harry Truman, alors président des États-Unis. Et il y a d’autres précédents, bien avérés, ceux-ci, dans l’histoire des États-Unis : l’achat de la Louisiane à la France, en 1803, celui de l’Alaska à la Russie, en 1863, et même celui des Îles Vierges… au Danemark. L’histoire nous fournit d’ailleurs des exemples plus anciens d’étranges marchandages : après tout, c’est à coups d’espèces sonnantes et trébuchantes versées au roi d’Angleterre que Louis XI mit fin à la guerre de cent ans ; c’était plutôt astucieux, tant on ne prend parfois les gens que par les sentiments… De plus, point n’est besoin d’être grand clerc pour comprendre que l’ambition de la part des États-Unis d’avoir accès aux ressources naturelles du Groenland[ii] et d’être plus présents dans la région arctique est parfaitement rationnelle.
Mais il y a quelque chose qui semble surtout gêner les plus atlantistes dans les manières grossières de M. Trump, dont nous venons d’avoir un récent exemple. Peut-être est-ce une constante américaine, un vieux fond rustaud et parfois franchement inamical qu’ils avaient oublié : ce n’est pas seulement M. Trump qui se croit tout permis en tant que maître du monde de droit divin, ce sont les États-Unis. En mettant les pieds dans le plat, M. Trump nous rappelle que lorsqu’un président des États-Unis met la main sur le cœur, on ne peut exclure que ce soit pour tâter l’épaisseur de son portefeuille, talisman censé lui garantir la toute-puissance. Que ce rappel soit déplaisant à ceux des responsables européens qui se sont choisis un tel maître[iii], cela se conçoit fort bien, mais il est utile, et c’est là la vertu – à son corps défendant, probablement – de M. Trump. Suggérons-leur d’imaginer – et de bâtir – une Europe un peu plus libre.


[i] De même que, dans un autre domaine, le grec Melanchton a plus d’allure que l’allemand Schwarzerd.
[ii] Qui seront probablement plus accessibles du fait d’un réchauffement climatique que M. Trump prétend nier.
[iii] Au nom, certes, d’authentiques services qui nous furent rendus autrefois.

mardi 20 août 2019

Chassez l’artiste…

S’il est un écrivain que je devrais détester, c’est bien Céline : antisémite, athée, buveur d’eau ayant en horreur le tabac, et j’en passe… Sans parler de la mauvaise foi avec laquelle il se dépeignit en martyr après les déboires qu’il dut endurer après la Libération, déboires d’ailleurs bien moindres que ceux de quelques-uns de ses compagnons dans l’erreur. Je précise à toutes fins utiles que les châtiments qu’eurent à subir certains furent à mon très humble avis démesurés.
Ces plaintes, ces gémissements, on les retrouve bien entendu dans les Cahiers de prison récemment publiés chez Gallimard. D’autant que, comme le titre l’indique, ils furent rédigés en prison, en 1946, à Copenhague, alors que Céline redoutait d’être extradé en France et de finir comme Brasillach. On pourrait s’attendre à un document historique d’un intérêt médiocre, mais voilà, on ne peut pas passer ses journées ni gaspiller le peu d’encre et de papier dont on dispose à geindre sur son sort. Peu à peu, entre les récriminations et les plaidoyers pro domo remâchés et répétitifs d’un pamphlétaire qui regrette de s’être un tantinet emmouscaillé, et même au cœur de ceux-ci, l’artiste se ressaisit. Des noms de personnages apparaissent, ceux des personnes réelles se déforment, les phrases prennent progressivement un rythme inimitable. Des fragments de réalité ou d’imagination prennent un tour halluciné, et cela devient passionnant : nous voici devant le creuset où l’artiste fond ses souvenirs, ses visions, sa langue. Encore quelques années et naîtront, entre autres, les romans de sa « trilogie allemande ». Ces cahiers constituent donc, au-delà des circonstances, des « travaux pratiques » complétant ou illustrant à l’avance les Entretiens avec le professeur Y.
Il serait cependant abusif de dire à la lecture de ce cahier : chassez l’artiste, il revient au galop. Disons qu’il revient peu à peu, d’un pas lent, celui qui sied au labeur par lequel son phrasé paraîtra naturel, parlé. Il va sans dire que, malgré mes préventions, Céline est un écrivain que je ne déteste pas[i].
Fort différente fut la trajectoire de Curzio Malaparte. Celui-ci ne connut les ennuis – et la prison – que lorsqu’il se trouva être du côté des vainqueurs, des puissants du moment : dans les années 1930 alors qu’il était encore réputé fasciste – de moins en moins, certes – et fin novembre 1943, après avoir rempilé du côté des Alliés[ii].
La première de ces captivités – en fait une relégation aux îles Lipari – lui laissa probablement le temps d’écrire les nouvelles de Sang. La seconde fut trop brève (de l’ordre d’une semaine à Naples) pour qu’il pût en naître quoi que ce soit – sinon de lapidaires entrées dans son Journal secret (récemment traduit et publié chez Quai Voltaire), comme : « Prison. Faim. » En prévision d’éventuels ennuis ultérieurs (qui n’eurent pas lieu), Malaparte rédigea plusieurs versions d’un plaidoyer pro domo à sa manière. Deux exemples de tels textes figurent dans le Cahier de l’Herne « Malaparte » paru en 2018[iii] : une « autobiographie » datée de 1945 et un « portrait de l’auteur par lui-même » de 1948. Dans ce dernier morceau – outre la revendication d’être un écrivain, un artiste donc, et non un chroniqueur et un journaliste – une petite pointe de narcissisme (pince-sans-rire ?) : « Pour terminer mon autoportrait, j’ajoute que ma stature est d’1 mètre 84 centimètres, que je pèse 74 kilos, que je suis fort, sain, athlétique… »
Assurément, cette fantaisie révèle plus l’artiste que le polémiste ou le reporter plus ou moins compromis (ou que l’on cherche à salir) qui souhaiterait se justifier.
L’impression est confirmée à la lecture des meilleures pages du Journal secret, celles sur la Finlande, dont la découverte par un Toscan curieux est une occasion d’étonnement, donc de poésie, pour peu que ledit Toscan ait du talent. Il en restera quelque chose dans La Volga naît en Europe et dans Kaputt.
Il est en général intéressant, du reste, de voir ce que font les écrivains des circonstances où l’on leur cherche, à tort ou à raison, des poux. Décidément, l’heure des comptes, autour de 1945, est riche en exemples (on se demande pourquoi). Si l’on fait un tour en Allemagne, Jünger se vit interdire la vente de ses œuvres en zone d’occupation britannique après avoir refusé de répondre à un questionnaire sur ses activités du temps des nazis, alors qu’il n’avait rien à se reprocher[iv]. Un autre écrivain « de droite », Ernst von Salomon, répondit au contraire fort volontiers au questionnaire auquel les Américains soumirent les habitants de leur zone. Il est vrai que ce fut pour en tirer un épais volume, Le Questionnaire, rare exemple d’humour prussien, mêlant de manière parfois inextricable la lucidité et la mauvaise foi.
À propos de dénazification, tous ne furent probablement pas logés à la même enseigne : il est des métiers dont on aura toujours besoin, moins artistiques il est vrai. J’écris cela en songeant à un film allemand joué en ce moment en France, L’Œuvre sans auteur, de Florian Henckel von Donnersmarck : on y croise un médecin dénué de tout scrupule, successivement nazi, communiste et bon citoyen ouest-allemand (un pareil rôle de méchant a dû être un régal pour l’acteur qui l’a joué)[v].
Mais les artistes sont sans doute moins souples, surtout quand ils laissent traîner leurs mains dans la politique…


[i] Et nous ne sortirons jamais de la rengaine « Céline, quel génie, mais quel salaud, mais quel génie, mais… ». J’en ai déjà touché un mot ici il y a quelques années.
[ii] Une partie des engagements de Malaparte laissent perplexe (le fascisme dans ses jeunes années, le communisme à la fin de sa vie) pour un homme chez qui on sent un désir sincère de justice et de liberté.
[iii] Donc l’année des 120 ans de la naissance de Malaparte. Ah, commémorations !
[iv] Les Britanniques, pendant ce temps-là, pouvaient en trouver des traductions chez eux.
[v] Pour rester dans les considérations sur les artistes, notons que le sujet de ce film est la difficile éclosion du talent d’un peintre à travers les secousses de l’histoire allemande au milieu du XXe siècle. Ce film – très intéressant – est par ailleurs inégal : bon sujet, bon argument, bon scénario ; bons acteurs, bien dirigés, avec des décors et des costumes soignés ; mais c’est filmé et monté à la paresseuse, sans style, sans rythme.

samedi 10 août 2019

De quelques jubilés

L’homme aime à commémorer les événements, en particulier au bout d’un nombre « rond » d’années. La raison pour laquelle ce genre de nombre est considéré comme rond lorsqu’il est un multiple de 5 – plus particulièrement de 10 ou de 25 – tient probablement à des facilités de calcul. J’ignore pour ma part si 5, 10 ou 25 ont quelque signification symbolique, mais force est de reconnaître que les multiples de 3 ou de 7, par exemple, sont un peu moins faciles à calculer et à ajouter aux années où se sont produits les événements à commémorer.
Sur ces bases arithmétiquement simples, voire simplettes, les événements à commémorer l’été 2019 n’ont pas manqué ou ne manquent pas. Retenons-en trois.
Pour commencer, prenons les 75 ans de la libération de Paris. La mémoire en est chère à tout Parisien et, pourquoi pas, à tout Français. J’en ai déjà touché un mot ici, il y a cinq ans, cédant déjà aux facilités arithmétiques dont je me gaussais à l’instant. Hélas, pour quelques années, Notre-Dame de Paris manquera à ces célébrations. C’est tout ce que j’ajouterai à mes propos d’il y a cinq ans.
Observons qu’un gros mois avant d’être libérés (ou de se libérer), quelques Parisiens purent dire, aussi surpris qu’amusés : « tiens, ils s’arrêtent entre eux, maintenant ». C’était le 20 juillet 1944, date que l’on pourrait croire plus commémorée en Allemagne qu’en France : jamais des Allemands n’avaient été aussi près de se débarrasser eux-mêmes du régime nazi. J’étais prêt à céder à ce préjugé, sur la base de souvenirs vieux de 25 ans : à Stuttgart, où je me trouvais l’été 1994, les vitrines des librairies étaient envahies d’ouvrages consacrés à cet événement, vieux alors de 50 ans ; mais il est vrai que le maire de Stuttgart se nommait alors Rommel et avait quelque intérêt à associer le nom de son père à celui des conjurés. Et, après tout, Claus von Stauffenberg était un Wurtembergeois.
Or, paraît-il, on ferait aujourd’hui la fine bouche en Allemagne devant ce souvenir. C’est que, voyez-vous, tous les conjurés n’étaient pas de tendres démocrates et qu’ils ont attendu juillet 1944 pour passer à l’action, alors que le IIIe Reich commençait à accuser une tendance au rétrécissement. À la première de ces réserves, il est facile de répondre par cette question : et les tendres démocrates, qu’avaient-ils tenté jusque-là ? Répondre à la second est plus délicat : il est vrai que bon nombre des conjurés étaient des militaires que les succès des armées allemandes avaient pu griser un moment ; mais il est aussi et surtout vrai que renverser un régime totalitaire en commençant par éliminer le chef suprême de celui-ci n’est pas un tâche des plus faciles. Avant de reprocher aux conjurés de juillet 1944 le caractère tardif de leur acte, il convient de se renseigner sur la préparation de celui-ci et sur les difficultés qu’ils rencontrèrent pour l’accomplir. Il y a des piles de livres là-dessus. Et, surtout, il convient de ne pas dénigrer le courage d’hommes qui payèrent de leurs vies l’échec d’un noble sursaut, d’autant plus noble qu’il y en eut bien peu d’autres en Allemagne pour tenter l’entreprise.
Du courage, il en fallut probablement une bonne dose aux trois astronautes américains qui, en juillet 1969, s’en allèrent sur la Lune. Le cinquantenaire de cet exploit, aussi technique qu’humain, nous aura été rappelé cet été. Il est à noter que pour sa part technique, il doit beaucoup aux hautes compétences de Wernher von Braun. L’homme s’y connaissait depuis un moment en fusées : pendant que Stauffenberg échouait (de peu) à pulvériser Hitler, les jolies fusées de Werhner von Braun, après une parfaite trajectoire, parvenaient à faire découvrir aux Londoniens les dernières merveilles de la technique allemande. Et, du reste, von Braun ne se souciait guère, croit-on savoir, des conditions dans lesquelles ses jolies fusées étaient fabriquées[i].
C’est peut-être pourquoi je préférerai toujours mille fois un Claus von Stauffenberg à un Wernher von Braun.


[i] Les amateurs de littérature américaine pourront lire L’Arc-en-ciel de la gravité (Gravity’s Rainbow) de Thomas Pynchon. Et les amateurs de chansons américaines pourront en écouter une, irrésistible, de Tom Lehrer.