mardi 20 août 2019

Chassez l’artiste…

S’il est un écrivain que je devrais détester, c’est bien Céline : antisémite, athée, buveur d’eau ayant en horreur le tabac, et j’en passe… Sans parler de la mauvaise foi avec laquelle il se dépeignit en martyr après les déboires qu’il dut endurer après la Libération, déboires d’ailleurs bien moindres que ceux de quelques-uns de ses compagnons dans l’erreur. Je précise à toutes fins utiles que les châtiments qu’eurent à subir certains furent à mon très humble avis démesurés.
Ces plaintes, ces gémissements, on les retrouve bien entendu dans les Cahiers de prison récemment publiés chez Gallimard. D’autant que, comme le titre l’indique, ils furent rédigés en prison, en 1946, à Copenhague, alors que Céline redoutait d’être extradé en France et de finir comme Brasillach. On pourrait s’attendre à un document historique d’un intérêt médiocre, mais voilà, on ne peut pas passer ses journées ni gaspiller le peu d’encre et de papier dont on dispose à geindre sur son sort. Peu à peu, entre les récriminations et les plaidoyers pro domo remâchés et répétitifs d’un pamphlétaire qui regrette de s’être un tantinet emmouscaillé, et même au cœur de ceux-ci, l’artiste se ressaisit. Des noms de personnages apparaissent, ceux des personnes réelles se déforment, les phrases prennent progressivement un rythme inimitable. Des fragments de réalité ou d’imagination prennent un tour halluciné, et cela devient passionnant : nous voici devant le creuset où l’artiste fond ses souvenirs, ses visions, sa langue. Encore quelques années et naîtront, entre autres, les romans de sa « trilogie allemande ». Ces cahiers constituent donc, au-delà des circonstances, des « travaux pratiques » complétant ou illustrant à l’avance les Entretiens avec le professeur Y.
Il serait cependant abusif de dire à la lecture de ce cahier : chassez l’artiste, il revient au galop. Disons qu’il revient peu à peu, d’un pas lent, celui qui sied au labeur par lequel son phrasé paraîtra naturel, parlé. Il va sans dire que, malgré mes préventions, Céline est un écrivain que je ne déteste pas[i].
Fort différente fut la trajectoire de Curzio Malaparte. Celui-ci ne connut les ennuis – et la prison – que lorsqu’il se trouva être du côté des vainqueurs, des puissants du moment : dans les années 1930 alors qu’il était encore réputé fasciste – de moins en moins, certes – et fin novembre 1943, après avoir rempilé du côté des Alliés[ii].
La première de ces captivités – en fait une relégation aux îles Lipari – lui laissa probablement le temps d’écrire les nouvelles de Sang. La seconde fut trop brève (de l’ordre d’une semaine à Naples) pour qu’il pût en naître quoi que ce soit – sinon de lapidaires entrées dans son Journal secret (récemment traduit et publié chez Quai Voltaire), comme : « Prison. Faim. » En prévision d’éventuels ennuis ultérieurs (qui n’eurent pas lieu), Malaparte rédigea plusieurs versions d’un plaidoyer pro domo à sa manière. Deux exemples de tels textes figurent dans le Cahier de l’Herne « Malaparte » paru en 2018[iii] : une « autobiographie » datée de 1945 et un « portrait de l’auteur par lui-même » de 1948. Dans ce dernier morceau – outre la revendication d’être un écrivain, un artiste donc, et non un chroniqueur et un journaliste – une petite pointe de narcissisme (pince-sans-rire ?) : « Pour terminer mon autoportrait, j’ajoute que ma stature est d’1 mètre 84 centimètres, que je pèse 74 kilos, que je suis fort, sain, athlétique… »
Assurément, cette fantaisie révèle plus l’artiste que le polémiste ou le reporter plus ou moins compromis (ou que l’on cherche à salir) qui souhaiterait se justifier.
L’impression est confirmée à la lecture des meilleures pages du Journal secret, celles sur la Finlande, dont la découverte par un Toscan curieux est une occasion d’étonnement, donc de poésie, pour peu que ledit Toscan ait du talent. Il en restera quelque chose dans La Volga naît en Europe et dans Kaputt.
Il est en général intéressant, du reste, de voir ce que font les écrivains des circonstances où l’on leur cherche, à tort ou à raison, des poux. Décidément, l’heure des comptes, autour de 1945, est riche en exemples (on se demande pourquoi). Si l’on fait un tour en Allemagne, Jünger se vit interdire la vente de ses œuvres en zone d’occupation britannique après avoir refusé de répondre à un questionnaire sur ses activités du temps des nazis, alors qu’il n’avait rien à se reprocher[iv]. Un autre écrivain « de droite », Ernst von Salomon, répondit au contraire fort volontiers au questionnaire auquel les Américains soumirent les habitants de leur zone. Il est vrai que ce fut pour en tirer un épais volume, Le Questionnaire, rare exemple d’humour prussien, mêlant de manière parfois inextricable la lucidité et la mauvaise foi.
À propos de dénazification, tous ne furent probablement pas logés à la même enseigne : il est des métiers dont on aura toujours besoin, moins artistiques il est vrai. J’écris cela en songeant à un film allemand joué en ce moment en France, L’Œuvre sans auteur, de Florian Henckel von Donnersmarck : on y croise un médecin dénué de tout scrupule, successivement nazi, communiste et bon citoyen ouest-allemand (un pareil rôle de méchant a dû être un régal pour l’acteur qui l’a joué)[v].
Mais les artistes sont sans doute moins souples, surtout quand ils laissent traîner leurs mains dans la politique…


[i] Et nous ne sortirons jamais de la rengaine « Céline, quel génie, mais quel salaud, mais quel génie, mais… ». J’en ai déjà touché un mot ici il y a quelques années.
[ii] Une partie des engagements de Malaparte laissent perplexe (le fascisme dans ses jeunes années, le communisme à la fin de sa vie) pour un homme chez qui on sent un désir sincère de justice et de liberté.
[iii] Donc l’année des 120 ans de la naissance de Malaparte. Ah, commémorations !
[iv] Les Britanniques, pendant ce temps-là, pouvaient en trouver des traductions chez eux.
[v] Pour rester dans les considérations sur les artistes, notons que le sujet de ce film est la difficile éclosion du talent d’un peintre à travers les secousses de l’histoire allemande au milieu du XXe siècle. Ce film – très intéressant – est par ailleurs inégal : bon sujet, bon argument, bon scénario ; bons acteurs, bien dirigés, avec des décors et des costumes soignés ; mais c’est filmé et monté à la paresseuse, sans style, sans rythme.

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