S’il est un écrivain que
je devrais détester, c’est bien Céline : antisémite, athée, buveur d’eau
ayant en horreur le tabac, et j’en passe… Sans parler de la mauvaise foi avec
laquelle il se dépeignit en martyr après les déboires qu’il dut endurer après
la Libération, déboires d’ailleurs bien moindres que ceux de quelques-uns de
ses compagnons dans l’erreur. Je précise à toutes fins utiles que les châtiments
qu’eurent à subir certains furent à mon très humble avis démesurés.
Ces plaintes, ces
gémissements, on les retrouve bien entendu dans les Cahiers de prison
récemment publiés chez Gallimard. D’autant que, comme le titre l’indique, ils
furent rédigés en prison, en 1946, à Copenhague, alors que Céline redoutait d’être
extradé en France et de finir comme Brasillach. On pourrait s’attendre à un
document historique d’un intérêt médiocre, mais voilà, on ne peut pas passer
ses journées ni gaspiller le peu d’encre et de papier dont on dispose à geindre
sur son sort. Peu à peu, entre les récriminations et les plaidoyers pro domo
remâchés et répétitifs d’un pamphlétaire qui regrette de s’être un tantinet
emmouscaillé, et même au cœur de ceux-ci, l’artiste se ressaisit. Des noms de
personnages apparaissent, ceux des personnes réelles se déforment, les phrases prennent
progressivement un rythme inimitable. Des fragments de réalité ou d’imagination
prennent un tour halluciné, et cela devient passionnant : nous voici
devant le creuset où l’artiste fond ses souvenirs, ses visions, sa langue. Encore
quelques années et naîtront, entre autres, les romans de sa « trilogie
allemande ». Ces cahiers constituent donc, au-delà des circonstances, des « travaux
pratiques » complétant ou illustrant à l’avance les Entretiens avec le
professeur Y.
Il serait cependant
abusif de dire à la lecture de ce cahier : chassez l’artiste, il
revient au galop. Disons qu’il revient peu à peu, d’un pas lent, celui qui
sied au labeur par lequel son phrasé paraîtra naturel, parlé. Il va sans
dire que, malgré mes préventions, Céline est un écrivain que je ne déteste pas[i].
Fort différente fut la
trajectoire de Curzio Malaparte. Celui-ci ne connut les ennuis – et la prison –
que lorsqu’il se trouva être du côté des vainqueurs, des puissants du moment :
dans les années 1930 alors qu’il était encore réputé fasciste – de moins en
moins, certes – et fin novembre 1943, après avoir rempilé du côté des Alliés[ii].
La première de ces
captivités – en fait une relégation aux îles Lipari – lui laissa probablement
le temps d’écrire les nouvelles de Sang. La seconde fut trop brève (de l’ordre
d’une semaine à Naples) pour qu’il pût en naître quoi que ce soit – sinon de
lapidaires entrées dans son Journal secret (récemment traduit et publié
chez Quai Voltaire), comme : « Prison. Faim. » En prévision d’éventuels
ennuis ultérieurs (qui n’eurent pas lieu), Malaparte rédigea plusieurs versions
d’un plaidoyer pro domo à sa manière. Deux exemples de tels textes
figurent dans le Cahier de l’Herne « Malaparte » paru en 2018[iii] :
une « autobiographie » datée de 1945 et un « portrait de l’auteur
par lui-même » de 1948. Dans ce dernier morceau – outre la revendication d’être
un écrivain, un artiste donc, et non un chroniqueur et un journaliste – une petite
pointe de narcissisme (pince-sans-rire ?) : « Pour terminer mon
autoportrait, j’ajoute que ma stature est d’1 mètre 84 centimètres, que je pèse
74 kilos, que je suis fort, sain, athlétique… »
Assurément, cette
fantaisie révèle plus l’artiste que le polémiste ou le reporter plus ou moins
compromis (ou que l’on cherche à salir) qui souhaiterait se justifier.
L’impression est
confirmée à la lecture des meilleures pages du Journal secret, celles
sur la Finlande, dont la découverte par un Toscan curieux est une occasion d’étonnement,
donc de poésie, pour peu que ledit Toscan ait du talent. Il en restera quelque
chose dans La Volga naît en Europe et dans Kaputt.
Il est en général
intéressant, du reste, de voir ce que font les écrivains des circonstances où l’on
leur cherche, à tort ou à raison, des poux. Décidément, l’heure des comptes,
autour de 1945, est riche en exemples (on se demande pourquoi). Si l’on fait un
tour en Allemagne, Jünger se vit interdire la vente de ses œuvres en zone d’occupation
britannique après avoir refusé de répondre à un questionnaire sur ses activités
du temps des nazis, alors qu’il n’avait rien à se reprocher[iv]. Un autre
écrivain « de droite », Ernst von Salomon, répondit au contraire fort
volontiers au questionnaire auquel les Américains soumirent les habitants de
leur zone. Il est vrai que ce fut pour en tirer un épais volume, Le
Questionnaire, rare exemple d’humour prussien, mêlant de manière parfois
inextricable la lucidité et la mauvaise foi.
À propos de
dénazification, tous ne furent probablement pas logés à la même enseigne :
il est des métiers dont on aura toujours besoin, moins artistiques il est vrai.
J’écris cela en songeant à un film allemand joué en ce moment en France, L’Œuvre
sans auteur, de Florian Henckel von Donnersmarck : on y croise un
médecin dénué de tout scrupule, successivement nazi, communiste et bon citoyen
ouest-allemand (un pareil rôle de méchant a dû être un régal pour l’acteur qui
l’a joué)[v].
Mais les artistes sont
sans doute moins souples, surtout quand ils laissent traîner leurs mains dans
la politique…
[i] Et nous ne sortirons
jamais de la rengaine « Céline, quel génie, mais quel salaud, mais quel
génie, mais… ». J’en ai déjà touché un mot ici il y a quelques années.
[ii] Une partie des
engagements de Malaparte laissent perplexe (le fascisme dans ses jeunes années,
le communisme à la fin de sa vie) pour un homme chez qui on sent un désir
sincère de justice et de liberté.
[iii] Donc l’année des 120 ans
de la naissance de Malaparte. Ah, commémorations !
[iv] Les Britanniques, pendant
ce temps-là, pouvaient en trouver des traductions chez eux.
[v] Pour rester dans les considérations sur les artistes, notons que le
sujet de ce film est la difficile éclosion du talent d’un peintre à travers les
secousses de l’histoire allemande au milieu du XXe siècle. Ce film –
très intéressant – est par ailleurs inégal : bon sujet, bon argument, bon
scénario ; bons acteurs, bien dirigés, avec des décors et des costumes
soignés ; mais c’est filmé et monté à la paresseuse, sans style, sans
rythme.
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