samedi 16 novembre 2019

Éternels retours

La désignation du lauréat du prix Nobel de littérature est toujours l’occasion d’exprimer d’éternels regrets. Pensez donc, ce n’est jamais l’écrivain que l’on espérait qui est récompensé. L’Académie suédoise, encore convalescente, devrait par exemple s’aviser de ce que Thomas Pynchon commence à se faire vieux. Cette année, comme on sait, le prix échoit à Peter Handke. Voilà du nanan pour les amateurs de polémiques pas chères, puisqu’il en est pour reprocher à Handke ses prises de position « pro-serbes » d’il y a vingt ans. On a même pu entendre, dans une récente émission de France-Culture, un critique littéraire qualifier Handke de « soutien d’un régime génocidaire ». Rien que ça.
Ne nous indignons pas trop cependant : dans la même émission, le même ou un autre a évoqué les choix de l’Académie Nobel. Bon, si des critiques littéraires professionnels sont capables de telles approximations, il ne faut s’étonner de rien.
Et peut-être faut-il même prendre le contrepied de toutes ces critiques. Toujours dans la même émission, des gens qui ne sont à notre connaissance pas capables d’aligner dix pages d’écriture ont parlé d’un ton tellement condescendant du dernier opus de Sylvain Tesson que l’on ne peut honnêtement qu’avoir hâte de l’ouvrir et de le lire. L’opus en question, La Panthère des neiges, ayant obtenu le prix Renaudot cette année, les mêmes se sont inquiétés d’une possible droitisation dudit prix. Pour étayer leurs propos, ils ont enchaîné sur quelques ricanements au sujet de (Très) cher cinéma français, d’Éric Neuhoff, prix Renaudot de l’essai pour cette année. Voilà des ricanements qui donnent envie d’aller y voir.
(Puisqu’il est question de prix littéraires et de parutions récentes, signalons Encre sympathique, de Patrick Modiano – prix Nobel en 2014. Bien entendu, Modiano a encore-écrit-toujours-le-même-roman mais, même en tenant pour vrai ce postulat, il faut reconnaître que le millésime 2019 est une réussite.)
On apprenait il y a quelques jours le décès de Lucette Destouches à l’âge de 107 ans. À un tel âge, on eût fini par croire immortelle la veuve de Céline. Elle s’était toujours opposée à la réédition des pamphlets antisémites de son mari, au grand dam de quelques-uns des admirateurs et des ennemis de celui-ci. C’était probablement de sa part une sage tentative de mettre un terme à l’interminable rengaine entonnée dès qu’il est question de Céline (quel-génie-mais-quel-salaud-mais-quel-génie-mais…). La persistance de cette rengaine tend à prouver que cette tentative fut un échec. Il n’est pas inimaginable, désormais, de l’entendre s’amplifier. Quelques critiques et amateurs de littérature auront ainsi le sentiment d’avoir inventé le mouvement perpétuel. Ils ne seront ni les premiers, ni les derniers…

samedi 2 novembre 2019

« L’Affaire Nobel » (Olivier Truc)

L’Affaire Nobel pourrait bien être le titre d’un de ces fameux polars scandinaves dont le monde se repait paraît-il depuis quelques lustres. Quelque inspecteur de police dépressif y affronterait des milliardaires repus, criminels, incestueux et héritiers de magouilles avec l’Allemagne nazie. À moins que la tâche n’incombe à un journaliste de gauche secondée par une informaticienne tatouée… Ce pourrait aussi être celui d’un bon gros deckare à l’ancienne, confus, tortueux et finissant en queue de poisson, à la Stieg Trenter. Ou encore celui d’une enquête de Statsrådet, ce ministre balourd et astucieux imaginé jadis par le mystérieux Bo Balderson.
L’Affaire Nobel pourrait donc nous révéler que sous ses airs de paradis social-démocrate, la Suède n’est qu’un enfer dirigé par des nazis obèses ; ou alors que la vie nous réserve de bien tristes surprises, de temps à autre ; ou bien que, dans le paradis social-démocrate, n’importe quel incapable peut devenir ministre et occasionnellement se faire détective amateur, avec des méthodes brouillonnes et farfelues plus efficaces pour découvrir un assassin que pour tenir son poste au gouvernement, pour notre consternation amusée.
Certes, des polars, Olivier Truc en a écrits quelques-uns. Mais ils sont, à proprement parler, plus lapons que scandinaves ; et leur auteur les a écrits en français. L’Affaire Nobel n’est du reste pas un roman, mais un travail de journaliste, métier qu’exerce Olivier Truc[i]. Ce serait en quelque sorte une synthèse consciencieusement rédigée sur une affaire sordide qui a quelque peu secoué l’Académie suédoise très récemment. Et, au travers de cette synthèse, un court essai sur une crise de la perception de soi qui toucherait la Suède.
L’affaire sordide dont il est question peut se résumer en quelques mots : un nommé Jean-Claude Arnault, sorte d’intermédiaire ayant su se rendre indispensable à une petite élite culturelle de Stockholm, a été accusé et convaincu de multiples viols sur de jeunes femmes amenées à travailler pour lui ; or cet homme se trouve être le mari d’une académicienne, la poétesse Katarina Frostensson et avoir quelquefois obtenu de grasses subventions de la part de l’Académie pour les mondanités culturelles qu’il organisait[ii].
À la suite de ces révélations, l’Académie s’est déchirée, Mme Frostensson a dû quitter son siège, deux factions se sont entredévorées, menées respectivement par Sara Danius et Horace Engdahl. Le roi, d’ordinaire dépourvu de tout pouvoir, a dû intervenir, en tant que protecteur de l’Académie, pour mettre bon ordre à ces querelles.
Le scandale est énorme : l’Académie suédoise a parmi ses missions la nomination, chaque année, du lauréat du prix Nobel de littérature. C’est donc un coup dur pour le prestige de la Suède : prestige local d’une vieille institution et prestige international, d’ordre culturel, certes, mais aussi d’ordre moral.
C’est que la Suède a quelque chose de français : les Suédois ont parfois tendance à se prendre pour une nation prophétique, chargée d’enseigner au monde entier ses hautes vertus. Il leur est donc pénible d’avoir sous les yeux un spectacle révélant que cette nation prophétique, la leur, est, comme les autres, faite d’êtres humains faillibles. D’autant que le théâtre de cet éprouvant spectacle est une institution chargée, entre autres missions, d’attribuer un prix de renommée mondiale. Mais, somme toute, aussi douloureuse qu’elle soit, la leçon d’humilité ainsi prodiguée valait peut-être cette peine.
Olivier Truc, curieusement, exprime quelques scrupules, se soupçonnant lui-même de « conflit d’intérêt », étant une journaliste installé en Suède depuis 25 ans par amour pour sa compagne. Cette situation pourrait au contraire être idéale, permettant d’adopter le point de vue d’un étranger habitué à ce pays et l’aimant, non sans éprouver de temps en temps quelque étonnement. Cela évite autant l’aigreur que l’idolâtrie. D’ailleurs, pour un journaliste, Olivier Truc n’écrit pas trop de bêtises : il est par exemple rappelé dans L’Affaire Nobel que l’Académie suédoise n’est pas une « Académie Nobel » et que le « prix Nobel d’économie » n’est pas un prix Nobel[iii].
Depuis le mascaret de bile et d’invectives qui agita l’Académie suédoise, qu’en est-il de celle-ci ? Les choses semblent peu à peu rentrer dans l’ordre, le prix Nobel 2018 ayant pu être décerné en même temps que celui de 2019. Sara Danius est subitement décédée cet automne : paix à son âme. On souhaitera aussi un peu de paix à l’Académie suédoise, et même à Horace Engdahl (et même si peut-être la paix l’ennuie). Et aussi à Peter Handke, lauréat du prix Nobel de littérature en 2019 : l’annonce de son nom a soulevé quelques vaines aigreurs d’ordre politique, ce qui évitera toujours à quelques journalistes d’éviter d’avoir à parler de son œuvre…


[i] C’est malheureusement perceptible à son écriture, dénuée de toute espèce de style.
[ii] Il a déjà été question de cette affaire ici.
[iii] Olivier Truc rappelle d’ailleurs qu’à la création du prix d’économie de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, en 1968, des députés suédois avaient réclamé la suppression de ce prix, arguant qu’il « contribue à conférer au sujet très politisé qu’est l’économie une aura scientifique ». On ne saurait mieux dire d’une discipline où des individus utilisent souvent de jolis outils mathématiques pour justifier des conclusions auxquelles leurs orientations politiques les auront déjà amenés.