vendredi 23 décembre 2016

« Sur les chemins noirs » (Sylvain Tesson)

Sylvain Tesson est en marche. Vraiment. C’est à pied, et non à bord d’un « car Macron », qu’il a décidé de traverser la France. Lui qui avait bravé les forêts sibériennes ou refait en side-car le trajet de Napoléon de Moscou à Paris[i], le voilà revenu d’une plongée dans des paysages apparemment plus familiers, ceux de la France la plus profonde, dont il nous livre le récit dans Sur les chemins noirs. Ce voyage est la réalisation d’un vœu fait pendant la convalescence qui a suivi un accident aussi grave que bête. Et puis, en guise de rééducation, mot qu’il estime tiré d’un « vocabulaire d’agents du Politburo », il allait de soi que Sylvain Tesson préférât « demander aux chemins ce que les tapis roulants étaient censés [lui] rendre : des forces ».
Il faut s’entendre sur la notion de France la plus profonde, dont les paysages ne nous sont peut-être pas si familiers que cela. Il ne s’agit pas de se gausser, ni, inversement, de s’en émerveiller, de mœurs paysannes miraculeusement préservées ou indécrottablement figées, selon le point de vue. Pourtant, l’ambition de Sylvain Tesson était bien d’aborder « une géographie de traverse », « une France ombreuse protégée du vacarme, épargnée par l’aménagement, qui est la pollution du mystère ». Certes, cette « France ombreuse », il la trouvera. Mais ce sera par les « chemins cachés, bordés de haies, par les sous-bois de ronces et les pistes à ornières reliant les villages abandonnés » : les campagnes sont devenues un désert. Non pas le désert de l’hyperruralité déploré par quelques technocrates, mais celui d’un monde vidé d’une population que les illusions de la modernité ont attirée vers une vie apparemment plus facile. Ici et là, il verra, entre la Provence et le Limousin, quelques Anglais ou Hollandais venus s’installer au moins pour la belle saison.
Si cette traversée est celle d’un désert, elle n’interdit pas quelques rencontres : une bergère près de Tende, quelques marcheurs ou de vieux paysans du Massif Central, un vieux couple simple et hospitalier du côté de Laval… Ou encore des gendarmes inquiets de voir marcher un homme seul, et même des chasseurs reprochant à notre marcheur de ne pas avoir de tenue fluo pour éviter de se faire tirer dessus par eux. Cette dernière rencontre est l’occasion d’un beau morceau d’ironie de la part d’un compagnon d’étape.
Car, outre les rencontres que le hasard ou la Providence met sur les pas de Sylvain Tesson, ce voyage est fait en compagnie de quelques amis venus marches avec lui le temps d’une ou deux étapes.
Parmi ces amis se trouve le photographe Thomas Goisque (nom connu des lecteurs de Berezina), à qui l’on doit la photographie ornant le bandeau du livre : assis sur un tronc d’arbre couché, massif et tortueux, au milieu des feuillages et des rochers moussus, Sylvain Tesson, de profil, joue de la flûte. Il n’est pas rasé, porte un chapeau cabossé, de forts brodequins et une pèlerine, qu’on imagine de drap solide, recouvrant un épais sac à dos. Le costume, comme on le voit, n’est pas très fluo : il est intemporel ; en cette « France ombreuse », on pourrait être aussi bien en 1415 qu’en 2015. L’image a presque la délicatesse de quelque magnifique et paisible peinture chinoise. Elle rend bien le ton, et même la langue dans laquelle Sur les chemins noirs est écrit : classique et soutenue sans que l’on sente l’effort ; parfaite pour épouser le rythme de la marche qui en deux mois et demi mène de Tende au nez de Jobourg, en passant par le Mercantour, le Comtat Venaissin, les Cévennes, l’Aubrac, le Cantal et le Limousin, avant de descendre vers la Touraine puis, à travers quelques bocages, vers le littoral du Cotentin. La lenteur de la marche donne une continuité à la traversée de ces pays, continuité qui rend sensibles les variations du relief, des climats, de la végétation, et parfois aussi des gens…
Puisque nous voilà au bout, observons que le sud du Cotentin est l’occasion d’évoquer le souvenir flamboyant de Barbey d’Aurevilly, à travers celui du Chevalier des Touches, après un éloge politique du bocage : « Oh ! comme il eût été salvateur d’opposer une "théorie politique du bocage" aux convulsions du monde. On se serait inspiré du génie de la haie. Elle séparait sans emmurer, délimitait sans opacifier, protégeait sans repousser. L’air y passait, l’oiseau y nichait, le fruit y poussait. On pouvait la franchir mais elle arrêtait le glissement de terrain. »
Décidément, si Sylvain Tesson est en marche, ce n’est pas au pas de M. Macron. Et cela n’est pas pour nous déplaire.


[i] Voyage narré dans Berezina (voir ici).

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