Il n’aura échappé à personne – ou presque – que nous
sommes en 2014, année où l’on commémore le centième anniversaire de la guerre
de 1914. Ce qui peut être l’occasion de se pencher sur quelques écrivains
« nés » de cette guerre. Par exemple sur Malaparte, dont le premier
livre, Viva Caporetto, a été rééditée
aux Belles Lettres en 2012.
Viva
Caporetto !
Ce titre peut sembler paradoxal, si l’on sait le
désastre que connut l’armée italienne à Caporetto en octobre 1917. A cette
époque, le jeune Curt Erich Suckert (qui ne se faisait pas encore appeler
Curzio Malaparte) était sous-lieutenant, après s’être engagé en 1915 dans
l’armée italienne – et après un séjour dès fin 1914, à seize ans, à la Légion
Garibaldienne, troupe de volontaires italiens intégrée dans la Légion
Etrangère. Le paradoxe peut demeurer, si l’on sait qu’en 1920, lorsqu’il
écrivit ce livre, le lieutenant Suckert était attaché à l’ambassade d’Italie à
Varsovie.
Paradoxe ou ironie ? On penchera donc pour le
second terme. Toute l’ironie cruelle de Malaparte est déjà dans ce titre. Le
livre, quant à lui, est double : d’une part, célébration de la troupe, de
l’infanterie anonyme ; d’autre part, cri de rage contre un commandement
incompétent et suffisant, et contre le patriotisme de carte postale qui
fleurissait un peu partout en Europe pendant cette triste guerre[i].
La troupe, ce sont des paysans de toute l’Italie,
souvent analphabètes, encadrés par de jeunes officiers subalternes partageant
leurs peines. Résignés, ces braves fantassins font humblement ce que le haut
commandement leur demande : monter à l’assaut des tranchées autrichiennes
selon les méthodes inadaptées qui leur ont été enseignées, et, chaque fois,
« tac, tac, tac, tac » :
la guerre moderne a raison de leurs efforts en quelques rafales. Puis un jour,
à Caporetto, la lassitude se viendra jour et ce sera la déroute.
Le haut commandement italien, ce sont de magnifiques
généraux dont on pourrait penser, à lire Viva
Caporetto, qu’ils conçoivent en gros la guerre comme un opéra de Verdi
célébrant le Risorgimento.
Quant à l’arrière, ce n’est que chants patriotiques,
exaltation d’un noble héroïsme, vénération des uniformes chamarrés… et mépris
pour ces pauvres fantassins sales, fatigués, qui parlent – sans même s’en
plaindre – de la dureté des combats et ne semblent éprouver aucune haine pour
les affreux barbares autrichiens, lesquels ne sont pour eux que ceux d’en face. Ces pouilleux n’ont pas
compris qu’on ne se tient pas comme ça sur la scène d’un bel opéra italien. Cet
esprit de l’arrière, c’est « armons-nous
et allez-y », comme l’écrit Malaparte. (Il y a aussi les
ouvriers : ceux-ci méprisent aussi les soldats, qui vont se faire tuer
sans se révolter.)
Tout cela nous semble fort juste, mais qu’en
tirer ? Comme souvent chez Malaparte, une idée fixe. Ici, c’est
l’apparition d’une caste de guerriers non point héroïques mais courageux et
résignés jusqu’à un certain point. Au-delà, ils formeront pour Malaparte un
prolétariat en marche, ferment d’une révolution qu’il appelle de ses vœux. Sans
indiquer la destination.
Pour le style, c’est celui d’un jeune homme qui
cherche encore la forme. Passé l’ironie du titre, on baigne dans une longue
prose poétique, souvent martelée et répétitive – ponctuée des « tac, tac, tac, tac ». Curt Erich
Suckert n’était donc pas encore tout à fait Curzio Malaparte.
Le soleil
est aveugle : un écho ?
En matière de protestation, Malaparte récidivera une
vingtaine années plus tard, en 1941, avec Le
soleil est aveugle. L’objet de la protestation est cette fois l’attaque
menée par l’Italie contre la France en juin 1940. Malaparte pousse ici un long
sanglot contre tout ce que cette attaque a de laid : s’en prendre à un
pays moribond (la France), sans objectif bien clair, sans motif particulier, en
jetant sur les troupes de montagne française des alpins italiens écœurés :
quelques mois auparavant, ces soldats qui échangent maintenant des coups de feu
auraient bien volontiers fait une pause pour saucissonner ensemble, si
d’aventure ils s’étaient croisés sur la frontière… Le choc sera du reste rude
pour les Italiens, dont l’attaque sera un échec.
Guère d’idée fixe ici. Seulement l’indignation
contre un acte guerrier aussi lâche qu’absurde. Peut-être est-ce l’absence de
thèse – vraie ou fausse – à faire entrer au chausse-pied, mais aussi la
maturité de Malaparte, qui rend ce texte (que l’on connaît depuis longtemps)
plus touchant, plus réussi ?
Le bonhomme
Lénine
L’idée fixe, cependant, passe bien, elle aussi, dès
que le style, le ton, l’esprit, sont trouvés et posés. C’est le cas d’une
récente réédition (2013, aux Cahiers rouges) d’un livre paru en français[ii]
en 1932, Le bonhomme Lénine.
Quelle est l’idée fixe de Malaparte ici ? Eh
bien, que Lénine était avant tout un bourgeois, un petit bourgeois, même, imbu
de ses théories : un genre de Bouvard et Pécuchet à lui seul, mais qui
aurait vu grand ; l’important pour lui semble, certes, de parvenir à
réaliser ses idées socialistes en passant par une révolution et en instaurant
une dictature ; mais aussi d’appliquer ce programme lorsque la réalité
aura enfin le bon goût de se plier à sa théorie, créant ainsi une situation
favorable (certaines illusions permettant d’ailleurs de ne pas attendre trop
longtemps). A-t-il vraiment réussi dans son entreprise ? Il semble qu’il y
ait été aidé par des esprits plus pratiques, plus brutaux aussi, comme un
Trotski ou un Staline.
Le développement de cette idée fonctionne à
merveille, grâce au ton ironique qu’elle implique. On sourit souvent à lire ce
portrait d’un bonhomme la plupart du temps empêtré dans ses raisonnements
compliqués, voire confus, ou dans d’interminables querelles sur la nature et
l’opportunité de l’action révolutionnaire avec d’autres socialistes russes, en
exil comme lui en France ou en Suisse. Lequel bonhomme n’est pas sans faire
parfois penser au Tchernitchevski (autre auteur d’un Que faire ?) tel que le dépeint le héros dans Le don, de Nabokov, lorsqu’il écrit sa biographie.
Oui, Lénine prête à sourire. A un détail près
cependant : il est parvenu à ses fins. Les Russes (et pas mal de leurs voisins) en ont pris pour
soixante-dix ans et quelques millions de morts. De là à dire qu’il faut se
méfier des messieurs exilés, convenables, apparemment inoffensifs, qui
discutent dans des langues exotiques, le soir, dans les cafés…
[i] Ne
nous moquons pas trop de ces dégoulinements de sentimentalisme. On les voit
ressurgir dès que nos soldats s’en vont en baver ici ou là, et aussi lors de
crises internationales. La forme populacière de ce genre de chromo se rencontre
dans Paris-Match. En version deluxe (comme diraient les Américains),
cela donne du Béhachelle à Kiev, par exemple.
[ii] Il ne paraîtra en italien
qu’en 1962.
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