De deux choses l’une : cet hiver sera doux (et
partant humide et déprimant) ou magnifique (donc glacial). Il semble plutôt
parti pour la douceur, mais dans les deux cas, c’est un bon prétexte pour
passer un moment chez soi avec de bonnes lectures (ce qui n’interdit pas de
mettre le nez ou les yeux dehors).
Paul Morand, Jacques Chardonne, Correspondance,
I : 1949-1960
Ce pavé (huit cents lettres sur plus de mille pages)
sera un trésor pour les amateurs et un monument d’ennui pour les autres. Les
éditions Gallimard nous livrent ici un échange quasi-quotidien (à partir de
1956, en tout cas) entre les deux vieux messieurs. Deux vieux crocodiles, comme
on a pu le lire ou l’entendre parfois. Ou plutôt, pour paraphraser – voire
piller – la critique (excellente, quoique sévère pour les intéressés) qu’en
fait Jacques de Guillebon dans le numéro de janvier de Causeur : deux vieux chats. Plus ou moins pelés, plus ou moins
gras aussi, mais toujours élégants et vifs, sans toujours sentir très bon.
Le mouvement entre les deux correspondants est
assurément un balancement, celui d’un encensoir – plus vivement manipulé par
Chardonne que par Morand – qu’ils se présentent l’un à l’autre. En vieux chat,
chacun ronronne de plaisir devant les éloges de l’autre, non sans avoir la
politesse de se récrier quand c’en est trop.
Chacun est dans son rôle : Chardonne
psychologise à plaisir et joue les vieux messieurs devant le jeune Morand, de
quatre ans son cadet, quand même. Lequel Morand fait du Morand, et parfois du
meilleur, notamment lorsqu’il livre la description d’un paysage, d’une
montagne, d’un rivage ou d’une saison : « Ce midi, la neige coule déjà des toits, qui suent comme des fronts de
penseurs », en février 1959, en semble un bon exemple.
La vie littéraire n’échappe pas, bien sûr, au regard
des deux écrivains : les œuvres, mais aussi les ragots, les ennuis ou les
joies de leurs auteurs – parfois amis ou ennemis. Leurs contemporains y passent
à peu près tous : si Cocteau ou Giraudoux sont jugés avec une bienveillante
sévérité, Mauriac, Maurois, Montherlant ou Malraux ne semblent pas les plus
aimés – même si Mauriac arrive à s’en tirer parfois. Bernanos, quant à lui, a
bien une « grande plume », mais une « petite tête » pour
Chardonne, et Morand le juge « supérieur à Mauriac » mais
« inférieur à Greene ». Les jeunes
(Nimier, Frank, Blondin, Déon, Nourissier, Millau et quelques autres) sont,
quant à eux, tour à tour admirables, incompréhensibles, merveilleux ou abjects,
selon leurs humeurs, mais surtout selon celles des deux vieux. Evidemment, cela ne va pas sans une vraie sollicitude, par
exemple pour Nimier, son humeur maussade, ses ennuis de santé… Ni sans
considérations pour son style (« un peu tarabiscoté, à culbuter »,
plus proche de Cocteau que de Morand, pour Chardonne ; Morand semble, lui,
en mesure d’en donner une définition intéressante : « Le Versailles de Nimier est très lui-même, cocasse, impertinent, la grâce même, et
de la profondeur dans la conclusion. C’est un très bel ouvrage, et les
commentaires sur les photos, excellents, d’un acrobate qui ne rate jamais le
trapèze. »)
Nous ne saurions passer sous silence les aigreurs
(la partie moins agréable des vieux chats, sans doute) de ces charmants
écrivains, qui ne digéreront jamais les ennuis ou vexations qu’ils eurent à
éprouver après la Libération. Ces aigreurs resurgissent notamment à l’occasion
de la candidature de Morand à l’Académie et leur font dire pas mal
d’andouilleries en matière politique, qu’il serait fastidieux de citer ici, de
même que leurs lourds propos antisémites, très 1900 en fait, comme s’il ne
s’était rien passé quelques années auparavant : deux plus petites têtes
que Bernanos, en somme ; tout en étant capables de trouver aux plus
récentes pièces de Guitry quelque chose de dépassé dans sa manière de traiter
l’adultère…
Mais il leur sera beaucoup pardonné, pour le plaisir
pris à les lire (y compris dans une intelligente critique d’A bout de souffle – mais oui – et un
superbe pastiche de Balzac par Morand).
Ajoutons à ces plaisirs ceux procurés par une
préface du jeune Michel Déon.
Éric Chevillard, L’autofictif
croque un piment
A part l’excellent Oreille rouge et le trop systématique (quoiqu’intéressant) Choir, avouons notre ignorance de l’œuvre
d’Éric Chevillard, si nous exceptons la série des Autofictifs, régulièrement éditée par l’Arbre vengeur : L’autofictif, L’autofictif voit une loutre, L’autofictif
père et fils, L’autofictif prend un
coach et récemment L’autofictif
croque un piment. Il s’agit à chaque fois d’un journal qui s’étend sur un
an. Chaque jour, trois paragraphes, en général absurdes ou volontairement
idiots quant aux associations ou jeux de mots, au point de confiner à la
poésie. Plaisir de l’art pour l’art, en somme, comme dans :
« Lugubre
musique. Encore un qui aura confondu la clé de sol avec la clé de la cave. »
Que ceux que cela rebute passent leur chemin – il ne
leur en sera pas trop tenu rigueur. Les indécis peuvent se rassurer :
c’est court, cela passe vite et a son charme. Les autres, dont nous sommes, se
surprendront à rire bêtement à certaines pages, ou à admirer quelques
expressions inattendues…
Charles Dantzig, Il n’y a
pas d’Indochine
En moins « contemporain », il est possible
de se délecter d’Il n’y a pas d’Indochine,
de Charles Dantzig : une récente réédition (chez Grasset) d’un livre paru
il y a presque vingt ans, quand Dantzig n’écrivait pas encore stupidement que
Proust était gay (cette qualification
de Proust étant au moins un
anachronisme). Plaisir – inférieur à celui trouvé à la lecture de Morand ou de
Nimier, mais pas négligeable – des phrases courtes ou des images et des
rapprochements inattendus dans les descriptions. Les prénoms archaïques prêtés
aux demoiselles qui accompagnent parfois le narrateur dans ses voyages font
regretter de ne pas les connaître ; vers 1995, votre serviteur eût été
dans tous ses états à l’idée d’errer dans Londres avec une personne dont il est
écrit : « Hildeswinthe est
auvergnate, autrement dit elle pratique la litote comme un Anglais. »
Metin Arditi, La
confrérie des moines volants
Pour prolonger nos rêveries sur une Russie fantôme
(et ses monastères photographiés par S.M. Prokoudine-Gorski), pourquoi ne pas
lire ce sympathique roman (toujours chez Grasset) ? L’intrigue est originale
et astucieuse : dans l’URSS des années trente, des moines vivant dans la
clandestinité dérobent des icônes et divers objets précieux (au moins pour la
liturgie) dans les églises, en vue de leur éviter d’être pillés ou détruits par
les autorités… ce qui aura, bien des années plus tard, diverses conséquences.
Chaque personnage porte un secret, plus ou moins lourd, une faute – la sienne
ou celle d’un parent – à racheter, un devoir à rendre… Un seul défaut :
c’est écrit dans la langue nommée traduidu
par Jacques Laurent dans les années cinquante. Tout le contraire de Chevillard,
en somme…
Sven Laval, Le diable
et les détails
Pas de critique de ce roman, vu que j’en suis
l’auteur (les curieux connaissent ainsi mon nom). Mais, si vous voulez
l’essayer, vous pouvez aller voir ici…
... Démasqué, l'auteur ! en fin de chronique, il est vrai. Et pour remonter aux premières lignes de ladite critique, j'avoue avoir reculé devant la lecture de cette ENORME correspondance Chardonne-Morand : d'une part Chardonne est beaucoup moins drôle comme écrivain que comme personnage du Journal de Matthieu Galey, d'autre part le Morand vieux-chat sera révélé plus tard tout entier dans son Journal inutile, d'une savoureuse lecture, qui n'empêche pas de revenir par hygiène littéraire à ses nouvelles des recueils Ouvert et Fermé la nuit, lesquelles nouvelles restent d'une stupéfiante créativité. A quelle flamme les allumait-il, ces feux d'artifice stylistiques ? café ? morphine ? amphétamines ?
RépondreSupprimerDémasqué.. Eh oui, cela devait arriver un jour !
SupprimerChardonne, comme écrivain, est en effet moins drôle (pour le peu que j'en ai lu, à l'exception des "Lettres à Roger Nimier", qui est en fait un bref roman épistolaire) que comme correspondant ou comme personnage - parfois à ses dépens. Le journal de Galey est en effet une source assez riche dans ce domaine (à noter dans la correspondance Chardonne-Morand : Chardonne trouve Galey "pas du tout pédéraste" !!!
Cela dit, Chardonne me semble parfois agir dans cette correspondance comme un aiguillon pour Morand. Aiguillon qui lui manquera dans le "Journal inutile", où Morand est de fait plus lui-même - et ce n'est pas toujours gai.
OLN, FLN ? Oui, tiens, bonne idée de relecture. Et Morand allumait alors sans doute ses feux d'artifice à la lampe à arc (bon, c'est un peu facile pour les amateurs).