Les vaines agitations qui nous entourent et nous
saisissent parfois peuvent nous amener à chercher un moment de répit. Une fuite
– même rêvée – dans l’espace et le temps est alors la bienvenue. L’occasion, si
nous savons bien la saisir, nous en est offerte par une exposition visible
actuellement au musée Zadkine, aux confins (orientaux, comme il se doit) de
Montparnasse : Voyage dans
l’ancienne Russie – les photographies en couleurs de Sergueï Mikhaïlovitch Procoudine-Gorsky.
En couleurs, avec ça !
Une photographie en couleurs, cela n’impressionne
plus personne aujourd’hui. N’importe quel clampin peut en faire une, par
exemple un désolant selfie de
lycéenne moderne[i]. Le
noir et blanc, depuis la banalisation de la photographie en couleurs, est
désormais presque seul à pouvoir prétendre à quelque beauté ou quelque
prestige. Peut-être parce qu’il ne « passe » pas comme les couleurs,
mais aussi parce qu’il atténue certainement les effets de la mode, rendant
ainsi plus intemporelle une image.
Il n’en fut pas toujours ainsi. La quête de la
couleur dans la photographie fut longue et laborieuse ; que l’on veuille
bien voir les autochromes d’il y a cent ans ou plus : ils parent le plus
souvent les images d’un flou qui en fait de charmants tableaux pointillistes.
Le désir de rendre la réalité (ou son illusion) n’eût donc su être assouvi par
un tel procédé. Il ne le fut réellement que dans les années 1930, lorsque
furent commercialisées de plus en plus largement des pellicules en couleurs
assez analogues à celles que vous et moi utilisions encore naguère.
Cependant, un autre procédé, aussi lourd quant à sa
mise en œuvre que spectaculaire quant à ses résultats[ii],
fut illustré dès le début du siècle dernier par Sergueï Mikhaïlovitch Prokoudine-Gorski.
Ce sont quelques-uns de ces résultats – une centaine – que nous invite à voir
en ce moment le musée Zadkine.
Une exposition fantomatique
Rue d’Assas, l’entrée du musée Zadkine est fort
discrète. Et nous voici bientôt dans l’atelier qu’occupa le sculpteur Ossip
Zadkine de 1928 à 1967[iii] :
quelques pièces réparties autour d’une petite cour. Parvenu à la caisse, une
interrogation : comment un si petit musée peut-il, outre ses collections
permanentes, abriter une exposition de photographies ?
Un indice, avant la caisse, eût pu nous le laisser
deviner : deux autoportraits de Prokoudine-Gorski, une cathédrale
orthodoxe et une locomotive à vapeur dont les parties peintes en rouge
tranchent nettement sur le noir de la chaudière et le vert des arbres de
l’arrière-plan ; dans leur coin, ces vues ressemblent à de petits vitraux,
carrés, d’une trentaine de centimètres de côté. Sans légende. Habile mise en
bouche, pensons-nous. Et, sans nous méfier, machinalement, nous ramassons un petit
fascicule distribué gratuitement, avant de payer notre billet d’entrée. Nous eussions
pourtant dû avoir un pressentiment, en entendant la caissière dire aux
visiteurs qui nous précédaient dans la fort raisonnable queue : « les
numéros sont au sol ». Phrase qu’elle nous répétera, bien sûr.
Toute l’exposition sera à l’image de ce que j’avais
pris pour des amuse-gueule : les mêmes petites cases carrées, tantôt à
même le sol (à regarder de haut), tantôt contre un mur (à hauteur d’enfant).
Les numéros, des autocollants posés au sol, renvoient à des légendes inscrites
dans le petit fascicule que nous avions eu la bonne idée de prendre. Certaines
de ces cent photographies sont même installées dans la cour – ce que nous pûmes
savoir grâce à l’amabilité d’un gardien hilare à force de fournir ce précieux
renseignement à chaque visiteur. Notons que ce gardien était préposé à une
salle où un groupe d’enfants, assis par terre, faisaient des dessins avec des
animateurs[iv] ;
ce qui n’est guère propice aux déplacements ni à la contemplation silencieuse
de ces petits morceaux de vie posés sur des vitres qui leur donnaient des airs
fantomatiques.
Ajoutons que la gêne provoquée par ces innocents
bambins touche aussi les visiteurs venus uniquement pour les sculptures de
Zadkine : les photographies sont installées au milieu des sculptures[v].
En résumé, il y a quelque chose de raté dans cette
exposition, qui avait tout pour être fascinante.
Fascinants fantômes
Nous sortons pourtant de cette exposition comme sous
l’emprise d’un charme. De quoi s’agit-il au juste ?
Les photographies exposées sont en majorité des vues
prises par Prokoudine-Gorski lors de reportages réalisés à la demande de
Nicolas II dans des contrées fort diverses de l’empire russe : sur le haut
cours de la Volga, en Russie blanche, en Géorgie, en Asie centrale, dans
l’Oural ou en Carélie. Le Tsar, avant de commanditer ces voyages, avait été
saisi par le rendu de quelques images qui lui avaient été projetées. Et on le
comprend.
Au saisissement devant la netteté et la vivacité de
ces photographies s’ajoute le siècle qui nous sépare des personnes et des lieux
photographiés ; des costumes, des outils, des véhicules, des bâtiments. La
distance d’un siècle, c’est déjà quelque chose chez nous. Mais en Russie… C’est
qu’entre-temps a eu lieu la révolution : on frissonne en pensant à ce
qu’ont pu devenir les multiples chapelles (modestes et sylvestres) ou
monastères… Mais aussi les moines d’un couvent des bords de la Volga, plantant
leurs pommes de terre en 1910, photographiés comme il y a quinze jours.
D’autres exemples sont étonnants, presque émouvants,
comme les étals de marchands de Samarcande ou, toujours à Samarcande, ces deux
étudiants enturbannés, dont les traits et les costumes rappellent des
miniatures persanes.
Ces scènes aux allures archaïques
disparaîtront : la modernité les eût de toute façon effacées, mais dans ce
qui devint l’URSS, cet effacement fut souvent fait à marche forcée…
Touché par cette vie disparue à jamais qui renaît
sous nos yeux, nous aimerions tant en retenir quelque chose, ne serait-ce
qu’une miette ou un débris. Nous achetons donc à la sortie le catalogue de
l’exposition, qui coûte quatre fois le prix du billet d’entrée, mais qui rend
mieux justice à Sergueï Mikhaïlovitch Prokoudine-Gorski que les petites
« boîtes » sur lesquelles nous avons manqué attraper des torticolis.
Outre les reproductions des photographies exposées (et de quelques autres), ce
livre comporte de brèves explications sur le procédé utilisé, un résumé de la
vie de Prokoudine-Gorski et des cartes situant les provinces visitées[vi].
L’exposition dure jusqu’au 13 avril.
[i] Ô mânes de
Gombrowicz !
[ii] Le catalogue de
l’exposition dont il est question ici fournit quelques renseignements sur la
technique de trichromie améliorée et employée par Prokoudine-Gorski.
[iii] Avec une interruption
due à l’Occupation, pendant laquelle Zadkine, d’ascendance en partie juive,
s’était réfugié en Amérique.
[iv] Sans doute une manière
comme une autre de faire découvrir l’art
à des bambins de quatre ans pendant les vacances scolaires (nous étions fin
décembre) ; manière qui nous laisse perplexe : quel besoin d’aller
dans un musée pour faire ses propres dessins ?
[v] Ce qui a sans doute
l’effet inverse de celui recherché : le visiteur venu pour les photographies
peut avoir tendance, malheureusement, à considérer les sculptures comme des
obstacles.
[vi] Un seul défaut, puisque
nous sommes d’humeur tatillonne : ne sait-on plus faire des livres reliés,
en France ?
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