Soudain le besoin me prit de fuir. Ce pays, le mien
pourtant, je ne pouvais plus y respirer. Je n’étais pas fier de prendre ainsi
la fuite, du reste. Mais je n’avais plus le choix.
Où porter mes pas ? Je me rappelai fort
opportunément qu’une de mes aïeules était originaire de la principauté de Trennenthal,
au fin fond de la Forêt Palatine. Par quel mystère cette principauté avait
échappé ces derniers siècles aux ciseaux des diplomates et aux sabres des
guerriers, je l’ignore. Son territoire se limite à la petite ville de Trennenthal,
enroulée autour du modeste palais princier, et à la campagne environnante. On y
accède par un col permettant le passage d’une route étroite et d’un petit
chemin de fer.
Au bout de quelques semaines de séjour, faisant
valoir mes ascendances et acceptant de servir dans la garde territoriale, je
fus naturalisé. Mon prestige de Parisien et l’emploi que mes qualifications me
permirent d’obtenir m’acquirent l’amitié de quelques notables. Bientôt, je fis
régulièrement partie du petit cercle qui se réunissait pour dîner, tous les
jeudis, dans une salle du Rathauskeller.
Au cours d’un de ces dîners, le conseiller
commercial adjoint Kupferschmidt, d’habitude vif et drôle, nous surprit en ne
participant guère à nos conversations. Son regard se perdait dans le vague, et
il avait un teint grisâtre et une mine chiffonnée.
Lorsque le garçon nous eut apporté le café, la
bouteille de mirabelle et les cigares, le commandant de la garde territoriale
l’interrogea :
-
Eh bien,
monsieur le conseiller adjoint, vous me semblez ailleurs, ce soir.
-
Oui, monsieur
le commandant. C’est que j’ai fort mal dormi la nuit dernière. Un cauchemar.
Ou, faudrait-il dire une vision infernale ?
-
Mais encore, si
ce n’est pas indiscret ?
-
Oh, rien
d’indiscret là-dedans.
Après s’être servi un verre de mirabelle, il
entreprit de nous conter cette vision.
« Après avoir traversé un pays dont je ne me
souviens pas, si ce n’est qu’il était ravagé par des guerres et des famines et
que tous ceux que j’y avais croisé gémissaient, j’étais entré dans une caverne.
L’air y était plutôt doux. A côté de moi se tenait
un homme. Je lui fis remarquer le confort et la tranquillité des lieux, en
comparaison avec les désolations diverses du dehors. Il me répondit que la
misère qui régnait dans cette caverne le dispensait bien de songer aux supposés
malheurs du reste du monde.
Une fois habitué à la pénombre qui régnait, je pus
voir trois assemblées.
La première était réunie autour d’une longue table,
au bout de laquelle trônait un homme au comportement étrange. Il ressemblait à
un genre de bouddha, mais portait un costume étriqué et une cravate nouée de
travers, qui lui donnaient l’air d’un agent immobilier. Debout, à ses côtés, se
tenaient deux femmes, une blonde et une brune. Il avait un casque de moto,
qu’il mettait et retirait alternativement, avec un sourire d’aise. Lorsqu’il
mettait le casque (après avoir dit : "choc !"), la femme
blonde criait de joie, tandis que la brune pleurait. Lorsqu’il l’ôtait (avant
de dire : "pacte !"), c’était l’inverse.
A une autre table, quelques messieurs gras et
joviaux trinquaient et puisaient dans une marmite fumante. Ils ressemblaient
aux caricatures que font encore les communistes quand ils représentent des
patrons.
Le long des parois de la caverne se tenaient des
gens à l’air quelconque, grisâtre, triste. Ils regardaient attentivement ce qui
se passait aux deux tables et à l’entour, en faisant toutes sortes de
commentaires.
Soudain, un petit homme entra par une faille de la
paroi. Il ressemblait à un vieil enfant, avec un front légèrement dégarni et
des yeux doux et tristes. Il fit un crochet par la table des hommes gras, qui
lui tapèrent sur l’épaule, puis aborda l’autre table en se plantant devant
l’espèce de bouddha casqué. Il lui fit d’une voix blanche toutes sortes de
reproches, avant de sortir d’un sachet de papier un pain au chocolat, qu’il se
mit à grignoter en lançant des regards jaloux. On murmura dans la foule massée
autour des parois.
Puis une dame assise à la première table fit venir à
elle un défilé de couples d’hommes et de couple de femmes. C’était une
Mulâtresse au visage sévère. Elle se tourna vers les couples, leur fit un signe
qui ressemblait à une bénédiction et leur tint des propos abscons :
"ensorcellement qu’est mon jour qui fait vos nuits !". Les
couples repartirent. Des enfants s’approchèrent bientôt d’un commensal de cette
dame, un homme qui portait de petites lunettes. Il se leva, tapota la joue de
chacun d’entre eux, puis mit un ruban rose dans les cheveux de chaque garçon et
une cravate au cou de chaque fille. Une jeune femme très brune, assez jolie,
assise à côté de l’homme aux lunettes, leur coula un regard plein de tendresse
avant de leur dire qu’ils étaient maintenant émancipés et de leur donner chacun
un brevet. Ils repartirent et se fondirent dans la foule des parois.
Par une autre faille dans la roche, je vis venir une
procession, menée par un évêque. Il s’approcha du bouddha mal cravaté et,
humblement, vint lui murmurer quelques mots à l’oreille. Le bouddha haussa les
épaules avec un petit sourire, remit son casque et congédia l’évêque. C’est
alors que d’une cloche qui couvrait un plat posé sur la table sortit une jeune
femme. Elle était nue et faisait des grimaces. Elle s’empara de morceaux de
foie de veau qui étaient posés dans le plat et, poussant un hurlement, les
lança à la face de l’évêque, qui repartit, en haussant les épaules lui aussi.
Tous les commensaux avaient détourné le regard, ce dont profita l’un d’entre
eux, un petit bonhomme tout en nerfs, qui se leva et chassa à coups de pieds
quelques jeunes gens qui étaient entrés dans la caverne en même temps que
l’évêque et sa procession. Une fillette qui lui avait échappé sortit d’une de
ses poches une peau de banane qu’elle lança à la Mulâtresse. Elle courut ensuite
se réfugier dans les bras de ses parents, qui lui sourirent, tandis que
l’évêque fit une brève réapparition pour lui faire les gros yeux. Toute la
table bruissa d’indignation, tandis que la Mulâtresse se leva, déclarant :
"je suis un long chant funèbre, magnifiquement blessé". Tous ses
commensaux l’applaudirent, ainsi que le petit homme qui mangeait des pains au
chocolat.
Profitant de la confusion qui régnait, un homme
approcha de la table. Il était mulâtre lui aussi, portait une barbe et était
vêtu d’un uniforme SS. De son étui à pistolet, il sortit de petits objets mous
qu’il lança à la figure d’un peu tout le monde en ricanant. Le petit homme tout
en nerfs en ramassa un et s’écria : "des quenelles ! Il passe
les bornes, cette fois !" Il se leva et pourchassa l’homme à travers
la caverne, sous les applaudissements et les huées de la foule. Mais l’homme
lui échappa, se glissant par une faille de la paroi en poussant un dernier
ricanement.
C’est alors qu’on s’agita à la seconde table. Les
messieurs firent venir de la foule un pauvre homme ; deux ou trois d’entre
eux sortirent des bonnets rouges, s’en coiffèrent, en coiffèrent le pauvre
homme et le firent danser sur la table, battant la mesure de leurs mains. La
danse cessa bientôt et tous ces messieurs se tournèrent vers la première table,
en disant : "alors ? On crève, ici !" Le pauvre homme
acquiesça. Le bouddha ôta son casque et fit venir deux diablotins qui
emportèrent une marmite brûlante qui se trouvait sur sa table et la déposèrent
sur la seconde table. Ils l’ouvrirent et, armés de louches, commencèrent à
gaver les messieurs, qui avaient renvoyé le pauvre homme dans la foule, avec le
bouillon qu’elle contenait. C’était de l’or en fusion. Ceux qui n’étaient pas
encore morts de leurs brûlures avec des hurlements de plaisir s’écriaient :
"du pognon ! Il pleut du pognon !" Puis je me réveillai et
ne parvins pas à me rendormir. »
Il se fit un silence parmi nous. Le commandant de la
garde territoriale, après avoir froncé les sourcils, parvint à le rompre :
-
N’êtes-vous pas
un peu surmené, en ce moment ?
-
Pas plus que
cela, non. J’ai bien fait un rapide voyage à l’étranger la semaine dernière,
pour négocier quelques accords commerciaux…
Je sentis aux regards mi- intrigués mi- réprobateurs
que me lancèrent mes convives que j’allais devoir m’expliquer. Ce qui ne tarda
pas.
-
Eh bien,
monsieur l’ingénieur civil, me dit le commandant de la garde territoriale vous
semblez fort amusé de ce récit, au dépens de notre pauvre ami qui, malgré sa
fatigue, s’est joint à nous ce soir. Ce n’est pas très charitable.
-
Pardon, mon
commandant, fis-je. Mais ce voyage de monsieur le conseiller commercial adjoint…
Est-ce que… par hasard… ce n’était pas en France ?
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