dimanche 16 octobre 2022

« Ceux qui restent » (Jean Michelin)

Il est toujours intéressant de voir mûrir un écrivain. En 2017 paraissait Jonquille, où Jean Michelin peignait la vie d’une compagnie envoyée en 2012 en Afghanistan sous son commandement. Peindre n’est pas un mot choisi au hasard, tant la part belle était laissée aux portraits de ceux dont il avait la charge – de l’officier adjoint au jeune engagé – ou de quelques-uns de ses pairs ou supérieurs, sans oublier quelques Afghans, chefs locaux ou interprètes. Nous pouvions voir vivre des soldats en des lieux qui seraient autrement inaccessibles aux pauvres pékins que nous sommes (même à ceux qui, comme votre serviteur, ont connu « en amateurs » les joies et les mélancolies de la vie de garnison, qui est tout autre chose). Et, ces lieux étant un théâtre d’opérations, la vie de ces soldats est faite aussi bien de drames que de farces.

Voilà donc un beau récit, bien écrit, où les personnages sont bien campés… Jean Michelin devrait s’essayer au roman, pouvions-nous nous dire. Voilà qui est fait, avec Ceux qui restent, paru pour cette rentrée littéraire (dure expression pour les écrivains, qu’éditeurs et journalistes semblent ainsi considérer comme des écoliers priés de rendre leurs copies lorsque sonne la cloche…). Nous sommes ici embarqués avec quatre hommes qui n’ont – semble-t-il – rien en commun si ce n’est appartenir ou avoir appartenu au même régiment et partir à la recherche d’un cinquième, disparu sans laisser de traces. Nous les suivons dans une quête qui peut paraître vaine, tant les indices sont minces et tant ils découvriront que leur frère d’armes leur était en grande partie inconnu.

Cette quête nous fait voyager entre ici (la vie quotidienne, en garnison ou en permission, au contact du monde extérieur), là-bas (tel ou tel théâtre d’opération) et ailleurs (peut-être là où l’on risque de se retrouver si quelque chose cloche entre ici et là-bas). Ou plutôt : la quête mènera nos quatre hommes d’ici à ailleurs pour retrouver leur frère d’armes – ou tenter de le retrouver – passé de là-bas à ailleurs.

Voilà que je viens d’user abondamment de la locution frère d’armes. Elle peut paraître pompeuse, sentir la carte postale patriotarde ou encore je ne sais quel romantisme noir, mais il n’en est rien. C’est une notion fort intéressante : on aura beau comprendre que l’on connaissait mal un homme, que l’on avait en somme peu d’affinités avec lui, on se sentira toujours son obligé, jusqu’à composer un petit groupe soudé par le même sentiment – le même devoir – malgré d’évidentes différences qui pourraient paraître rédhibitoires[i]. Après tout, dans frère d’armes, il y a frère : c’est un lien qui que l’on ne choisit pas, qui est tissé là-bas, en des lieux où il est question de choses essentielles – la vie, la mort… – qu’il ne faut ici qu’effleurer de peur de sombrer dans une grandiloquence qui serait insultante pour des soldats.

Entre ici, là-bas et ailleurs, le ton varie. Si là-bas est rendu d’une manière qui peut parfois faire penser aux passages les plus dramatiques de Jonquille, ici peut paraître un peu poussif par moments, les dialogues manquant parfois de relief ou semblant un peu forcés ; allez savoir, les militaires ne sont pas toujours hâbleurs, et quatre gaziers rassemblés par un lien somme toute ténu quoiqu’essentiel peuvent s’exprimer de manière parfois maladroite. Ne leur en tenons pas trop rigueur, pas plus qu’à l’auteur. Quant à ailleurs, c’est le lieu qui porte le plus à la description, un paysage propice à quelque poésie hantée, souple et dangereux, où « Diego, impassible, fit gracieusement pivoter la pirogue »…

Quant à « ceux qui restent », mais qui sont-ils donc ? Ceux qui restent ici, qui sont restés là-bas, voire ailleurs, ou encore ceux qui restent après que là-bas et ailleurs ont prélevé leur tribut ? Les acceptions de rester sont assez nombreuses pour ne pas choisir, et c’est bien ainsi.

Libérée de fantômes militaires (par ailleurs admirables), la prose de Jean Michelin pourra sans doute gagner encore en aisance. Nous assisterons alors à une étape ultérieure dans le murissement d’un écrivain. Et cela pourra être passionnant. À ce titre, le grand prix du roman de l’Académie française serait un encouragement fort mérité[ii].


[i] Nos quatre enquêteurs – ou quêteurs ? – étant un ancien adjudant, un sergent-chef, un jeune sergent et un jeune lieutenant, tous issus de milieux fort variés, et le cinquième étant un de ces vieux caporaux-chefs pas si bêtes que l’on a toujours croisés dans l’armée française.

[ii] La liste s’est réduite, et Jean Michelin y figure toujours, ce dont il faut se réjouir (contrairement à Pauline Dreyfus, ce que votre serviteur déplore).

1 commentaire:

  1. Pour finir, c'est Giuliano da Empoli qui a obtenu le grand prix du roman de l'Académie française pour "Le Mage du Kremlin", ce qui n'est pas un mauvais choix non plus (voir ici : http://chattycorner1.blogspot.com/2022/04/le-mage-du-kremlin-giuliano-da-empoli.html)

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