Voilà donc où m’a mené ma paresse : à relire
une bonne partie de la trop mince œuvre de Jean-René Huguenin. Et à finir par
retrouver cette note, datée du 18 mai 1960, dans son Journal : « Imaginer quelqu’un, c’est prier pour
lui. » Rien n’est dit sur l’acception du verbe imaginer : s’agit-il de créer et de faire vivre un
personnage ? Ou de penser à une personne réelle et d’imaginer quelle peut
être sa vie ? Dans ce cas, je n’aurai pas trop, je l’espère, détourné
cette citation. L’explication précise et juste de la phrase, en tout cas, aura
été emportée par son auteur, le 22 septembre 1962, dans un bête accident de voiture.
Une vie brève
Pour ceux qui ignoreraient tout de Jean-René
Huguenin, brossons un portrait rapide, à grands traits. Que l’intéressé me
pardonne, où qu’il se trouve désormais.
Jean-René Huguenin naquit en 1936, fit des études
secondaires au lycée Claude Bernard (où il eut Louis Poirier – Julien Gracq, si
vous préférez – comme professeur d’histoire et de géographie et Jean-Edern
Hallier et Renaud Matignon pour condisciples), puis des études supérieures à
Sciences-Po, suivies sans passion ; encore étudiant, il entama une
collaboration à diverses publications, fut l’un des fondateurs de la revue Tel Quel et eut le temps d’écrire et de
publier un roman, La côte sauvage, en
1960. Avant de trouver la mort dans les circonstances évoquées plus haut, six
jours avant Roger Nimier. Des admirateurs ont du reste fait le rapprochement
entre ces deux grandes pertes : on pourra consulter le site Maudit septembre 62 à ce sujet. J’abonde
dans leur sens : maudit mois que ce mois-là pour deux beaux écrivains.
En résumé, Huguenin restera pour son exigence
(envers soi et envers autrui), son intransigeance, son goût chevaleresque[i]
pour la fidélité et son horreur des compromissions du monde – mais si, vous
savez bien, nous les nommons plus facilement compromis et nous y croyons trop
souvent obligés. Tout cela est fort bien évoqué[ii]
dans un livre récent de Jérôme Michel, Un
jeune mort d’autrefois. Ce livre est sous-titré Tombeau de Jean-René Huguenin, fort justement : c’est un
hommage, au sens de l’hommage rendu par un féal à son suzerain.
Exigence
On trouvera ce trait dans ce Journal que j’avais donc cité de travers. Ce Journal s’étend de décembre 1955 à septembre 1962. On peut y suivre
les interrogations et les tentations d’un jeune homme qui cherche à donner une
direction à sa vie et à son œuvre, sûr qu’il est de sa vocation d’écrivain. Une
vocation qui ne saurait être gâtée par de vains jeux formels, jeux qu’il
reprochera à ses « amis-ennemis » de Tel Quel (Jean-Edern Hallier et Philippe Sollers, qui l’écartèrent assez
vite de cette revue, de même que Renaud Matignon, qui était aussi de ses
fondateurs).
L’exigence de Huguenin n’épargne personne, à
commencer par lui-même. Ni François Mauriac, par exemple, qui aura cependant
l’élégance de préfacer ce Journal à
sa parution en 1964. Seul Julien Gracq semble en sortir parfaitement indemne,
autant l’écrivain que l’homme (peut-être doit-on dire ici « Louis
Poirier »).
Cette recherche d’une direction n’est pas sans
tâtonnements, sans échecs ni sans redites, notamment pour ce qui est du
repentir (à ce propos, je recommande une note sur la différence entre le
repentir et le remords, datée du 17 septembre 1956, qui rappelle certains
passages de L’Homme, d’Ernest
Hello ; ce qui n’est pas rien). Ces redites peuvent lasser, mais elles
sont après tout la loi de cet exercice, surtout chez un jeune homme, peut-être.
Du reste, Huguenin en est bien conscient lorsqu’il note, le 5 septembre
1962 :
« Je suis las de ce journal. Vanité,
complaisance, mollesse. Quand une vie avance vraiment, on n’éprouve pas sans
cesse le besoin de faire le point. »
Fidélité
Un jeune homme, qui sera tôt surpris par la mort,
a-t-il le temps d’être fidèle à des êtres, des impératifs, des absolus qu’il se
serait choisis ou qui se seraient imposés à lui ? Ou de les trahir ?
Il peut en tout cas avoir le désir et la volonté de leur demeurer fidèle. C’est
là le sujet de l’unique roman de Jean-René Huguenin, La côte sauvage, où un jeune homme a du mal à se faire à ce qui
sera pour lui – plus que son service militaire en Algérie – la fin de sa
jeunesse : le mariage annoncé de son meilleur ami avec sa sœur ; deux
liens qui constituent son monde se brisent d’un coup ; et les auteurs de
cette trahison n’en sont pas vraiment coupables, puisqu’il faut bien, n’est-ce
pas, entrer dans la vie.
A propos de fidélité, on lira, dans le Journal de
Huguenin, à la date du 3 décembre 1958, le récit d’un entretien avec Roger
Nimier – autre admirateur de Bernanos – souvent cité pour illustrer la
déception qu’on pu éprouver certains des cadets de ce dernier, lorsqu’ils
rencontrèrent un homme encore jeune (33 ans) mais qui semble s’ennuyer, las des
autres et de lui-même[iii]
(la fête, on le sait, ne reprendra vraiment qu’à l’automne 1962, avec D’Artagnan amoureux : ni Huguenin,
ni même Nimier, n’en pourront rien savourer ; et Huguenin aurait-il aimé
ce roman, semble-t-il assez éloigné des promesses du Grand d’Espagne ?).
Regards, dégoûts, espérances…
… Mais aussi quelques admirations, sont bien
illustrés dans Une autre jeunesse,
recueil d’articles (posthume, hélas, comme le Journal) parus en leur temps notamment dans Arts et Réalités (mais
aussi, et c’est curieux, tant Huguenin était loin de la chapelle
communiste, dans les Lettres françaises…).
Il serait vain de tout citer ici, mais ayons encore une fois recours au Journal pour en donner un
avant-goût :
« Le démocrate d’aujourd’hui est encore capable
de pousser un cri, c’est "J’ennuierai ! Je m’ennuierai !
J’ennuierai les autres comme moi-même, dans l’égalité des droits, la conformité
des lois, la banalité des jours ! Je veux que chacun ait un cœur aussi
vide que le mien." »
Une autre
jeunesse permet d’assister à
d’autres éreintements (celui, par exemple, du nouveau roman en général et de
Robbe-Grillet en particulier) mais aussi, comme je l’ai dit plus haut, à
quelques exercices d’admiration, des camelots du roi d’autrefois (du temps de
la jeunesse de Bernanos, en somme) à Ernest Hemingway, en passant bien sûr par
Julien Gracq…
Voilà donc sur quels chemins m’a mené une citation
erronée. Puisse-t-elle vous les faire emprunter, ne serait-ce que pour quelque
pas. Vous pourriez même ne pas le regretter.
[i]
L’épithète est choisie à dessein : les lecteurs du Journal d’un curé de campagne de Bernanos, une des admirations de
Huguenin, me comprendront.
[ii]
Malgré quelques raccourcis et anachronismes, qu’il serait fastidieux et injuste
d’énumérer ici.
[iii]
« Faites-moi dire ce que vous voudrez », finira par lâcher Nimier à
l’issue de cette entrevue où Huguenin l’interrogeait pour une enquête sur le
romantisme. Accordons à Nimier que le sujet n’était peut-être pas passionnant,
et que sa santé (le cœur avait du mal à suivre, malgré son jeune âge) ne
brillait pas en 1958…
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