La perception qu’a le
monde d’une nation et de ses traits caractéristiques ne laisse pas de
surprendre, d’amuser ou de consterner quiconque la connaît quelque peu. Ainsi,
il paraîtrait que le monde entier envierait à la Suède ses meubles à monter
soi-même, ses boulettes de viande (popularisées à l’étranger, dit-on, par les
magasins où l’on vend lesdits meubles) et les prix Nobel, en particulier celui
de littérature.
En cuisine
Une étrange annonce a
récemment réjoui une partie de la presse anglo-saxonne et donné une occasion à
M. Erdogan de bomber le torse. Il appert qu’une agence chargée de propager une
image de la Suède débarrassée de divers préjugés a cru bon de devoir proclamer
au monde entier que les célèbres boulettes de viande suédoises seraient en fait
turques et auraient été introduites en Suède par Charles XII à son retour de
Bender[i], où
il était resté quelque temps en rade après le désastre de Poltava. Il en serait
de même pour les choux farcis que l’on consomme parfois en Suède sous le nom de
kåldolmar.
Pour ces derniers, le
tuyau est crevé, il fuit et se répand depuis trois cents ans : tout le
monde le savait déjà en Suède, et cela fait partie de la légende, histoire de
donner une tournure épique et exotique à ces fades « dolmas au chou »,
qui sont des sarmalés acclimatés aux rigueurs scandinaves.
En revanche, pour ce qui
est des délicieuses petites boulettes[ii],
voilà une révélation ! Ainsi donc, les köttbullar ne seraient qu’une
grossière tentative de s’approprier les köfte des Turcs. Il n’en serait
rien, en fait, à en croire les propos d’un historien dans les colonnes de Svenska
Dagbladet. Selon lui, la présence de boulettes de viande sous des formes
variées dans la cuisine suédoise est attestée depuis des époques antérieures au
règne de Charles XII. Et il a appuyé ses propos par un argument plutôt
convaincant : dans toute civilisation où l’on mange de la viande, on
trouve des plats de viande hachée accommodés selon les goûts locaux. Et voilà
tout. Si les mets voyagent souvent, cela n’interdit pas à tel ou tel pays d’avoir
sa cuisine, qui n’est pas celle d’un autre.
Le même historien a d’ailleurs
fait part de sa surprise de ce qu’une agence nationale ait pu répandre une « information »
aussi peu fondée en prétendant libérer le monde des clichés sur la Suède avec
pour devise : let’s stick to the facts.
Une hypothèse quant à cet
empressement à affirmer que l’on n’a en fait rien inventé pourrait être celle d’un
plaisir malsain que certains semblent éprouver, en Europe en général et en
Suède en particulier (outre l’anecdote culinaire) à ne se reconnaître aucune
identité, aucune originalité, à se mépriser autant que possible. Serait-ce un
nationalisme inversé ? On pourrait après tout voir dans ce mépris
systématique de soi une forme particulièrement perverse et paradoxale d’orgueil.
Remue-ménage
à l’Académie suédoise
Le plaisir de n’être rien
peut griser : n’y aurait-il pas chez quelques-uns en Suède un désir de se
débarrasser de quelques institutions jugées désuètes ? L’Académie suédoise
constitue à ce titre une cible rêvée, surtout en ce moment, où elle est
éclaboussée par quelques scandales.
De quoi s’agit-il ?
Il se trouve que l’on reproche à un M. Jean-Claude Arnault, ordonnateur de
mondanités culturelles et époux de la poétesse et académicienne Katarina
Frostensson, de mal se comporter avec les femmes. En ces temps où il sied de « balancer
des porcs » un peu partout et en tous sens, cela fait tache[iii]. Surtout
si le comportement de cet individu était connu des académiciens, qui le
fréquentaient volontiers.
S’il n’y avait que cela
(qui n’est déjà pas rien), on eût pu reprocher aux académiciens d’avoir des
fréquentations peu choisies. Mais il est aussi questions de nombreuses et
grasses subventions accordées par l’Académie aux activités culturelles de M.
Arnault. Voilà qui commence à sentir le conflit d’intérêt…
Depuis toutes les révélations
faites par la presse au sujet de ces affaires, rien ne va plus : Mme Sara
Danius, secrétaire perpétuelle, a été remplacée en hâte et quelques
académiciens ont même demandé officiellement au roi, protecteur de l’institution,
d’être radiés, ne voulant plus être associés à ce panier de crabes. D’autres
ont pris leurs distances, séchant désormais ostensiblement les séances, ce qui
est une manière informelle de « démissionner », car on est
normalement académicien à vie[iv].
Le désordre est tel et l’ambiance
si lugubre que l’Académie suédoise a annoncé qu’elle ne décernerait pas de prix
Nobel de littérature cette année. Cela ne s’était pas produit depuis la seconde
guerre mondiale. J’entendais dire l’autre jour sur France-Culture qu’il fallait
y voir une victoire du féminisme, une entrée dans l’histoire. Et le Monde
publiait il y a peu un article où l’on pouvait lire que le port d’un chemisier
au col fermé par une lavallière était devenu un signe de ralliement des
féministes dans le microcosme culturel suédois. Même la ministre de la culture
s’est fait photographier dans cette tenue, par solidarité avec l’ex-secrétaire
perpétuelle, qui affectionne cette pièce vestimentaire et qui serait une
victime du machisme de ses confrères.
Bref, le n’importe quoi
se porte bien, même avec une lavallière. Peut-être eût-il mieux valu ne pas
couvrir trop longtemps ce qui se savait sans doute déjà, aussi bien les
conflits d’intérêt que les mains baladeuses.
Signalons par ailleurs
aux journalistes français – de France-Culture et du Figaro notamment – que
l’Académie suédoise ne se nomme pas « Académie Nobel ». Elle a été
fondée en 1786 par Gustave III pour veiller à « la pureté, la force et la
grandeur » de la langue suédoise (et élabore à ce titre des
dictionnaires). Le prix Nobel de littérature n’est qu’un des prix parmi les
dizaines qu’elle décerne chaque année. Naturellement, bien que ne comptant que
dix-huit membres, elle trouve son modèle du côté du quai Conti. Une importation
française en somme : let’s stick to the facts !
[i] En Moldavie, alors
territoire ottoman.
[ii] Pour la farce, prendre un
cinquième de porc et quatre de bœuf ou, si l’on a des goûts de luxe, un
cinquième de porc, deux de bœuf et deux de veau.
[iii] On raconte même que M.
Arnault se serait un jour permis de chercher à évaluer la fermeté de l’arrière-train
de la princesse héritière. En d’autres temps, un tel geste eût pu lui coûter
fort cher, et « balance ton porc » n’eût vraisemblablement pas été qu’un
slogan.
[iv] Pour d’autres raisons, c’est
ce que fait depuis quelques lustres la romancière Kerstin Ekman.
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